En quoi cette enquête de la CNAV se distingue-t-elle d'autres travaux sur le parcours des enfants d'immigrés ?
Il y a, en réalité, peu d'études consacrées à cette question. Et celle-ci, par son ampleur, est tout à fait inédite. Elle portait à l'origine sur le vieillissement des immigrés(1). Nous avions recueilli à cette occasion des informations sur les parents, mais aussi sur l'ensemble des enfants, à partir d'un échantillon de 6 211 personnes représentatif des immigrés âgés de 45 à 70 ans. L'originalité est que nous avons pris en compte toutes les migrations, provenant aussi bien d'Amérique, d'Europe, d'Afrique ou d'Asie, ce qui nous a permis de comparer les origines. Nous avons pu également disposer d'une information précise sur toute la fratrie d'une même famille et découvrir, par exemple, que 10 % des enfants d'immigrés ne vivaient pas en France.
On a tendance à avoir une vision très uniforme des familles immigrées. Vous montrez qu'elles sont en réalité très diverses...
Effectivement, non seulement par leur pays d'origine, mais aussi en termes d'appartenance sociale. Il existe des différences importantes en matière de catégorie socioprofessionnelle, de niveau de vie, de qualification, mais aussi de statut de l'homme et de la femme... Evidemment, selon les pays d'origine, il existe des représentations plus ou moins fortes de telle ou telle catégorie sociale. Mais pas toujours dans le sens que l'on imagine. Ainsi, ce sont les groupes originaires d'Afrique subsaharienne qui comptent le plus grand nombre de diplômés d'études supérieures. Ils appartiennent à une élite bourgeoise, urbaine et diplômée, et cherchent à exercer leurs compétences dans un environnement plus favorable.
En affirmant que les enfants d'immigrés sont, pour la plupart, sur la voie de la réussite sociale et de l'intégration, vous allez à l'encontre d'idées reçues bien ancrées...
Ce constat est contradictoire avec les préjugés sur l'intégration des immigrés, mais pas avec les données scientifiques. La grande enquête de 1992, réalisée par l'INED, concluait à peu près la même chose. A savoir que les enfants d'immigrés, à conditions socio-économiques égales, font des études au moins aussi longues que les autres. Si l'on prend toutes les origines géographiques en égalisant leurs conditions dans nos modèles économétriques, on s'aperçoit que la variable « pays » n'a quasiment pas d'influence en tant que telle sur la performance scolaire. L'étonnant, c'est que les stéréotypes persistent. Mais ils sont nourris par les difficultés, qu'il ne faut pas nier, de certains jeunes habitant dans les zones sensibles, et que l'on a tendance à généraliser à l'ensemble des jeunes issus de l'immigration.
Comment expliquez-vous cette réussite scolaire des enfants d'immigrés ?
L'analyse des facteurs de réussite scolaire et d'accession aux études supérieures souligne l'importance de la catégorie sociale des parents, de leur diplôme. Le milieu social d'origine continue d'avoir une influence sur les trajectoires des immigrés et de leurs enfants. Le mécanisme de la reproduction sociale joue au-delà des frontières. Le lieu d'habitation est également important. Quand on vit dans une zone sensible, on a moins de chances de réussir à l'école que si l'on habite ailleurs, mais 20 % seulement des immigrés vivent dans ces quartiers. L'intégration des jeunes issus de l'immigration reste très largement conditionnée par l'adhésion de leurs parents à la société française. Et cette adhésion est d'autant plus forte que les familles viennent de loin, notamment d'Asie. A l'inverse, si les parents n'adhèrent pas à la société française, il est plus difficile pour leurs enfants d'assumer une bonne intégration. En outre, notre étude confirme que les filles réussissent mieux que les garçons. Ce que l'on savait déjà pour la population générale, mais que je ne pensais pas observer au même niveau dans les familles de l'immigration - par exemple, dans les familles musulmanes, où il persiste des divisions traditionnelles entre filles et garçons, ces derniers étant souvent avantagés. Or, même dans ces familles, les filles réussissent mieux. Excepté dans les familles turques, où elles sont souvent mariées jeunes. Plusieurs hypothèses peuvent expliquer ce phénomène. D'abord le fait que, fréquemment, les mères n'ont, elles-mêmes, pas eu la possibilité de faire des études, et qu'elles reporteraient leur désir d'émancipation et d'éducation sur leurs filles. Ce serait aussi une façon d'échapper à une position infériorisée des femmes dans le groupe familial, et d'acquérir un statut et une autonomie. A l'inverse, la norme de virilité en vigueur chez les garçons adolescents, notamment dans certaines populations immigrées, est en contradiction avec l'image du bon élève et ne favorise pas leur réussite scolaire.
Vous développez le concept de « désenchaînement des générations ». De quoi s'agit-il ?
Il qualifie la discontinuité introduite entre les générations par l'expérience migratoire. Un premier fossé s'établit entre ceux qui partent et les parents restés au pays. Même si le lien affectif reste fort, l'éloignement géographique et le changement de mode de vie créent une distance culturelle. Une seconde césure intervient entre les parents immigrés et leurs enfants nés ou arrivés petits en France, qui sont scolarisés et acculturés à la société française. L'enchaînement normal des générations est alors rompu. Ce qui ne veut pas dire qu'il y a rupture avec les racines, mais qu'il n'y a plus cet enchaînement sociologique normal des générations. C'est sans doute le prix à payer pour que les enfants s'intègrent. D'où une certaine ambivalence de la part des parents. Ils ont migré pour avoir un meilleur avenir, pour eux et leurs enfants. Ils veulent que ceux-ci réussissent et s'intègrent. Mais pour cela, les jeunes doivent se distancer de la culture ancestrale.
A l'heure du débat sur l'identité nationale, l'affirmation de ses racines et une pleine appartenance à la société française sont-elles compatibles ?
Le maintien des racines n'est pas incompatible avec une participation sociale et politique complète à la société française. Et l'existence de réseaux communautaires n'est pas non plus contradictoire avec l'ouverture sur la société. Le problème, en France, est que l'on ne parvient pas à accepter le fait que la société est composée depuis très longtemps d'une multitude de populations venues d'ailleurs. En outre, on a tendance à confondre « communautarisme » et « préservation des racines », et à cultiver la peur d'un communautarisme pourtant très peu présent en raison d'une politique d'intégration républicaine qui a relativement bien fonctionné, même si l'on peut critiquer son refus de reconnaître l'autre dans ce qu'il est. Malheureusement, l'image des immigrés qui viendraient contester l'identité et les lois de la France pour imposer une autre culture se perpétue. Elle est d'ailleurs à l'origine du lancement du débat sur l'identité nationale. D'un autre côté, certaines personnes de bonne volonté présentent volontiers les immigrés comme des victimes du rejet français et de la discrimination. Mais tous les étrangers ne sont pas des victimes. Beaucoup ont rencontré une tolérance, une ouverture et de l'amitié. Et cela, on ne le dit pas non plus.
Comment jugez-vous les initiatives associatives destinées à soutenir les parents, notamment immigrés, et à renforcer le lien intergénérationnel ?
Beaucoup d'associations travaillent de façon très intéressante dans les zones sensibles, là où il faut intervenir en priorité. Elles participent à la prévention de la délinquance auprès des tout jeunes enfants, à partir de 5 ou 6 ans, en aidant des familles souvent en difficulté pour élever leurs enfants. Quand on examine leurs parcours, on voit que certains jeunes qui avaient bien mal commencé se sont complètement rattrapés et ont maintenant des vies accomplies, grâce à l'action des associations. C'est un travail extrêmement difficile et courageux, qui se fait malheureusement sans moyens. La réussite de l'intégration des immigrés doit une partie de ses résultats aux associations, et il serait nécessaire de subventionner celles-ci davantage.
Claudine Attias-Donfut est sociologue, spécialiste de la question des relations entre générations. Directrice de recherche à la caisse nationale d'assurance vieillesse, elle publie, avec l'économiste François-Charles Wolff, Le destin des enfants d'immigrés (Ed. Stock, 2009).
(1) Cette enquête a donné lieu à la publication de L'enracinement : enquête sur le vieillissement des immigrés en France, dirigé par Claudine Attias-Donfut (Ed. Armand Colin, 2006) - Voir ASH n° 2480 du 24-11-06, p. 38.