Que recouvre la notion de « mobilité » ?
Elle a plusieurs dimensions. Il y a, bien sûr, la mobilité quotidienne avec les déplacements que l'on fait chaque jour pour se rendre à son travail, pour les loisirs, l'école, etc. Il existe aussi la mobilité résidentielle, caractérisée par des changements de lieu d'habitation. Enfin, il y a la mobilité sociale, qui est le fait de changer de groupe d'appartenance au cours de sa vie professionnelle et sociale. Toutes ces dimensions sont liées et constituent, en même temps, des champs de recherche indépendants qui se sont beaucoup enrichis ces dernières années. Pour ma part, je travaille surtout sur la mobilité quotidienne, mais aussi sur la mobilité résidentielle, avec laquelle existent de réelles convergences.
Est-on plus mobile à mesure que l'on monte dans l'échelle sociale ?
La réponse est indéniablement oui. En matière de mobilité quotidienne, tous les travaux montrent que plus on s'élève dans l'échelle sociale, plus on est mobile. Les couches moyennes et supérieures de la population ont une plus grande propension à se déplacer, pour le travail comme pour leurs autres activités. C'est encore plus vrai dans le domaine de la mobilité résidentielle. Plus on s'élève dans l'échelle sociale, plus on bouge d'une résidence à une autre, surtout à longue distance. Il existe toute une palette d'explications, mais il est clair que les inégalités en matière de mobilité quotidienne sont liées, en grande partie, à un accès facilité à l'automobile pour les catégories aisées de la population.
Les populations modestes sont pourtant loin d'être immobiles, et leurs déplacements, notamment en milieu urbain, ont très fortement augmenté depuis les années 1970...
On constate, il est vrai, un mouvement de rattrapage. Si l'on observe les déplacements domicile-travail des catégories populaires, essentiellement les employés et les ouvriers, ils augmentent bien plus vite que ceux des catégories supérieures. Une convergence est donc en train de se produire, même s'il persiste encore un décalage important. Mais lorsque l'on compare les déplacements des pauvres et des riches, il faut préciser que ce n'est pas tant leur nombre qui les distingue que leur intensité et leur distance. C'est un peu comme si les pauvres bougeaient autant que les autres, mais dans un espace plus restreint, alors que les riches se déplacent dans un espace beaucoup plus large. Encore une fois, ces disparités s'expliquent en grande partie par l'accès à l'automobile. Une personne modeste à qui l'on donne une automobile peut, en effet, devenir aussi mobile qu'une personne aisée. Il faut néanmoins prendre en compte le coût d'utilisation de la voiture, qui met des freins à son usage.
Est-on pauvre parce que peu mobile ou peu mobile parce que pauvre ?
C'est une question très débattue. Aux Etats-Unis, le débat est intense sur ce sujet, avec le décalage croissant observé au sein des minorités ethniques et des catégories populaires entre leurs lieux de résidence et leurs lieux d'emploi, qui se décentralisent et deviennent de plus en plus difficiles d'accès. Certains chercheurs s'intéressent aussi à ce que l'on appelle les « effets de quartier ». Autrement dit, lorsque les pauvres restent dans leur quartier, ils ont moins de possibilités d'emplois, leurs réseaux sociaux fonctionnent en boucle et ne leur donnent pas accès aux opportunités d'emplois de qualité. Tout un pan de la recherche urbaine américaine montre que cette immobilité, qu'elle soit quotidienne ou résidentielle, est non seulement un effet de la pauvreté mais qu'elle la perpétue en enfermant ces populations dans leur territoire d'origine. Mon point de vue est que l'absence de mobilité est un effet de la pauvreté lié à la fois au manque de ressources des personnes pauvres mais aussi, pour partie, à leurs propres stratégies. Le peu de ressources dont elles disposent sont, pour l'essentiel, concentrées dans le quartier de résidence. Elles déploient donc des stratégies pour mobiliser au maximum ces ressources, et ne pas les dilapider en allant voir ailleurs.
On a vu que la mobilité est liée à des facteurs économiques. Mais a-t-elle aussi des déterminants culturels, voire psychologiques ?
Le chercheur Eric Le Breton, l'un des spécialistes de la mobilité, a montré qu'il existe de réels obstacles cognitifs, psychologiques et culturels à la mobilité chez les personnes en situation d'insertion professionnelle. Ce constat est d'ailleurs largement confirmé par les grands opérateurs de transports publics, notamment la RATP, dont les études montrent que certains groupes de population éprouvent de grandes difficultés à se repérer dans leurs réseaux. Il faut cependant relativiser ce constat. N'importe qui débarquant dans une ville étrangère et ne maîtrisant pas les codes du réseau de transports sera complètement perdu. A cela près qu'une personne effectuant, par exemple, un déplacement professionnel a un projet, une raison précise de se déplacer. Cette motivation l'amène à dépasser les obstacles, alors que, bien souvent, les personnes défavorisées en butte à des difficultés de repérage dans les transports, n'ont pas de raisons impérieuses de se déplacer. L'investissement est donc disproportionné par rapport à l'objectif visé. D'autant que, malgré toutes les politiques de désenclavement et les investissements réalisés en matière de transports collectifs, certains quartiers populaires demeurent difficilement accessibles. Il suffit d'essayer d'aller à Clichy-sous-Bois ou à Montfermeil pour se rendre compte à quel point c'est loin et mal desservi.
La mobilité est-elle nécessaire à l'insertion professionnelle ?
Encore une fois, la réponse est oui, mais la mobilité s'inscrit dans un éventail de conditions plus large, tels le niveau de qualification, la garde d'enfants, les discriminations ethniques... On ne peut pas espérer lever les barrières à l'emploi en ne s'attaquant qu'à la question de la mobilité. A l'inverse, si la mobilité apparaît essentielle à l'insertion professionnelle, elle est, au-delà, une condition de l'intégration tout court dans la société. Se déplacer est en effet une source de liberté inestimable et, en ce sens, il est important que tout le monde puisse en user.
On valorise beaucoup la mobilité. Pourtant, vous soulignez qu'elle peut entraîner des effets déstructurants...
La mobilité est indispensable. Le problème survient lorsqu'elle devient non plus une liberté, mais une obligation. Lorsque les politiques de retour à l'emploi, devenues centrales, imposent aux catégories les plus démunies de bouger pour pouvoir trouver un travail, cela devient problématique. Les ressources des populations défavorisées sont centrées sur le quartier. Leurs ancrages social et spatial se recoupent, se superposent. C'est sur la scène locale que les individus mobilisent leurs ressources et affirment leur identité sociale. Bouger, c'est perdre son ancrage spatial, donc ses ressources, ses réseaux sociaux et familiaux. L'immobilité est une stratégie spatiale mise en oeuvre par les groupes sociaux les plus démunis. Or, en poussant les gens à bouger, on peut les amener à moins bénéficier de ces ressources locales. Pour y gagner quoi ? Si je suis une femme seule, mère de trois enfants et n'ayant qu'une qualification très faible, je vais trouver un emploi à horaires décalés loin de chez moi. Je sais à quoi je renonce pour obtenir cet emploi, mais qu'est-ce que j'y gagne fondamentalement ? Dans cette injonction à la mobilité, il y a une espèce de mépris, ou en tout cas de méconnaissance des contraintes réelles auxquelles un certain nombre de personnes en difficulté ont à faire face.
Est-il suffisant de mettre à disposition des moyens matériels pour favoriser la mobilité des populations pauvres ?
L'aide à la mobilité ne se réduit évidemment pas aux moyens matériels, même s'il est très important de continuer à améliorer la desserte des quartiers enclavés et de développer des systèmes de véhicules à la demande. Mais vient un moment où l'on a épuisé ces solutions. Des associations ont lancé des initiatives d'aide à l'apprentissage de la mobilité très intéressantes, mais si l'on ne tient pas compte des contraintes familiales et sociales des personnes, on atteindra là aussi assez vite des limites. Il faut donc développer des approches permettant d'offrir une plus grande marge de liberté, sans que la mobilité ne devienne une injonction. D'ailleurs, je revendique un droit à l'immobilité pour les pauvres comme pour l'ensemble de la population. Passer son temps dans les embouteillages et les transports, dépenser du temps et de l'argent pour bouger, est-ce réellement une liberté ? Ne faut-il pas revenir à des solutions plus économes à tout point de vue ?
Economiste et urbaniste, Sylvie Fol enseigne à l'université Paris-I. Spécialisée dans les politiques urbaines et les questions de l'habitat, elle publie La mobilité des pauvres. Expériences d'habitants et politiques publiques (Ed. Belin, 2009). Durant une douzaine d'années, elle a travaillé dans différents organismes d'urbanisme et d'aménagement.