Assis autour d'une table, dans la cuisine du restaurant d'application du Manoir de Bois Charente - une maison d'enfants à caractère social (MECS) implantée à Graves-Saint-Amant, en Charente(1) -, cinq adolescents révisent les viandes de boucherie : « Dans la famille des bovins, il y a le veau, puis la génisse, la vache, le taureau et le boeuf... », récite Damien, 14 ans. « Il en manque un : le taurillon. C'est le mâle adolescent. Eh oui, c'est toujours les adolescents qui posent problème ! », dit en riant Bernard Chaize, le chef de cuisine. Agés de 14 à 17 ans, les apprentis cuisiniers qui suivent son cours de technologie culinaire sont placés par la protection judiciaire de la jeunesse ou par l'aide sociale à l'enfance afin de bénéficier d'un cadre stable et sécurisant avec, pour dessein, une insertion sociale et professionnelle. Ils sont accueillis au Manoir de Bois Charente en internat, pour deux à trois ans en moyenne, souvent le temps d'obtenir leur CAP ou BEP. Outre les cours de technologie, les jeunes, les uns en cuisine, les autres au service en salle, sont confrontés à des situations réelles, lorsque le restaurant est ouvert au public midi et soir, du mercredi au samedi. On y sert une cuisine haut de gamme. Le mardi, une éducatrice scolaire donne des cours aux résidents. L'enseignement, plus pratique que théorique, se déroule parfois à l'ombre des haies odorantes, au milieu du parc arboré.
« Ici, pas de cours magistral sur le développement durable, mais l'idée de transmettre aux 15 jeunes accueillis, tout au long de leur séjour, des valeurs pour la vie future », annonce Thierry Pitaud, directeur de la MECS. Pour faire passer ses idées écologistes, celui-ci est non seulement entouré de salariés (17 équivalents temps plein) dont la plupart sont des amoureux de la nature, mais aussi d'un lieu propice à la mise en pratique : un manoir du XVIe siècle entouré d'un ancien arboretum de 4 hectares, l'ensemble étant loué par l'association Bois Charente au centre communal d'action sociale d'Angoulême.
Côté jardin, lorsque la MECS ouvre ses portes en mars 2003, l'établissement est encore envahi par la végétation, vestige de la tempête de décembre 1999. « 80 % du parc, qui comprenait une centaine d'espèces d'arbres, ont été détruits, témoigne Christian Brégière, agent d'entretien. Nous avons débroussaillé et replanté. A ce jour, les trois quarts du jardin sont découverts. On lui redonne de la couleur, un aspect décoratif, et on y aménage des espaces conviviaux, comme un coin barbecue avec un kiosque. » Côté cour, le bâtiment est charmant, mais se révèle peu adapté à une mise aux normes « vertes ». « Le bâti étant trop ancien, nous ne pourrons jamais obtenir la certification «haute qualité environnementale» (HQE), regrette le directeur, même si nous nous en servons comme référentiel. » Il n'empêche, pour Thierry Pitaud, le développement durable doit conjuguer l'équité sociale, la préservation environnementale et l'essor économique. Il concerne donc potentiellement tous les aspects de la vie de l'établissement.
Au manoir, les préoccupations environnementales se traduisent d'abord dans le bâti. Dès l'entrée dans la cour principale, un bassin d'eau et ses jets permettent de lier « l'utile au beau » - l'un des leitmotivs de l'établissement. De capacité minimale de 120 m3, le bassin est utilisé comme bâche à eau en cas d'incendie, mais l'eau stagnante génère des algues et mousses qui viennent obstruer la crépine de captage. « Pour traiter, il faut agiter l'eau. Autant agiter «intelligent», avec des jets d'eau », décode Thierry Pitaud, ancien ingénieur et membre du groupe régional action sociale et développement durable, à l'origine d'un Guide pratique du développement durable dans les établissements sociaux et médico-sociaux (2). Sur la base d'une étude conduite par le Centre régional des énergies renouvelables (CRER), il a fait installer, à la fin 2008, trois panneaux solaires sur le toit du bâtiment de l'internat, pour chauffer l'eau chaude sanitaire. « Nous avions pensé à l'énergie éolienne, mais le site, entouré d'arbres à hautes tiges, ne reçoit pas assez de vent. Le toit en terrasse est orienté plein sud et bénéficie de 2 000 heures d'ensoleillement par an. Très sensibles, les panneaux fonctionnent été comme hiver », note le directeur. Le coût d'installation s'est élevé à 8 800 € , le CRER prévoyant un amortissement sur douze ans, avec une diminution des charges de fioul à hauteur de 444 € par an. « De fait, le relevé des compteurs, effectué en juillet, a établi une baisse importante de notre consommation par rapport aux années précédentes », commente Thierry Pitaud.
D'autres investissements lourds ont été programmés, tel le remplacement progressif des huisseries, qui favorise déjà la réalisation de substantielles économies de chauffage. « De toute façon, nous ne l'allumons qu'à partir du mois de novembre », précise le directeur, qui assure que l'épargne réalisée sur les énergies permet d'investir dans des actions en faveur des jeunes. Ainsi, dès l'ouverture de la structure, a été menée la construction d'un terrain multisports, dont les matériaux ont été choisis dans un souci d'intégration dans le paysage. Sur le revêtement plastique garni de sable fin, les résidents peuvent pratiquer le tennis, le badminton, le football, le handball, etc. Ils bénéficient également d'une piscine découverte qui, à terme, devrait être chauffée grâce à un système de tuyaux disposés sur le toit en terrasse et dotés de la capacité d'emmagasiner des calories. Il est vrai que les activités de plein air sont largement favorisées. Thierry Pitaud a baptisé sa méthode « 3 S » : santé-soin-sport. « La santé, parce que tout jeune qui arrive à la MECS doit faire un bilan complet. Le soin de soi, car les éducateurs les accompagnent dans la (ré)acquisition des habitudes de toilette, de change régulier, d'achat de vêture adapté. Enfin, le sport, car nous accueillons des adolescents dont la morphologie change au moment même où ils accèdent à une activité professionnelle physiquement difficile. Nous devons leur apprendre à porter des charges sans fragiliser leur colonne vertébrale, à développer leur musculature, etc. »
Le responsable de la MECS s'appuie sur les compétences et les passions de chacun pour mettre en oeuvre le projet d'établissement dans lequel les notions de développement durable et d'« hygiène, sécurité, environnement » sont inscrites comme orientations prioritaires. « J'ai beau avoir un tas d'idées, si celles-ci ne sont pas reprises par les professionnels, cela ne sert à rien », admet Thierry Pitaud. Sans eux, il n'aurait pas pu instaurer le tri sélectif, le compost pour les matières organiques, le nettoyage avec des produits biologiques ou, sur un autre registre, l'utilisation de sèche-mains électriques dans les toilettes pour réduire les déchets. Cette philosophie du « développement durable » s'étend jusqu'à la flotte de véhicules de l'établissement. Les quatre véhicules - un de neuf places, deux de cinq places et une Kangoo de deux places - servent notamment à l'accompagnement à la gare ou aux lieux de stages, qui peuvent être éloignés de Graves-Saint-Amant d'une centaine de kilomètres. Pour ces déplacements, le directeur et son équipe ont mis au point un planning, afin à la fois d'optimiser le temps de l'éducateur et de réduire la consommation d'essence. De plus, sur le chemin du Manoir, un éducateur collecte deux fois par semaine la viande chez le boucher. « Les économies sont réelles : en 2004, nous parcourions 108 000 kilomètres, tandis qu'en 2008, en ciblant nos déplacements, nous n'en avons fait que 85 000. »
Toujours dans l'idée de lier écologie, aménagement et pédagogie, l'agent d'entretien Christian Brégière a construit une serre où poussent fleurs et légumes et où hivernent les citronniers. « Grâce aux fleurs, les jeunes peuvent s'exercer à la composition florale sur les conseils du maître d'hôtel, tandis qu'ils utilisent les aromatiques pour garnir les plats. Quant aux tomates et aux aubergines, les normes liées à la sécurité des aliments nous interdisent de les servir au restaurant, mais ils nous servent d'outils pédagogiques, en montrant aux résidents que les légumes ne poussent pas dans des cagettes ! » Thierry Pitaud ajoute :« Nous avons deux à trois ans pour leur apprendre à consommer différemment et intelligemment. » En effet, la vie à Bois Charente donne aux jeunes l'opportunité d'accéder à des nourritures qu'ils ne connaissaient pas, tels la langoustine et le foie gras, qu'ils apprennent à cuisiner. « Ici, pas de chips ni de bonbons, sauf s'ils en achètent avec leur argent de poche, précise le directeur. Ils goûtent à tout, et nous les amenons à modifier leurs habitudes alimentaires. Mais nous leur expliquons aussi qu'il existe une gastronomie et qu'on ne mange pas non plus des mets raffinés tout le temps. Enfin, ils apprennent que ce qui n'est pas utilisé ne doit pas pour autant être jeté. Le chef de cuisine leur enseigne l'art de travailler les restes, en concoctant, par exemple, des salades froides. »
Depuis 2007, le Manoir est également répertorié en tant que refuge de la Ligue de protection des oiseaux (LPO). Un projet qui tient à coeur à Bernard Chaize, le chef de cuisine : « Il s'agit d'une déclaration sur l'honneur qui nous engage à ne pas utiliser d'insecticides, de fongicides et qui interdit la chasse sur toute la superficie du refuge. » Ce passionné, qui se revendique comme un véritable écolo, tente de transmettre aux résidents sa connaissance des oiseaux. « Nous avons installé des mangeoires aux fenêtres de la cuisine et, en avril et en octobre, ils sont jusqu'à 300 à venir picorer les graines de tournesol et les boules de graisse que les apprentis leur donnent. » Pas facile, cependant, de sensibiliser ces adolescents en difficulté, toujours tentés de transgresser les règles. « Je dois tout le temps surveiller, car certains jeunes leur jettent des pierres, voire tentent d'empoisonner les graines... »
Car si, comme le prétend le directeur, le développement durable est un outil d'insertion pour faire des adolescents accueillis des citoyens de demain, leur faire partager cette préoccupation ne se fait pas du jour au lendemain. La charte de l'environnement a beau être affichée à l'entrée de l'internat, peu de jeunes y prêtent attention. « Certains sont ici depuis longtemps et se fichent toujours éperdument du tri, des économies de chasses d'eau ou d'éteindre la lumière. Parfois, c'est uniquement parce qu'ils refusent l'institution et sont en révolte. Tout comme ils donneraient un coup de pied dans la porte, ils se font un malin plaisir à vider leurs restes de raviolis dans la poubelle jaune », témoigne Marbel Herbon, moniteur-éducateur. Mais le professionnel, qui, chez lui, utilise des produits écobiologiques et réfléchit à l'installation de toilettes sèches, ne perd pas patience : « On dit les choses, on les répète, on peut aussi pousser un coup de gueule ! Récemment, j'ai demandé à récupérer les bouchons de bouteilles en plastique. J'ai expliqué aux résidents que c'était pour financer des fauteuils roulants électriques. Dans quelques semaines, je vais creuser le sujet avec eux. Je pense que, même s'ils donnent l'impression de ne pas écouter, ça rentre quand même. Déjà, ils ont commencé à intégrer le fonctionnement des panneaux solaires . Il faut dire que, cet été, ceux-ci ont accumulé tellement de chaleur que les jeunes se sont brûlés dans leur douche ! Je leur ai montré comment régler le thermostat. » Bernard Chaize est plus sceptique sur la capacité des jeunes à intégrer la dimension environnementale de l'établissement : « L'empreinte carbone, ça leur passe au-dessus de la tête. Quant à ne pas laisser l'eau couler en continu quand ils font la vaisselle, je le leur répète chaque jour. Et puis, quand on a de belles fleurs, il arrive à certains d'en arracher les feuilles. Le pire, c'est qu'ils jettent des papiers et même des fourchettes dans le jardin. » Il est vrai que, pour ces jeunes aux histoires souvent compliquées, sinon douloureuses, l'écologie est rarement une priorité. Sans compter la tentation, toujours présente, de provoquer les adultes. Eric, 15 ans, se plaint ainsi d'avoir été puni après avoir laissé traîner des briques de lait sur la terrasse : « C'est notre coin à nous, on fait ce qu'on veut ! » Même désinvolture affichée chez Peggy, 14 ans : « Je n'éteins jamais la lumière ni la télé, et je m'endors avec la musique. Mais bon... ça va venir. » Pour remédier à ces dépenses d'énergies inutiles, un système d'éclairage par détection a été mis en place dans les toilettes et un dispositif similaire est à l'étude pour les couloirs et les parties communes.
Conscient de ces résistances, Thierry Pitaud ne se décourage pas : « Certes, pour le moment, pour certains jeunes, laver, trier, mettre les bouteilles dans un casier, dépenser leurs 100 € de vêture pour s'acheter autre chose que des Nike ne veut rien dire, admet-il. C'est à nous de les amener à intégrer une autre façon de penser et d'agir. Je pense que ça doit s'imprimer régulièrement dans les gestes du quotidien. » « On en est encore aux balbutiements », estime pour sa part Jean-Jacques Chaumette, chef de service et éducateur spécialisé de formation, qui a adhéré au projet de développement durable, sans pour autant en faire une priorité : « Si je recrute des jeunes et que je leur présente le mode de vie qu'implique la démarche écocitoyenne, ils vont me regarder de travers. Il faut partir de la réalité du jeune, et l'amener petit à petit vers cela. Nous essayons de montrer l'exemple, mais on n'en est qu'au stade théorique. »
Il est vrai que, développement durable ou pas, l'essentiel pour l'équipe est de développer une relation éducative avec les adolescents. « En arrivant ici, les jeunes expérimentent un changement radical de mode de vie et de rapport aux gens. Ils ont souvent vécu dans un environnement où l'adulte n'est pas là pour leur dire ce qu'ils ont à faire. Si on fait du forcing avec eux, ils vont faire tout le contraire. Il faut donc ruser », décrypte Stéphanie Raynaud, psychologue. Pour elle, il est intéressant de s'appuyer sur les projets de vie de ces jeunes qui, à long terme, souhaitent pour la plupart fonder une famille et avoir un métier. « Je leur dis : «Quelle planète voulez-vous laisser à vos enfants ?» et ça les fait réagir. » Deux fois par mois, Stéphanie Raynaud anime également la « réunion de jeunes ». « A la dernière session, nous avons parlé du fait qu'ils jetaient leurs détritus par les fenêtres. Ils m'ont répondu : «Vous n'avez qu'à mettre une poubelle à l'extérieur.» On va le faire. En étant à leur écoute, en ne tentant pas de les casser, on peut arriver à quelque chose. » Ainsi, raconte-t-elle, beaucoup ont été très touchés quand, l'an dernier, un incendie volontaire a ravagé le restaurant, qui fut fermé pendant quatre mois. « Ils ont reproché au jeune incendiaire d'avoir détruit leur outil de travail et de compromettre leur avenir. Cette mésaventure les a fait réfléchir sur l'éphémère et la perte d'un lieu qui, finalement, peut leur permettre une entrée réussie dans la vie active. »
Le fait que les adolescents accueillis ne se montrent pas nécessairement perméables à un changement de leurs habitudes de vie n'empêche pas l'équipe de la MECS d'avancer sur de nombreux projets. Ainsi, Bernard Chaize a planté des érables dans l'allée : « J'aimerais proposer des parrainages d'arbres pour que le lieu redevienne un arboretum. » Autre intention : utiliser l'eau pluviale afin de créer une station de lavage pour les véhicules et les vélos. Il est également question d'aménager les bassins situés derrière le manoir pour y élever des écrevisses et des truites. Enfin, les agents d'entretien ont taillé les haies du parc dans l'idée d'installer un parcours de santé pour les jeunes. Il devra s'intégrer à l'aménagement paysager. Plus terre à terre, l'installation sur chaque nez de robinet d'économiseurs d'eau de type mousseurs va aider à en diminuer la consommation. En outre, certains jeunes finissent par être sensibilisés au projet environnemental de la MECS. Quelques-uns apportent même leur aide pour repeindre les murs de l'internat ou pour bâtir une seconde serre. « De fait, ils respectent davantage les choses pour lesquelles ils ont mis la main à la pâte », observe Pascal Malafont, agent d'entretien du parc. A ceux-là, entre autres, le conseil d'administration remet le blason de l'association, à l'occasion d'une cérémonie officielle. « Cousu sur l'uniforme de travail de l'apprenti, cet écusson certifie qu'il a, pendant son parcours, mis à profit de manière intéressante et positive le dispositif proposé », précise Thierry Pitaud. Depuis 2006, huit jeunes ont ainsi pu arborer la devise du Manoir de Bois Charente : Omnia sine usu vana (« Tout est vain sans pratique »).
(1) MECS Manoir de Bois Charente : 16120 Graves-Saint-Amant - Tél. 05 45 32 70 07.
(2) Pour l'obtenir : Creahi Poitou-Charentes - 3, rue Georges-Servant - 86000 Poitiers - Tél. 05 49 88 22 00 -