«Parce qu'il est le reflet de nos angoisses les plus enfouies, le paradigme d'un passé dont nous n'assumons pas toujours les turpitudes et les errances troubles, l'adolescent en souffrance nous retourne, nous bouscule, nous interroge, et parfois nous fascine. Face à ses comportements excessifs, qui pourtant caractérisent cet âge de la vie, le monde des adultes répond de manière défensive et souvent démesurée, réclamant toujours plus d'autorité. Incapable d'accepter la part de violence inhérente à toute métamorphose, la société n'a de cesse de vouloir la juguler. Imperceptiblement, repue de sensationnalisme médiatique et de faits divers bon marché, impuissante devant l'indicible des passages à l'acte violents, l'opinion en appelle à toujours plus de règles et de lois, marquant ainsi une judiciarisation progressive mais non moins marquante de notre rapport avec une partie de la jeunesse. Si, comme professionnel, je ne conteste évidemment pas l'exigence de poser une limite, de soutenir un «non» structurant, je m'étonne et souvent je m'inquiète de la tournure que prend ce rappel insistant et suranné au pater familias, comme si la peur de cet Autre étrange guidait nos pratiques éducatives vers plus de rigidité et d'intolérance, alors qu'aucune autorité ne saurait réellement prendre sens pour un adolescent sans la sécurité affective que lui confère un lien signifiant à l'adulte. Encore faut-il, pour restaurer et faire vivre ce lien, accepter que les professionnels prennent le risque de s'aventurer aux frontières des pratiques dans une relation ténue, aussi fragile qu'éprouvante, où le risque zéro n'existe pas.
L'adolescence est un moment d'étrangeté à soi qui réclame l'opposition à l'autre pour grandir. Elle se révèle aux adultes par des comportements outranciers et théâtraux dont nous avons tous été témoins comme professionnel ou simplement comme parents. Les cris, les pleurs, les colères, les claquements de porte sont, pour l'adolescent, autant d'agirs qui l'aident à s'émanciper des imagos parentales et à s'affirmer comme futur adulte. En ce sens, ils sont une preuve de bonne santé psychique. Et nous aurions tort de nous inquiéter trop hâtivement de ces attitudes si fécondes pour le bon développement du jeune. Comme nous le rappellent Daniel Braconnier et Alain Marcelli (1), même un acte délinquant, aussi répréhensible soit-il, ne présage pas forcément d'un mal-être grave, voire d'une pathologie, car c'est bien la congruence de la fréquence et de l'intensité d'un comportement qui signe sa valeur de symptôme.
Pour la majorité des adolescents, le voyage se fait sans encombre, à l'exception de quelques soubresauts et réajustements salutaires. Mais pour les plus fragiles, pour tous ceux dont la sécurité intérieure (2) n'a pu s'édifier sereinement, il en est tout autrement. Cette période de réaménagement psychique devient un facteur de vulnérabilité supplémentaire. Les professionnels de la protection de l'enfance connaissent bien ces adolescents au bord de la rupture. Ils savent combien leurs conduites à risque sont précoces, insaisissables, paroxystiques, souvent incontrôlables et incontrôlées. Ces adolescents nous prennent constamment à revers, leurs symptômes sont à la fois un appel à la vigilance de l'adulte et une défiance à son encontre. Si assurément, il n'existe pas un profil type, si chaque nouvelle situation rencontrée nous confronte à une forme singulière de complexité, le travail éducatif et clinique laisse malgré tout affleurer un certain nombre d'invariants (non exhaustifs) susceptibles d'aider les professionnels à mieux cerner ces adolescents «limites» aussi bruyants que fuyants. Nous ne mentionnerons que les plus marquants.
Multiplication et labilité des symptômes. Ces adolescents passent d'une conduite morbide à une autre au grand dam des professionnels qui tentent de les comprendre. Alors que l'on pense en avoir fini avec un comportement, un nouveau refait surface entraînant une multiplication des suivis spécialisés (un symptôme = un suivi). On peut rapidement assister à un émiettement, voire à une atomisation de la prise en charge, où aucun adulte ne fait plus réellement référence pour l'adolescent.
Déni de la réalité. Soit ils banalisent la portée de leurs actes en les considérant comme parfaitement normaux, soit ils en refusent la responsabilité. Ils tordent le réel jusqu'à reconstruire une pseudo-réalité et se forger un discours qui les délie des affres de la culpabilité.
Absence d'élaboration. La parole ne fait plus tiers. Sans être nécessairement absente, elle ne permet pas l'élaboration du ressenti intérieur, ils sont en prise directe avec le pulsionnel, ce qui les conduit à des comportements impulsifs (décharge) et/ou compulsifs (répétition). Ces adolescents sont souvent mutiques, et plus rarement volubiles. Dans le premier cas, il n'y a pas de mots, le vide protège, il isole de l'autre ; dans le second, les mots sont délestés de leur valeur affective, le langage est instrumentalisé de manière rationnel, il est réduit à sa portion congrue : la communication. L'expérience montre que ces modes de défense ne sont pas sans rapport avec le milieu d'appartenance de l'adolescent. Ceux des milieux populaires opposeront à l'adulte un mur de silence alors que ceux issus des classes aisées s'oublieront dans un tourbillon de mots évidés de toute charge émotionnelle.
Incapacité à supporter la collectivité. Ces adolescents supportent difficilement les contraintes que leur impose la vie en collectivité. Ils ne sont pas en mesure d'accepter les limites et donc la part de frustration que le rapport à l'autre instaure. Ils ne se situent pas dans un «c'est lui et moi» mais dans un «c'est lui ou moi». Du rapport duel, il ne subsiste alors que le duel, une lutte à mort ou toute altérité s'efface.
Et nous pourrions ajouter à ces premiers traits la rupture avec le monde des adultes ou l'hyper-conformité aux règles et aux valeurs des quartiers.
Devant ce tableau clinique déroutant, les approches ordinaires semblent vouer à l'échec. Malgré l'engagement et la compétence des travailleurs sociaux, milieu ouvert et internat témoignent chaque jour de leurs limites. Pourtant, nul fatalisme dans ce bref horizon, mais une invitation à la création. Un autre travail est possible qui s'orienterait non plus uniquement vers la réadaptation sociale de ces jeunes mais vers le rétablissement de leurs assises narcissiques et la relance des processus identificatoires à partir d'une relation privilégiée à un adulte référent. Il s'agit de les perfuser à l'autre, de s'engager personnellement et affectivement, de quitter sa carapace de bon technicien, d'échanger des morceaux d'histoire afin de constituer une «alliance narcissique basale» (3), c'est-à-dire une sphère de partage pour laquelle «la question de la différence et de la séparation entre soi et l'autre ne se pose pas» de manière trop violente, rendant ainsi possible l'expérience d'une relation non mortifère à l'adulte. Ces adolescents ont besoin d'adultes solides et disponibles, des professionnels sur lesquels ils peuvent compter. Autrement dit, il s'agit de scander l'existence de l'adolescent de cette présence éducative gratifiante susceptible de venir soutenir les identifications «positives». Mais ne nous leurrons pas, quelles que soient l'implication des professionnels, leur volonté d'accroche, ils n'empêcheront jamais l'adolescent de reproduire les échecs du passé, au moins dans un premier temps. Les jeux de transferts et de contre-transferts peuvent même les confronter à des conflits infantiles déstabilisants et éprouvants. Ce sont pourtant là «les risques du métier», inhérents à ce type de prise en charge où la neutralité bienveillante n'est plus de mise. Ce risque, car c'en est un, est un passage obligé si l'on veut aider ces jeunes à réapprendre la relation. Ils doivent pouvoir éprouver le lien, et se prouver à eux-mêmes qu'il en existe au moins un qui ne cède pas à leur douleur de vivre. C'est un pari osé et non sans danger pour les professionnels, et si l'éducateur doit accepter de plonger dans les béances narcissiques de ces jeunes en dérive, c'est solidement amarré aux institutions et aux personnes qui les représentent.
Les déflagrations comportementales des adolescents en rupture ne sont jamais dénuées de sens, elles mettent à nu les déchirures d'un monde adulte en panne de légitimité qui ne sait plus à quels idéaux se vouer. Pourtant, rien ne sert de prôner un retour aux valeurs paternalistes et à l'autorité d'antan dont on oublie un peu vite les rapports de domination-soumission et la perte de soi qu'elles induisaient. Ne vaut-il pas mieux réinventer nos pratiques en temps réel, écouter sans crainte ce que nous disent ces jeunes de leurs souffrances et de leurs aspirations sans pour autant coller ni céder à leurs excès morbides. Comme l'écrivait déjà Donald Winnicott, «laissons les jeunes changer les sociétés et montrer aux adultes la manière de voir celle-ci d'un oeil neuf. Mais quand le jeune lance un défi, il faut qu'il y ait un adulte pour relever ce défi» (4). »
Contact :
(1) Adolescent et psychopathologie - Ed. Masson (Belgique), 2004.
(2) John Bowlby, Attachement et perte - PUF, 1984.
(3) Philippe Jeammet et Maurice Corcos, Evolution des problématiques à l'adolescence, L'émergence de la dépendance et ses aménagements - Editions Doin, coll. Référence en psychiatrie, 2005.
(4) De la pédiatrie à la psychanalyse - Payot, 1958.