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« Les inégalités spatiales tendent à se réduire »

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Avec la réforme contestée de la fiscalité territoriale, faut-il craindre une aggravation de la « fracture spatiale » ? Les inégalités territoriales ont plutôt tendance à se réduire entre les régions, les départements et les métropoles, observe l'économiste Laurent Davezies. Alors qu'au niveau plus fin des quartiers, la ségrégation augmente. Le point sur les forces de cohésion et de déséquilibre à l'oeuvre dans les territoires français.

D'où vient le concept de « fracture spatiale » ?

J'ai simplement repris, un peu pour me moquer, la formule de la « fracture sociale », car on a tendance à penser qu'elle se double d'une fracture spatiale, consistant en de fortes inégalités entre régions. Le Centre est ainsi réputé moins bien loti que, par exemple, l'Ile-de-France. Or ce n'est plus le cas. Même si les inégalités sociales ont tendance à augmenter, les inégalités spatiales, elles, se réduisent au niveau des départements, des régions ou des métropoles. Dans ces territoires, les différences de revenu moyen par habitant se sont considérablement réduites depuis les années 1960, en raison de puissants effets de redistribution publics et privés, qui font que la répartition de l'ensemble des revenus est de plus en plus égale entre eux.

Comment expliquez-vous cette réduction des inégalités territoriales ?

Ce qui fabrique de la cohésion, aujourd'hui, ce sont des mécanismes non pilotés ou difficiles à piloter tels que la croissance de l'emploi public. Le nombre des personnes occupant un emploi public a ainsi dépassé les 5 millions. Et cette augmentation se fait en raison du peuplement des territoires, non de leur richesse. Les systèmes sociaux constituent, eux aussi, une force de cohésion énorme. Si vous mettez bout à bout les salaires des fonctionnaires, les pensions de retraite, les remboursements de soins, les prestations familiales, etc., vous verrez que c'est quelque chose de considérable. Tout cela résulte de cinquante ans de progrès social et, même si la droite estime aujourd'hui que ce système est trop coûteux, sur le fond, personne ne veut le remettre en cause. Une autre force de cohésion réside dans l'évolution de la démographie territoriale. En effet, les territoires les plus productifs sont les moins attractifs. L'Ile-de-France, avec ses 29 % du PIB [produit intérieur brut], compte seulement 22 % des actifs, et même pas 15 % des retraités. Et cet écart colossal s'est creusé au bénéfice de la province. C'est l'une des explications de la déconnexion entre la géographie de la création de richesses et celle des revenus. Même les déplacements temporaires ont un effet égalisateur. Les touristes franciliens dépensent chaque année dans leurs lieux de villégiature l'équivalent d'une année de consommation d'un million de personnes.

Quelles sont, en regard, les forces de déséquilibre ?

Ce sont les forces du marché et de la compétitivité liées à la mondialisation. On sait qu'actuellement la France ne peut réellement se développer que dans les secteurs à haute valeur ajoutée. Les activités à faible valeur ajoutée, en compétition sur le marché mondial, vont vers les pays à faible coût de main-d'oeuvre. La conséquence est que, en France, les secteurs géographiques où l'on trouvait traditionnellement des emplois de faible qualification, industriels et ouvriers, souffrent terriblement. L'activité a désormais tendance à se concentrer dans les métropoles, car les entreprises à haute valeur ajoutée ont besoin d'une main-d'oeuvre très qualifiée, de sous-traitants, de bureaux d'études... La firme mondialisée est très exigeante à l'égard des territoires, en privilégiant les métropoles les plus développées et les plus riches, à commencer par l'Ile-de-France. Ce qui explique la croissance de cette dernière en termes de part du PIB. Ces forces de déséquilibre sont cependant plus que compensées par les forces de cohésion.

Le niveau de vie des habitants d'un territoire ne dépend donc pas de la richesse produite sur ce même territoire...

En effet, il y a de moins en moins de rapport entre la richesse produite par un territoire et son revenu par habitant. L'essentiel des revenus entrant dans un grand territoire provient désormais des traitements des fonctionnaires, des retraites, des revenus de gens qui habitent là mais travaillent ailleurs, des prestations sociales, des minima sociaux, etc. La part liée à la productivité et à la compétitivité apparaît de plus en plus réduite. Certains territoires peuvent ainsi bénéficier d'un développement local sans croissance de la valeur ajoutée, uniquement par la captation de revenus. A l'inverse, ailleurs, la productivité et la compétitivité augmentent, alors que les revenus baissent de façon relative. Ainsi, en vingt ans, l'Ile-de-France est passée de 27 % à 29 % du PIB français. Durant la même période, le revenu final des ménages franciliens a chuté de 25 % à 22,5 %. Pour paraphraser une autre formule célèbre, en Ile-de-France, on travaille plus pour gagner moins.

Mais pour bénéficier d'effets redistributifs, il faut bien produire de la richesse...

De fait, on redistribue plus qu'on ne produit. Grâce à l'endettement public, nous dépensons chaque année 56 % du PIB dans notre système social. Nous ne sommes d'ailleurs pas les seuls. L'Allemagne et les pays nordiques sont dans la même situation. Tous les pays industriels suivent cette règle : plus l'économie progresse et est évoluée, plus elle est socialisée et plus il y a de prélèvements publics et sociaux, car il y a besoin d'action publique, d'assurances, de santé... Un pays comme la France, géré par la droite, me semble de ce point de vue infiniment plus socialiste que ne l'était même la France de Mitterrand gérée par la gauche.

On observe néanmoins que la fracture spatiale se creuse à un niveau plus fin, entre les quartiers et les communes. Pour quelles raisons ?

A l'intérieur des territoires, elle explose pour deux raisons conjuguées. La France a enregistré depuis plus de trente ans des millions de pertes d'emplois d'ouvriers, d'agriculteurs, de commerçants et d'artisans. L'économie française a compensé en recréant un grand nombre d'emplois dans le domaine des services. Le problème est que les emplois perdus étaient essentiellement masculins et faiblement qualifiés. Tandis que les nouveaux emplois sont, pour les trois quarts, féminins, davantage qualifiés et assez fortement publics. Ce mécanisme de compensation des emplois s'est équilibré à l'échelle des régions, des départements ou des villes. Mais dans les quartiers et les communes, la répartition s'est très mal faite, et bénéficie davantage aux ménages de la classe moyenne. Pour résumer à gros traits, les pertes d'emplois ouvriers et masculins de la Seine-Saint-Denis ont été compensées par des créations d'emplois de service féminins dans l'Essonne. L'écart s'est fortement creusé dans quantité de quartiers entre les ménages de la classe moyenne, qui ont bénéficié d'un deuxième emploi, et les ménages plus modestes, qui souffrent davantage du chômage. La conséquence est qu'un nombre important de ménages sont partis s'installer ailleurs, et que cela a précipité la ségrégation socio-spatiale ainsi que les inégalités de proximité entre communes et quartiers. Quant au deuxième mécanisme générateur d'inégalités, c'est tout simplement la ségrégation dont souffrent les populations vivant dans les territoires de relégation.

La poursuite de la décentralisation peut-elle remettre en cause les équilibres actuels ?

La décentralisation, en soi, ne pose pas de problème. La difficulté, c'est une décentralisation dans laquelle les acteurs locaux, en particulier les élus, n'auraient pas une conscience et une maîtrise intellectuelle bien précise de leur place dans le système. Si la décentralisation se fait avec des gens qui considèrent que le développement de leur territoire est purement autonome et estiment qu'ils n'ont pas intérêt à encourager la production mais plutôt la captation de revenus, en faisant venir des retraités et des touristes, ce sera catastrophique. En revanche, s'ils ont conscience qu'ils ne sont ni autonomes ni substituables et que chacun assure un rôle différent et nécessaire, cela pourra fonctionner. Cela appelle donc à plus de coopération entre les territoires, alors qu'aujourd'hui tout se joue sur le mode de la rivalité. Agen se plaint de la place prise par Toulouse et Toulouse, du poids de Paris... ll existe une compétition généralisée. Dans ce contexte, la réforme de la fiscalité locale risque de précipiter encore la tentation territoriale du chacun-pour-soi. Si les impôts locaux ne sont plus appuyés sur les entreprises - donc sur la création de richesses - mais sur les ménages, ce sera comme aux Etats-Unis, où les élus locaux cherchent à attirer en priorité les habitants riches, et surtout pas les pauvres, afin d'équilibrer leurs recettes.

REPÈRES

Laurent Davezies est économiste et docteur en aménagement. Il enseigne à l'université Paris-Val-de-Marne ainsi qu'à l'Institut d'urbanisme de Paris et à Sciences-Po Paris. Il a publié La République et ses territoires. La circulation invisible des richesses (Ed. Seuil, 2008).

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