Aziz(1) vient d'Afghanistan, il a 14 ans. C'est un mineur isolé étranger. Ce matin, un plan à la main, il frappe à la porte du Centre Enfants du monde (CEM)(2), au Kremlin-Bicêtre, dans le Val-de-Marne. Zubair Tahir, chef de service, lui demande en persan qui l'envoie. « Un homme m'a donné ce plan », répond l'adolescent. On n'en saura pas plus. « C'est sans doute un des maraudeurs qui travaillent près de la gare de l'Est, à Paris, qui l'a orienté vers nous », décode Zubair Tahir, d'origine pakistanaise, qui propose à Aziz de prendre ses aises et de rester déjeuner.
Dans les quarante-huit heures, un éducateur référent sera désigné pour s'occuper d'Aziz et pour collecter auprès de l'enfant les informations qui aideront à déterminer un projet socio-éducatif ainsi que les moyens à mettre en oeuvre. « Dans un premier temps, nous lui expliquons qui nous sommes et lui demandons qui il est. Quand il se sera posé, nous le questionnerons davantage sur son parcours, en lui expliquant que nous ne sommes pas la police, que nous sommes là pour l'aider. » Pour l'heure, Aziz rejoint les 19 autres jeunes hébergés dans ce centre de mise à l'abri. Tous les lits de l'établissement étant déjà occupés, il ne bénéficiera pas immédiatement d'un hébergement. « Dès qu'une place se libérera, Aziz pourra intégrer la structure à temps plein, précise Zubair Tahir. En attendant, il peut prendre ses repas ici et participer aux cours de français. Mais les éducateurs ne le laisseront pas partir sans s'être assurés qu'il a un toit pour dormir ce soir. »
L'association Enfants du monde-Droits de l'Homme, qui intervient depuis 1986 dans 12 pays en faveur de la protection des enfants en danger, a ouvert le CEM en novembre 2002. Jusque-là, il n'existait aucune véritable solution pour ces adolescents, dont la présence ne cessait pourtant de croître dans les rues de la capitale. « La Cimade recevait des mineurs qui sollicitaient des domiciliations et des demandes d'asile, qui ne pouvaient leur être accordées sans administrateur ad hoc ou référent parental », se souvient Zubair Tahir. Ouvert à l'origine en tant que projet-pilote avec deux lits, le CEM a pour objectifs l'écoute et la protection des mineurs isolés, et le fait de les considérer avant tout pour ce qu'ils sont : des enfants. Doté d'un budget de 1,298 million d'euros, le centre est géré par une convention cadre passée entre la direction des affaires sanitaires et sociales (DASS) de Paris et les différentes associations du dispositif Versini de mise à l'abri et d'orientation des mineurs isolés étrangers mis en place en 2003(3). L'équipe du CEM comprend dix professionnels (sept éducateurs spécialisés et trois médiateurs). Tous ont d'excellentes connaissances de la géopolitique, de la culture et des traditions des populations accueillies, et plusieurs d'entre eux maîtrisent une langue rare (une vingtaine de langues sont parlées par l'équipe). « Ici, un professionnel doit pouvoir détecter le mensonge d'un jeune qui nous dirait, par exemple, que son père a été assassiné voilà deux ans par le Hizb-e-islami dans la ville de Bayan, au Pakistan, alors que ça ne peut pas coller à la réalité », indique le responsable de la structure, Dominique Habiyaremye, juriste de formation, lui-même recruté en 2003 sur la base de sa connaissance de la région des Grands Lacs (il a travaillé dans les camps de réfugiés et auprès des enfants soldats) et de plusieurs dialectes du Rwanda.
Les mineurs isolés étrangers sont loin de présenter tous le même profil. On trouve d'abord les exilés, originaires de régions ravagées par la guerre et les conflits ethniques, qui quittent leur pays en raison des activités politiques de leurs proches ou de leur appartenance ethnique. Puis viennent les mandatés, incités par leurs proches à partir afin d'échapper à la misère, chargés de travailler et d'envoyer de l'argent à ceux qui sont restés au pays. Pour leur part, les exploités, sous la coupe de trafiquants, sont pris dans des réseaux de prostitution ou conduits à participer à des activités de délinquance ou de mendicité. Enfin, les errants, déjà en situation de vagabondage dans leur pays d'origine, occupent des petits emplois de fortune ou glissent dans la délinquance, éventuellement dans la prostitution. « Certains jeunes sont en transit, comme les Afghans qui veulent se rendre en Angleterre ou en Suède. Ceux-là ne restent au Centre Enfants du monde que quelques jours. Pour d'autres, la France est le point de chute, détaille Zubair Tahir. Actuellement, tous les jeunes accueillis sont arrivés dans l'Hexagone quelques jours, voire quelques semaines avant que nous les mettions à l'abri. De temps en temps, nous hébergeons aussi des filles et des garçons prostitués, qui vivent ici depuis deux-trois ans » (lire encadré page 37). Cinq pays totalisent la moitié des effectifs : la Roumanie, l'Afghanistan, le Mali, la Guinée-Conakry et l'Inde. Ce sont en majorité des garçons (191 garçons étaient hébergés en 2008, pour 26 filles) avec une moyenne d'âge de 15 ans.
En théorie, la prise en charge des résidents par les travailleurs sociaux du CEM est fixée à quinze jours, au cours desquels doivent être organisés un bilan de santé (en partenariat avec le Comité médical pour les exilés de l'hôpital Bicêtre ou l'Espace santé jeune de l'Hôtel-Dieu, à Paris) et une orientation vers des structures de droit commun. Pour cela, il faut d'abord régler la question des papiers et, certains n'en ayant aucun, rétablir le contact avec les familles dans le pays d'origine. Si ces dernières ont accès à un numéro de téléphone, les travailleurs sociaux les appellent. Ils peuvent ainsi les rassurer sur le sort de leur enfant et leur expliquer ce qu'ils font pour lui. Mais avant, il faut parvenir à dénouer les fils de l'histoire du jeune. Or les mineurs isolés étrangers ne se confient pas aisément. « Certains enfants ont appris à se méfier de tous et de tout. D'autres ont été «formatés» pour ne laisser échapper que des bribes d'informations, pour survivre tout au long de leur parcours, souligne Audrey Barreau, éducatrice spécialisée. Beaucoup disent la vérité, mais les histoires sont parfois si incroyables qu'on ne peut s'empêcher d'en douter. Le plus gros de notre travail est d'établir une confiance pour qu'ils puissent se livrer. C'est d'autant plus difficile que nous travaillons dans l'urgence. » Comment, alors, démêler le vrai du faux ? « Parfois, on ne sait même pas de quel pays ils viennent. Actuellement, nous accueillons un jeune Afghan qui ne parle pas farsi et un Iranien qui parle farsi. Des Afghans qui sont nés dans des camps de réfugiés au Pakistan s'expriment en ourdou. Et des enfants parlent le penjâbi, une langue utilisée aussi bien en Inde qu'au Pakistan. C'est un casse-tête ! Vers quelle ambassade se tourner ? Obtenir une preuve de leur identité et de leur minorité est primordial pour avancer », explique Zubair Tahir. De fait, certains se font passer pour des mineurs, dans l'espoir de rester en France. D'autres cachent qu'ils ont des contacts téléphoniques avec leurs parents pour mettre en avant leur isolement, croyant ainsi être mieux pris en charge. La barrière de la langue est une autre difficulté à laquelle se heurte Audrey Barreau, bien qu'elle maîtrise l'anglais, l'espagnol et le portugais. « Soit je demande à un collègue de faire l'interprète, soit je communique avec les gestes et le regard, tout en ayant parfois l'impression de passer à côté de certaines choses. »
Une fois les pièces d'état civil obtenues, « nous essayons d'établir le projet du jeune, tout en vérifiant que celui-ci est favorable à son bien-être. S'il désire s'établir en France et risque de se retrouver en situation de prostitution ou d'esclavagisme, on en discute avec lui . S'il préfère être rapatrié aussi », affirme le chef de service. L'évaluation terminée, une synthèse socio-éducative est envoyée à l'aide sociale à l'enfance (ASE). Laquelle saisit le parquet des mineurs, qui prend la décision d'accorder ou non une protection en prononçant une ordonnance provisoire de placement (OPP), directement ou par le biais du tribunal pour enfants. Si les travailleurs sociaux du centre estiment que le jeune est en danger, la procédure peut être accélérée via un signalement direct au procureur. C'est le cas pour des jeunes prostitués qui acceptent de dénoncer leur proxénète, des mineures enceintes ou des enfants de moins de 10 ans. Une fois le placement en foyer ou en famille d'accueil finalisé, le lien avec le CEM est théoriquement rompu. « Dans les faits, nos médiateurs peuvent être contactés pour faire des traductions, résoudre un conflit ou un malentendu, commente Zubair Tahir. Récemment, je me suis déplacé dans une ferme en Dordogne, où est placé un jeune Pakistanais. Le couple âgé qui l'accueille n'a jamais voyagé et ne comprend pas toutes ses problématiques. »
Ce matin, c'est l'effervescence dans le centre. Walid s'est brûlé le bras, et Audrey Barreau le panse, tandis que Christiane Gomis, éducatrice spécialisée, distribue les traitements prescrits par le médecin à l'issue du bilan de santé (notamment des médicaments et des crèmes contre la gale ou des comprimés pour les troubles du sommeil). Les résidents, qui viennent de terminer leur petit déjeuner, s'affairent à ranger leurs chambres. A partir de 10 heures, celles-ci sont fermées à clé et les 19 résidents rejoignent leur cours de français langue étrangère (FLE). Leur professeur, Aline Bouvagnet, coordonne une équipe de bénévoles qui interviennent pendant deux heures. Elle fait passer aux nouveaux arrivants tels qu'Aziz un test pour déterminer le niveau de lecture, de graphie et de connaissance de l'alphabet latin. A l'issue de cette évaluation, ils sont orientés dans l'un des trois groupes de niveaux. « Je m'appelle Sogo, je viens du Mali » ; « Je m'appelle Ning, je viens de Chine »... Dans le niveau 1, les six élèves apprennent à dire et à écrire leur prénom et leur nationalité. Puis Chantal Tassin, bénévole, leur fait reconnaître une pomme, une banane, etc. Totalement débutant, Aziz se joint au groupe. « Nous accueillons sans cesse de nouveaux élèves, et il faut leur accorder du temps pour qu'ils acquièrent les savoirs de base, témoigne Chantal Tassin. C'est un travail d'adaptation permanent. Ce qui est valorisant, c'est que les jeunes sont très motivés et font des progrès rapides. Les nouveaux arrivants sont tirés par les autres. » De son côté, Guy Pédarré s'occupe du niveau 3, destiné aux francophones : des Congolais, des Mauritaniens et des Guinéens, âgés de 12 à 16 ans. « Ils savent tous lire et écrire. Avec eux, on aborde des problèmes de société. Aujourd'hui on a travaillé sur les poésies de Pierre Ronsard et de Victor Hugo. » Pour que les résidents progressent rapidement en français, l'équipe s'efforce de procéder à un brassage de nationalités, dans les chambres comme à table. Le but est aussi qu'ils puissent s'exprimer au mieux en français devant un juge, démontrant ainsi leur motivation et leur capacité à développer un projet de vie en France.
Le temps du repas comporte également une dimension éducative : il permet aux résidents de s'ouvrir à une nourriture variée et nouvelle. « Ils ne connaissent pas beaucoup de viandes ni de légumes et aiment surtout les plats en sauce, témoigne Nassera Mebtoul, la maîtresse de maison, qui organise une fois par semaine un atelier pâtisserie.
Je leur apprends à être plus souples. » Après le déjeuner, tandis que quelques jeunes sont chargés de faire la vaisselle, Chadli et Moussa entament une partie d'échecs, les filles jouent aux petits chevaux et Aziz se défoule sur le baby-foot. C'est la pause avant la réunion hebdomadaire des jeunes, temps de parole privilégié sur la vie quotidienne dans la structure. « Ils peuvent parler de leurs envies, alimentaires ou occupationnelles, ou de problèmes relationnels », ajoute Audrey Barreau. Dans le salon, au milieu d'un bourdonnement de langues diverses, Aline Bouvagnet liste les rendez-vous médicaux des uns et des autres, puis cède la parole aux résidents. « Qui veut participer à la sortie piscine ? », « Quelles sont les activités qui vous tentent ? » « La danse ! Le football ! Internet ! Rester ici et dormir ! », répondent-ils en français ou en anglais. Encadrées soit par des éducateurs spécialisés soit par des bénévoles, les activités ludiques sont nombreuses : piscine, sports, ateliers dessin et cuisine, balades dans Paris, ou encore visite du Centre d'information et de documentation jeunesse (CIDJ), où ils peuvent se renseigner sur les métiers. « En ce moment, c'est difficile de les motiver pour les sorties de l'après-midi, déplore Renaud Mandel, éducateur spécialisé en cours de VAE, qui accompagne un groupe de six garçons jouer au football sur un terrain près de la porte d'Italie. Avec la baisse des températures et les durées de séjour qui se prolongent, les résidents sont plus moroses. C'est à nous d'impulser une dynamique, car ils ne peuvent pas rester tous les jours à tourner en rond. » Au centre, les obligations sont peu nombreuses - « être rentré pour 18 heures, ne pas boire, ne pas fumer. » Les professionnels de la structure s'accordent d'ailleurs sur le fait que ces adolescents sont, pour la plupart, faciles à vivre et respectueux du fonctionnement du centre. « Ces jeunes ont tous traversé des situations difficiles. Pour arriver jusqu'en France, seuls, ils ont dû mûrir plus vite que les autres enfants. Ils ressentent un mal-être qui n'est pas forcément visible, mais qui peut éclater de temps en temps, via des scarifications ou des crises d'angoisse. Mais dans l'ensemble, au regard de ce qu'ils ont subi, je suis étonné qu'ils ne soient pas plus fracassés », témoigne Renaud Mandel. Sans doute ont-ils tendance, dans une logique de survie, à occulter leurs angoisses et difficultés intimes tant que leur situation reste instable.
Après le dîner, pris aux alentours de 20 heures, les résidents peuvent regarder la télé. « Auparavant, nous leur laissions des DVD, mais il a fallu mettre au point des règles, car les Indiens passaient leur temps devant des Bollywood, et les autres étaient lassés. Désormais, les films ne sont diffusés qu'en présence d'un éducateur. Le reste du temps, ils regardent les chaînes françaises, qui les aident à perfectionner leur langue », commente Zubair Tahir. A 22 heures, chacun doit avoir rejoint sa chambre, les garçons d'un côté, les filles de l'autre, et le surveillant de nuit entre les deux. Les portes du centre sont fermées pour la nuit, un vigile stationnant devant l'entrée jusqu'à 23 heures.
« Le nombre de mineurs dans la rue ne cesse d'augmenter. A Paris, mais aussi en Seine-Saint-Denis, dans le Nord-Pas-de-Calais ou dans les Bouches-du-Rhône, constate Zubair Tahir. Nous sommes tous débordés - la direction de l'action sociale, de l'enfance et de la santé, à Paris, la première. » C'est pourquoi les adolescents, qui ne devraient être hébergés au CEM qu'une quinzaine de jours, y restent parfois bloqués plusieurs mois. « Or ils ne peuvent pas poser leur valise, puisqu'on leur explique dès le départ que notre structure est un tremplin en vue d'un départ vers un foyer ou une famille d'accueil, déplore le chef de service. La lenteur des procédures administratives et judiciaires, qui entraîne un allongement de la durée moyenne de leur séjour, rend le départ de l'établissement, dans lequel ils se sont construits des repères, d'autant plus dur. Ils sont une nouvelle fois déracinés. » Certains conservent d'ailleurs des contacts avec le CEM. « Mais seuls ceux qui s'en sont sortis viennent nous voir, regrette Renaud Mandel. On ignore ce qu'il advient des autres une fois leur majorité atteinte. » Dominique Habiyaremye a néanmoins la satisfaction de rappeler que, « depuis 2003, sur les 1 500 mineurs que nous avons accueillis, les trois quarts ont pu être orientés vers le droit commun. Sans le CEM, que seraient-ils devenus ? »
Educatrice spécialisée au Centre Enfants du monde, Christiane Gomis est chargée des mineurs isolés victimes de la traite. Au travers de nombreux partenariats avec des maraudeurs (Médecins du monde, Aides, les Amis du bus des femmes, etc.), elle va au-devant des jeunes dans la rue afin de leur proposer une mise à l'abri. « Je travaille de 22 heures à 3 heures du matin. Les associations de terrain repèrent des mineurs isolés en danger - actuellement, surtout des filles originaires d'Afrique de l'Ouest anglophone et d'Europe de l'Est - et m'appellent pour intervenir en tant que soutien. Il ne suffit pas de leur proposer de l'aide. Mon objectif est d'être identifiée comme personne ressource, bien que je ne me présente pas auprès d'elles comme éducatrice. Il y a un long travail de confiance à mettre en place, d'autant qu'on vient les voir sur leur lieu de travail. Ces mineures, qui d'ailleurs cachent leur âge, sont dans des réseaux, elles sont surveillées et ont souvent des dettes. Les liens se tissent au fur et à mesure du temps et des besoins. » En 2008, dix jeunes filles ont pu être extraites de la rue et mises à l'abri au CEM. « Elles ont rapidement été prises en charge par la protection de l'enfance et envoyées dans des lieux d'accueil en province. »
(1) Les prénoms des mineurs ont été changés.
(2) Centre Enfants du monde : 21, place Victor-Hugo - 94270 Le Kremlin-Bicêtre - Tél. 01 43 90 47 70. Association Enfants du Monde-Droits de l'Homme : 5, rue des Haudriettes - 75003 Paris - Tél. 01 42 72 71 78 -
(3) Le dispositif Versini a été modifié à la fin 2004. Plusieurs associations y collaborent, dont Hors la rue et France terre d'asile. Après des inquiétudes ces derniers mois sur la pérennité du dispositif, son financement semble assuré au moins jusqu'à la fin 2010 - Voir ASH n° 2631 du 6-11-09, p. 17.