Devoir battre des records de vitesse... sur une route inconnue et émaillée de sables mouvants... Ainsi pourrait-on résumer la situation des acteurs de l'addictologie, dont « le paysage est en train de se modifier radicalement », constate Thierry Sainte-Marie, président de l'association française des Equipes de liaison et de soins en addictologie (ELSA) (1). Et le médecin de souligner combien le temps est aux incertitudes : émergence des agences régionales de santé, restrictions budgétaires, turbulences de l'univers hospitalier, changements liés à la création des centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA), qui vont modifier la cartographie des structures et l'offre pour les usagers (2) en rapprochant les acteurs de l'alcoologie et de la toxicomanie... « Le médico-social sort tout juste de la réforme de la loi de 2002-2 ; l'hôpital, de celle de la gouvernance. Nos deux secteurs doivent désormais mettre en place l'addictologie, observe Jean-Pierre Couteron, président de l'Association nationale des intervenants en toxicomanie et addictologie (Anitea). On nous demande beaucoup et dans une précipitation inquiétante, voire maltraitante. » Sa crainte ? Que la forme étouffe le fond. « On est absorbé par un tas de sujets techniques pointus dans lesquels on se perd tous, alors même qu'il faut mener une réflexion approfondie sur nombre de concepts complexes », déplore le psychologue. « Les tutelles nous disent : «L'addictologie est une approche commune, on fait disparaître les spécificités» en exigeant le rapprochement des structures sans jamais regarder l'organisation des pratiques, poursuit Alain Rigaud, président de l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (ANPAA). Or une réforme ne se démarre pas seulement au niveau gestionnaire, il faut d'abord construire les pratiques. Cela nécessite du temps. »
Pour bâtir cette addictologie encore balbutiante, divers points méritent en effet débat. Premier sujet : le rapprochement des publics, qui ne va pas de soi. Il va obliger les professionnels à travailler sur les représentations. Les usagers de drogues, par exemple, ne sont pas toujours bien tolérés dans les centres jusque-là spécialisés dans l'accueil des malades alcooliques. « Certains patients sont perçus comme insupportables car ils ont des consommations de produits illicites. Ce n'est pas toujours leur comportement qui pose problème ; souvent, c'est la représentation que l'équipe se fait de ce genre de transgression », assure un médecin exerçant en équipe de liaison. La question du statut légal des produits ne peut être neutre. « Les intégristes du dogme addictologique affirment que drogués et alcooliques, c'est pareil. Et la comparaison s'étend même aux addictions sans produit, comme l'addiction au jeu !, s'indigne Fabrice Olivet, directeur d'ASUD (Auto-support des usagers de drogues). On fait semblant de croire que l'interdit, l'exercice d'un pouvoir de répression, n'aurait aucune conséquence sur la typologie d'une addiction comme sur la manière dont les gens peuvent gérer ou non leurs usages. »
Brouillant les repères, l'importance actuelle des polyconsommations invite également à renouveler les regards. « Il est rare désormais qu'une dépendance à un produit ne s'accompagne pas d'une coconsommation », témoigne Pascal Perney. Dans le service d'addictologie qu'il dirige au CHU de Nîmes, neuf malades reçus pour alcoolodépendance sur dix sont aussi accrochés au tabac, soit trois fois plus que dans la population générale ; deux sur dix ont pris ou prennent du cannabis et un sur dix de la cocaïne. Et parmi ceux entrés par la porte de la toxicodépendance, le monoconsommateur est l'exception. Ces évolutions renforcent la nécessité d'adopter une approche plus globale. « On ne peut rester cantonné à un seul produit. Dès la rencontre, plutôt que de mettre une étiquette «alcoolique» ou «toxicomane», la question doit davantage tourner autour de «qui est cette personne ? Que vient faire l'utilisation de ces produits dans son existence ?» », estime Yves Le Bars, responsable de l'équipe de liaison du CHU de Nîmes. Des évolutions sont aussi attendues de la part des lieux de post-cure. « Les structures en aval restent très différenciées et la prise en charge est difficile. Il est rare d'en trouver une accueillant des polytoxicomanes, il faut toujours privilégier une étiquette », déplore Guylaine Rivera, assistante sociale au centre addictologique du CHU de Montpellier.
Au titre des représentations, le concept de maladie demande également à être réfléchi. « L'addiction n'est pas une pathologie, même si des maladies peuvent s'y attacher », rappelle Patrick Fouilland, président de la Fédération des acteurs de l'alcoologie et de l'addictologie (F3A). Une personne ayant une conduite addictive n'a donc pas à être considérée d'emblée comme malade « et, si elle l'est, elle n'est pas que ça. Renvoyant à un statut social, le terme «malade» est enfermant. Nous devons décaler notre point de vue », souligne ce médecin. Dans la même lignée, Pascal Perney poursuit : « Quand on parle de maladie pour les personnes dépendantes, on voit vite arriver la notion de maladie auto-infligée, c'est ennuyeux car alors on rend les gens responsables et on les pénalise. Pour moi, la dépendance n'est pas une maladie auto-infligée. » Le statut de malade peut cependant, parfois, être vécu comme protecteur. « Cela dédouane certains. Ainsi, ils sortent du côté «individu manquant de volonté», voire considéré comme taré. Ils se sentent dans un cadre non culpabilisant », reconnaît Pascal Perney. La réflexion autour de la notion de maladie est d'autant plus intéressante qu'elle induit un accompagnement différent. « Réaffirmer qu'une conduite est moins une pathologie qu'une problématique, c'est aussi rappeler que son traitement ne relève pas que de la médecine, fût-elle addictologique, mais d'une approche pluridisciplinaire intégrant trois dimensions - le biologique, le psychologique et le social - qui sous-tendent la condition humaine », analyse Alain Rigaud. Dans cette logique, l'addictologie, qui s'est longtemps construite autour du modèle médical et des problèmes de dépendance, s'ouvre désormais à d'autres publics aux conduites variées et sans maladie instaurée. Cela implique de renouveler les pratiques pour aller plus loin et plus longtemps, de tenir compte des trajectoires de l'addiction... « Notre accompagnement doit englober le soin mais aussi ce qui le précède et ce qui le suit », résume Patrick Fouilland. La réduction des risques (RdR), qui fait notamment partie des missions obligatoires des CSAPA, en est une des déclinaisons. Et c'est une nouveauté pour les acteurs issus de l'alcoologie.
Développée dans le cadre de la lutte contre le VIH, la RdR a fait son chemin dans le champ de la toxicomanie, où cette approche a largement prouvé son intérêt. Pragmatique, elle vise à diminuer les dommages sanitaires et sociaux liés à la consommation de produits psychoactifs. L'un des piliers de la réduction des risques en direction des héroïnomanes est la mise à disposition de traitements de substitution. L'efficacité de cette politique, même si l'offre mériterait d'être diversifiée, interroge sur sa transposition à d'autres substances. Il existe, par exemple, une forme orale de cannabis. « Ne pourrait-on pas l'employer pour permettre des réductions de consommation de cannabis fumé, des sevrages dans de meilleures conditions ? », s'est interrogée l'équipe de Sylvain Dally, chef de service à l'hôpital Fernand-Widal, à Paris. Mais l'idée emballe peu les pouvoirs publics. « Il y a des réticences, il ne semble pas pensable de mettre du cannabis sur le marché », résume Sylvain Dally. Qu'en est-il du côté de l'alcool ? Des études sont en cours, mais rien n'est pour l'heure envisageable. Reste que les principes de la réduction des risques doivent pouvoir être mis en oeuvre. « Il s'agit de sortir du schéma de «l'arrêt définitif pour la vie entière sinon c'est un échec» », résume Sylvain Dally. Et admettre donc que des usagers vont continuer à consommer... Ce changement radical de culture invite à poser de nouvelles bases, d'autant que la réduction des risques devrait favoriser la venue de nouveaux publics. « Certaines personnes ne venaient pas voir les équipes car elles ne se sentaient pas en capacité d'arrêter complètement de boire », analyse le président de la F3A. « Pour limiter les dégâts, reprend Sylvain Dally, il faut accepter l'idée, désormais bien passée chez nos collègues de l'héroïne, de «bas seuil». » Un terme qui irrite Marie-Jo Taboada, psychiatre et coordinatrice du Dispositif d'appui à la périnatalité et aux soins ambulatoires, à Paris. « Si on prend le «haut seuil» du côté de l'abstinence et le «bas seuil», de celui de la non-abstinence, on se trompe. Le «bas seuil», c'est accepter de s'interroger sur la façon de rencontrer quelqu'un qui ne demande rien. Si on aborde directement les publics par le biais de leur consommation et qu'ils veulent continuer, ça ne marche pas ; si on le fait dans un espace autre et qu'ils viennent, c'est qu'on a quand même quelque chose à se dire. Ce «bas seuil» est en fait «un haut seuil d'exigence», puisque cela requiert de l'imagination et de la créativité de savoir ce qui peut intéresser la personne en tant que sujet et aller plus loin. »
La notion de « risques » étant à prendre au sens large, la démarche de réduction des risques appliquée à l'alcool exige un grand virage du côté du social. Le dispositif « alcool » était, en effet, plus souvent lié à l'hôpital, avec une forte tradition du soin médical, que le dispositif « toxicomanie », et le volet social était souvent mal pris en compte. « Cela évolue aujourd'hui et on s'intéresse plus à cet aspect, aux problèmes de précarité... », estime Patrick Fouilland. « La prise en charge sociale a une importance considérable, plaide, de son côté, Sylvain Dally. Impossible, par exemple, d'arrêter de boire quand on est à la rue. Les SDF le disent. Avant tout, il faut régler la question de l'hébergement. Cela implique une densité beaucoup plus grande d'assistantes sociales au sein d'équipes soudées pour travailler en contact étroit avec tous les soignants. » Et aussi davantage de cohérence entre les acteurs pour éviter des suivis fragmentés entre l'hôpital, les services des collectivités, les centres de post-cure... Dans le sillon de la réduction des risques - qui doit aussi intégrer la notion de risques que l'on fait courir à autrui -, une autre démarche mériterait enfin d'être développée : l'accompagnement de l'expérience d'usage. C'est du moins ce que prône Alain Morel, psychiatre et directeur général de l'association Oppelia, farouche défenseur de l'intervention précoce, une stratégie d'action entre la prévention et l'accès aux soins qui creuse la question du sens des conduites pour amener des changements (voir encadré ci-dessous).
Enfin, parmi leurs missions, les professionnels se voient aujourd'hui clairement confier la prise en compte de l'entourage, ce qui appelle des modifications substantielles dans bien des lieux. Beaucoup de structures éprouvent, en effet, des difficultés à gérer les parents, les conjoints ou les proches qui se manifestent. « Même si on a de la compassion envers les familles, on doit penser d'abord à celui qui vient pour le soin et tenter de voir si le discours qu'on a envers les accompagnants l'aide bien », explique Pascal Perney. Les proches sont souvent vécus, à tort ou à raison, comme intrusifs et leur souffrance n'est pas toujours entendue. Dans certains centres, leurs appels sont refusés ou accueillis avec agressivité. « Les professionnels de l'addictologie doivent réfléchir en équipe à la manière d'aborder l'entourage. La personne fait partie d'un système avec lequel elle interagit. Si sa consommation compte, son bien-être aussi », estime Mercedes Maj-Pélissier, médecin addictologue à Cap 14 (ANPAA 75).
Au centre de cure ambulatoire en alcoologie d'Evreux, la question ne se pose plus, le travail avec l'entourage s'impose depuis longtemps (voir encadré ci-contre). Accompagner l'entourage qui le souhaite est en effet essentiel, d'autant que le système familial fonctionne souvent en miroir des consommations des personnes dépendantes. L'alcool continue aussi à parfois être présent même quand la consommation a cessé. « Après un long séjour en centre résidentiel, par exemple, et alors que la personne a évolué, la famille, épuisée par les années précédentes, reste souvent figée dans des fonctionnements avec une angoisse, une fixation sur le produit, témoigne Mercedes Maj-Pélissier. C'est difficile de réinventer des règles du jeu. » Il arrive même qu'alors la famille explose. Certains enfants aussi ont dû se construire très vite et sont en difficulté quand le parent tente de reprendre une place jusque-là peu occupée. Pour répondre aux besoins des proches, certaines structures ont monté des consultations ou des groupes « entourage ». A Cap 14, par exemple, une psychologue reçoit les familles et leur offre un lieu de parole, même en l'absence de demande du consommateur. Ont également été mis en place un groupe « parents » animé par un psychologue, un groupe « entourage » très ouvert... De même, le Centre Montceau, à Paris, a mis au point un dispositif où sont aussi acceptés les usagers de produits, s'ils le souhaitent. Des espaces où l'expérience des uns peut souvent apporter des éclairages utiles aux autres.
Dans le Loir-et-Cher, département rural assez étendu, le Rézo Addictions 41 a mis en place une équipe mobile qui va à la rencontre des personnes en situation de précarité, y compris à leur domicile. « Elles ont perdu leur travail, leur permis, sont en plein stress, et ne bougent plus », explique Anne-Marie Brieude, médecin, coordinatrice médicale du dispositif et responsable de l'unité addictologique de liaison du centre hospitalier de Blois. Contactée par un professionnel du social ou de l'insertion, un membre d'un mouvement d'anciens buveurs, l'équipe, après s'être assurée que la personne est prévenue de la démarche, lui téléphone. Une rencontre est ensuite organisée. « C'est en général une infirmière qui se rend sur place, car la notion de maladie est moins prégnante qu'avec un médecin. On lui attribue davantage une fonction maternante, et cela engage d'emblée différemment la personne. On apprécie aussi que le professionnel qui nous a adressé la demande assure le relais », explique Anne-Marie Brieude. L'infirmière va alors prendre en compte l'ensemble des problématiques en s'appuyant sur divers acteurs de terrain : elle va mobiliser les assistants sociaux de secteur, faire appel au médecin généraliste pour la partie médicale, s'occuper de la mise en place du 100 % s'il y a lieu, reprendre les droits de tous ordres... Surtout, insiste Anne-Marie Brieude, « on suit les priorités de la personne, même si cela n'est pas d'arrêter sa consommation ». Si l'usager souhaite une orientation vers des structures spécialisées, l'équipe s'y emploie, l'objectif étant de l'accompagner le plus possible vers le droit commun. « Le principe est de recueillir la parole de la personne et de la tenir auprès des professionnels. En outre, chacun d'eux a sa culture, sa trajectoire, sa perception et on va tous travailler autour du patient qui, lui-même, a ses représentations de chaque professionnel », détaille le médecin. Pour faciliter « cet échange transculturel », dans cette démarche de « reconstruction ensemble des acquis », des réunions de synthèse sont organisées. C'est la personne elle-même qui invite les professionnels à se rassembler pour discuter de sa situation. Cela se passe toujours au plus près d'elle, souvent donc au cabinet de son généraliste. « Avec la pratique, on constate que les acteurs prennent de plus en plus la parole. Cette méthode facilite aussi la rencontre entre professionnels. Par exemple, l'assistant social impliqué parviendra à échanger davantage après avec un médecin, y compris pour d'autres dossiers », observe-t-elle. Le regard des acteurs s'en trouve modifié. « Ils n'ont plus affaire à un patient toxico ou alcoolique, mais à une personne avec une histoire, une trajectoire, des difficultés propres... » L'objectif est enfin, grâce aux échanges renouvelés, de « fabriquer une culture commune » sur un territoire, de « se coétayer les uns et les autres », estime Anne-Marie Brieude, pour qui « le rôle d'un médecin est aussi de se préoccuper de garder les droits sociaux de ses patients ou de les lui procurer ».
« Toutes les conduites addictives ont une trajectoire avec un début et des étapes et s'inscrivent dans un contexte et un mode de vie. Elles peuvent apporter des satisfactions à l'usager, c'est même le principal motif de la consommation, mais aussi des problèmes. Elles peuvent enfin être modifiées, et d'abord par lui. » Des principes défendus par Alain Morel, directeur général de l'association Oppelia (3), qui plaide pour une intervention précoce visant la prévention de la recherche de satisfaction. « Ce que l'on prévient, c'est l'échec de cette démarche, non la démarche. » En préalable, cette méthode nécessite de dépasser deux approches habituelles : l'idée que la conduite de l'usager est forcément la traduction d'une problématique autre, notamment psycho-affective ; la volonté d'empêcher des comportements addictifs par des mesures de contrôle social. « Aborder ces comportements uniquement sous l'angle symptomatique ou de fléau est réducteur, car on se détourne de leur sens, constate le psychiatre. Soigner et contrôler doivent partir de la compréhension des souffrances provoquées, individuelles et sociales, mais aussi des satisfactions procurées : plaisir, soulagement, socialisation... » L'intervention précoce vise donc à inventer des stratégies pour organiser une prévention au plus près de la personne et de ses expériences d'usage, en tenant compte de leurs significations. Concrètement, il s'agit de choisir un contexte, un quartier par exemple, puis un public-cible et de repérer des acteurs locaux (professionnels, leaders intracommunautaires...). La stratégie « repose sur l'articulation entre une communauté et les professionnels spécialisés, ces derniers n'ayant pas le rôle majeur pour une grande partie de l'action, mais devant la soutenir, contribuer à l'impulser et à l'organiser », décrit-il (4). Rencontre, repérage, aide à l'autoévaluation, intervention et accompagnement sont les piliers de la démarche.
La rencontre avec des usagers, en général satisfaits, suppose d'aller vers eux, sur leurs lieux de vie, d'ouvrir des espaces protégés et plutôt individualisés où leur expérience sera discutée sans jugement. Celle-ci ne se résume pas au seul comportement. « C'est tout à la fois un ressenti à travers la consommation de substances, un éprouvé dans le regard d'autrui, une évocation de ce qui donne de l'épaisseur à la vie. Souvent d'ailleurs, les usagers parlent de chasser l'ennui avec la prise de produits. Cela remplit les vides mais aussi amplifie les perceptions. Accompagner l'expérience d'usage ne consiste pas à entériner celle-ci par des «c'est génial !« ni de l'empêcher, mais de la reconnaître et de rendre possible un échange », explique le psychiatre. Pour déceler des usages, en particulier potentiellement problématiques, des questionnaires peuvent être employés dans une population mais il faut veiller à ce que repérage ne rime pas avec dépistage. « Cette démarche n'a d'intérêt que si elle crée des situations relationnelles, si elle repose sur une définition partagée du problème éventuellement rencontré », alerte-t-il. Ensuite, il convient de susciter une capacité d'auto-évaluation, de donner aux personnes les moyens d'avoir une réflexion active sur des consommations, souvent intégrées dans un mode de vie et ancrées dans des rituels, de s'interroger sur les motivations à continuer ou à arrêter... L'intervention vise à permettre aux usagers de changer leurs modes de consommation s'ils estiment qu'ils en ont besoin, de prendre davantage possession d'eux-mêmes. « L'autochangement repose d'abord sur une prise de conscience et sur un choix », résume le psychiatre. Des « conseils brefs », utilisables dans la vie courante, peuvent le favoriser. « A des occasions répétées, à l'école, dans le quartier, en famille, il peut se passer des choses bien plus importantes que dans nos institutions spécialisées ou qu'avec des messages télévisuels généraux », estime-t-il. Parfois, rarement, l'intervention doit se prolonger par une consultation spécialisée. Enfin, au-delà d'une méthode d'action, aider des individus dans leur contexte « à gérer leur expérience de vie, telle qu'elle est et non telle qu'on voudrait qu'elle soit, c'est aussi, se réjouit-il, un véritable projet éthique et politique. »
« Aider vos proches à renoncer », « Votre rôle pour la réussite de la cure », « Comment aider votre malade à la sortie »... Tels sont les intitulés de documents à l'intention des entourages de malades alcooliques et contre lesquels s'insurge Michel Artus, médecin au centre de cure ambulatoire en alcoologie (CCAA) d'Evreux (ANPAA 27) (5), où la démarche est tout autre. « Nous, nous travaillons sur «Arrêtez de l'aider !« », s'amuse-t-il. Dans sa structure, trois principes s'appliquent. Primo, consommateurs et entourants sont reçus, et parfois ensemble. Secundo, on y accueille des « personnes en difficulté avec une conduite addictive », c'est-à-dire la leur ou celle d'un proche. Tertio, l'entourage peut être familial, social, professionnel et cela vaut pour toute personne consultant. La démarche repose sur l'observation que le mécanisme addictologique est applicable au proche car lui aussi se trouve dans un contexte d'usage, d'abus ou de dépendance. « Tous les critères utilisés pour les consommateurs sont transposables aux «entourants« », affirme Michel Artus. Ainsi, lorsque le proche arrête de boire, la famille connaît aussi un syndrome de sevrage. « La conjointe va souvent faire une décompensation dépressive. Chacun dans la famille va devoir se recaler. Au niveau du travail aussi, quand la personne revient et qu'elle ne consomme plus, quelque chose a changé dans les relations et cela s'apparente à un sevrage », remarque-t-il. L'accoutumance est de même le lot des proches. L'entourage supporte des choses qu'il n'aurait pas acceptées deux ans auparavant, sa tolérance s'est accentuée. Comme le consommateur, le proche n'avait pas prévu que la situation dure si longtemps, que la relation en serait autant affectée. Un autre élément du diagnostic de dépendance est le désir de diminuer ou de contrôler la consommation et les efforts infructueux pour y parvenir. Or, au fil du temps, le proche n'a plus qu'une obsession : que l'autre arrête de boire, car il y a des problèmes de couple, de finances, de travail... Autre parallèle : la réduction des activités sociales. « Peu à peu, on n'invite plus personne car ça va mal se passer ; et on ne sort plus », relève le médecin. Enfin, la relation se poursuit malgré les problèmes. « Tout comme l'utilisation de la substance se répète malgré les conséquences, la relation continue malgré les conséquences : danger physique, problèmes judiciaires... » D'où la nécessité d'offrir prévention, accompagnement et soins « à toute personne en difficulté avec un comportement addictif », dans une approche liant psychologique, social, éducatif.
Au CCAA d'Evreux, l'équipe travaille avec le proche, comme avec l'usager, à partir de la demande initiale. « Il faut écouter la personne en notant mot à mot ce qu'elle dit pour pouvoir y revenir plus tard, écouter ses plaintes, ses difficultés, ses hontes, ses souffrances, ce qu'elle supporte, ses tentatives pour améliorer sa situation... », estime Michel Artus. Très vite, un travail de deuil doit être amorcé reposant sur l'idée que la personne ne guérira pas son proche et que chantage et flicage sont inefficaces. « Quand les équipes donnent des conseils à l'entourage pour aider, soigner le malade, elles entretiennent un espoir vain en empêchant ce deuil et maintiennent les proches dans un lien de dépendance », déplore-t-il. La démarche vise donc avant tout à aider la personne à redevenir sujet, à s'occuper d'elle, à se protéger, à poser les limites de ce qui est supportable, à trouver la bonne distance, à rechercher un appui auprès d'une association... autrement dit à ne plus être l'objet du comportement de l'autre. La personne est aussi invitée à évoquer devant son proche des situations vécues, son ressenti, afin qu'il connaisse sa réalité. Ce type de témoignage permet à chacun d'exprimer sa perception des choses. Un travail sur les liens est également effectué en vue de rétablir les rôles de chacun. Car celui qui consomme se met souvent dans une position d'enfant et l'autre, même s'il s'agit d'un enfant, se retrouve dans celle de parent. Enfin, outre remettre en place les activités disparues, l'équipe se penche sur la situation sociale de la personne. Une évidence pour Michel Artus : « Lorsqu'une femme vient en disant que son mari boit, on va évidemment parler de ses problèmes de budget, du prix au sens large de l'addiction, de ses difficultés, et chercher des solutions. »
(1) Lors du VIIIe carrefour de l'addictologie de terrain organisé du 3 au 5 juin 2009 par la F3A, l'ANPAA et ELSA, sur le thème « Addiction, conduite accompagnée ! » - F3A : 154, rue Legendre - 75017 Paris - Tél. 01 42 28 65 02.
(3) Oppelia : 110, grand-place de l'Agora - 91000 Evry - Tél. 01 60 78 06 44 -
(4) Dans un riche ouvrage coécrit avec Jean-Pierre Couteron, où est notamment développée cette approche - Les conduites addictives - Comprendre, prévenir, soigner - Ed. Dunod, 2008.
(5) CAA : 11, rue de la Harpe - 27000 Evreux - Tél. 02 32 62 02 21.