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Travail social et développement durable : une proximité théorique, éthique et pratique

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Le « développement durable » n'est pas circonscrit à la protection de l'environnement, et les travailleurs sociaux y participent pleinement. Reste à donner une visibilité à leur contribution, estime le sociologue Philip Mondolfo (1).

«L'action sociale paraît souvent en décalage avec les grands enjeux économiques. Elle manque d'unité du fait de son éclatement entre une multitude d'acteurs institutionnels, professionnels et non professionnels, mais aussi de vision stratégique lui permettant de prendre position dans les débats de société et de formuler des propositions. Dans une période de crise où le développement durable apparaît porteur d'avenir pour l'humanité, il est tentant de s'interroger sur le sens que peut prendre une telle perspective pour l'action sociale.

Au sens commun, le développement durable est associé à la possibilité d'une croissance raisonnable opposée au mode de production industrielle prédateur et déstabilisateur de l'écosystème. Historiquement, cette notion apparue dans les années 80 veut parvenir à réduire les prélèvements sur les ressources non renouvelables non pas en consommant moins mais en orientant le mode de production vers des technologies douces et en consommant mieux grâce à des changements de comportement obtenus notamment en sollicitant l'expertise d'usage des populations pour la définition des enjeux, la conception et l'évaluation des réponses.

Trois caractéristiques majeures structurent le concept de développement durable :

une approche intégrative, qui suggère qu'on ne peut rendre compte du monde par des approches sectorielles et qu'il faut mettre l'accent sur les interactions entre la dynamique des systèmes naturels et celle des sociétés implantées dans le milieu ;

une approche intergénérationnelle, qui veut établir un lien fort entre ce qui se fait aujourd'hui et ce qui pourra, ou non, se faire demain, illustré par la formule attribuée à Gro Harlem Brundtland, ancien Premier ministre norvégienne, pour qui le développement durable vise à «répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs» ;

une approche solidaire et citoyenne dans la mesure où les pays développés et ceux qui aspirent à le devenir ne peuvent continuer leurs prélèvements sur les ressources de la planète sans déstabiliser l'ensemble du système. Ainsi, l'avenir de chacun est lié à celui de tous, ce qui fait de la lutte contre les inégalités de richesses et d'accès à celles-ci, de statuts, de pouvoir, la condition du progrès social général.

Or, si le sens commun commence à percevoir les effets écologiques des comportements économiques prédateurs, on reste encore aujourd'hui dans une conception restreinte du développement durable. Dès lors deux enjeux se dessinent. Le premier porte sur l'appréhension complète du message du développement durable. En effet, les acteurs politiques, administratifs, industriels, voire écologiques n'ont bien souvent qu'une conception économique de cette approche. Pour la plupart d'entre eux, agir dans une perspective de développement durable, c'est concevoir des programmes et des solutions purement techniques et financiers. Par exemple, réaliser des économies d'énergie en substituant des technologies ou en augmentant les prix pour favoriser la sobriété (taxe carbone). Ensuite, les choix politiques sont le plus souvent technocratiques en ne reconnaissant pas pleinement le droit des populations sur leur environnement et la possibilité de contribuer à traiter les problèmes au plus près des niveaux où ils se posent (principe de subsidiarité). Donc le premier défi porte sur la présence et la reconnaissance du volet social dans la conception et l'application des projets de développement durable. Quant au second enjeu, il vise plus particulièrement les professionnels du champ social pour qu'ils prennent conscience du rôle que peut jouer le travail social dans le développement durable et la place qu'il a déjà dans cette démarche.

Mettre en scène la totalité du message

Dans cette dernière optique, il est en premier lieu nécessaire de mettre en scène la totalité du message du développement durable en donnant de la légitimité au volet social. Pour reprendre un exemple vécu, lors d'une biennale de l'environnement organisée par un conseil général, un groupe de travail réunissant plusieurs services de la direction de la prévention et de l'action sociale a choisi, pour présenter les réalisations du conseil général en matière urbaine et de logement, notamment dans le domaine des économies d'énergie, d'élargir la perspective. Et ce en montrant que la question du logement «durable» trouve pleinement son sens si on veille à prendre en considération non seulement les conditions économiques et écologiques de production de logements mais aussi les conditions sociales d'accès, de maintien et de qualité de vie dans un lieu en présentant les contributions des différents services sanitaires et sociaux allant dans ce sens.

Il s'agissait pour le service des aides facultatives de présenter son activité en matière d'accès et de maintien dans les lieux grâce à la mobilisation de ses différents fonds dont le FSL ; pour le service de prévention et d'action sanitaire de montrer son action dans le domaine du logement insalubre et indigne, en particulier à travers les campagnes contre le saturnisme ; pour le service RMI d'aborder l'auto-réhabilitation des logements des titulaires de cette allocation ; et pour les services spécialisés conventionnés avec l e département, d'évoquer leur action en matière d'accompagnement social lié au logement. Enfin, pour le service social, de présenter des interventions aux différents stades de l'accès, notamment auprès des personnes en rupture d'hébergement grâce à un accompagnement temporaire mené par la circonscription sociale spécialisée d'accueil des publics en errance. Il s'agissait aussi d'exposer les initiatives menées dans certaines villes en vue de restaurer les conditions d'un parcours résidentiel pour les personnes en grande difficulté en exposant la construction d'une offre diversifiée allant des maisons-relais au logement de droit commun, en passant par l'hébergement dans des structures avec une allocation temporaire de logement, les résidences sociales, les baux glissants. En développant par le partenariat cette offre alternative associée à un accompagnement, le service social parvient à contribuer à stabiliser des personnes en grande difficulté et, à terme, à leur ouvrir la possibilité d'accéder à un logement définitif. Cette sécurité dans le mode de vie reste une condition du développement des personnes, en particulier des enfants.

Défis à relever

Ceci nous conduit à examiner le second défi à relever : faire prendre conscience à l'ensemble des acteurs, dont les travailleurs sociaux, de la contribution de l'action sociale au développement durable, qui ne leur apparaît pas toujours évidente. Or le travail social est en proximité théorique, éthique et pratique avec la démarche de développement durable (2).

En proximité théorique d'abord. En effet, la vision transdisciplinaire et systémique du développement durable trouve un large écho dans le travail social habitué, pour comprendre et intervenir sur les situations des personnes, à mobiliser les différentes approches en sciences sociales et humaines et à croiser différents domaines (administratif, juridique, économique, sanitaire...) tout en agissant selon différentes méthodes individuelles et collectives.

Le travail social se retrouve aussi en proximité éthique avec le développement durable puisqu'il s'attache à la promotion humaine en agissant sur les conditions faites aux plus défavorisés, aux dominés (lutte contre les violences faites aux femmes, pour les droits de l'enfant...), aux exclus de l'emploi, etc.

Initiatives dispersées

Quant à la proximité pratique mesurée par les contributions à la lutte contre les inégalités, pas besoin d'insister, c'est le lot quotidien du travail social. De manière plus originale, il est aussi présent sur le volet de la consommation, celui de la «mal bouffe» avec ses conséquences sanitaires et financières, celui des ressources pour lutter contre le dérèglement climatique. Par exemple en matière alimentaire, avec l'action conduite avec des habitants d'un quartier multiethnique pour réaliser un livre de recettes permettant de faire le lien entre plusieurs cultures tout en proposant des plats de qualité et peu coûteux. Dans le domaine de la maîtrise des ressources, en faisant connaître par des informations collectives ou des expositions les règles de comportement, les petits trucs que chacun peut s'approprier pour économiser l'eau, le gaz, l'électricité tout en réduisant ses factures. Il agit aussi pour sensibiliser les populations, notamment les enfants, aux questions écologiques avec par exemple l'organisation conjointe entre service social et Education nationale d'une exposition de dessins sur le thème de l'environnement accompagnée d'un jeu de société portant sur des questions d'écologie. Dans le domaine du recyclage, nous avons aussi l'exemple d'une action conduite sur un quartier «sensible» à partir d'un problème d'hygiène autour d'un bâtiment. Les femmes-relais saisies de ce problème par des habitantes ont organisé des réunions de femmes désireuses de changer ces conditions de vie en allant chaque matin nettoyer les parties communes, ramasser les seringues avant que les enfants ne partent à l'école... Cette initiative de nettoyage et de fleurissement du quartier se termine par une visite de la déchetterie où des employés expliquent le tri sélectif. Progressivement, l'action va impliquer des enfants et les transformer en relais auprès de leurs familles sur ces questions.

Pris sur un département, ces quelques exemples de développement social mené par des travailleurs sociaux qui contribuent à mobiliser des habitants sur certaines problématiques tout en permettant de recréer des espaces de débat public et de prise en charge des problèmes par les personnes concernées avec le soutien des professionnels sont au plein sens du terme en proximité conceptuelle et pratique avec la démarche de développement durable et son principe de subsidiarité. Le problème, c'est que tout le monde l'ignore et n'imagine pas que cela puisse faire partie des missions du service social alors même que de nombreux travailleurs sociaux vont dans ce sens. Autrement dit, l'enjeu aujourd'hui n'est pas de convertir les travailleurs sociaux à la démarche de développement durable, ce qu'ils font implicitement, mais de donner un sens explicite et sûrement plus de cohérence et de visibilité à ce qui n'est aujourd'hui qu'un ensemble d'initiatives dispersées et dans certains lieux encore limitées en nombre.

Mais en faisant ce choix d'énonciation, il faut être conscient que cela suppose de se hisser à la hauteur du message et de rompre avec certains comportements. En effet, le travail social reste dominé par une idéologie qui veut que les acteurs économiques ne soient pas fréquentables parce qu'ils sont mus par des considérations mercantiles et une logique de profit. De l'autre côté, les acteurs économiques considèrent encore les travailleurs sociaux comme de doux rêveurs et leurs services comme des bureaux des pleurs où se pratique l'assistanat. L'approche des questions du monde en termes de développement durable interpelle ce type de préjugés et d'oppositions et pose le principe d'une dynamique contributive là où les théories et les représentations ont depuis des décennies donné légitimité aux confrontations, au cloisonnement. La perspective «développement durable» a le mérite de donner la possibilité de jeter des ponts, de redonner du sens à des processus et à des conceptions complexes et de renforcer la légitimité des acteurs qui portent par leurs discours et leurs méthodes des perspectives articulatoires sans pour autant qu'il soit question, pour le travail social, de renier l'importance donnée à la relation d'aide individuelle. Dans ce sens, le développement durable est un allié pour tous ceux qui veulent développer un modèle d'action coopératif au-delà de leur seul champ. Intégrer le logiciel du développement durable dans sa pratique conduit donc à se poser la question essentielle mais souvent dérangeante parce que ça ne va pas de soi : pourquoi et comment travailler ensemble ?

Plus-value

Ensuite, face au dénigrement du travail social, il faut avancer sur la question de la plus-value de son intervention en matière de services fournis aux populations. Dans les exemples que nous avons cités, des indicateurs territoriaux doivent pouvoir être élaborés permettant d'évaluer les signes positifs d'un retour à des situations raisonnables en termes de conservation de la nature et de stabilisation des conditions de logement des populations. La contribution à la «décarbonisation» pourrait s'appréhender par l'observation de la diminution des consommations et des pollutions sur un territoire tandis que l'amélioration des conditions de vie des familles doit pouvoir s'apprécier par exemple à travers la diminution des divers endettements, la baisse des frais d'hôtel consacrés par les différentes institutions aux ruptures d'hébergement. Agir dans ce sens ne coûtera pas plus cher à la société car des ressources professionnelles et bénévoles existent et sont déjà employées à cela. Simplement une requalification affichée, lisible et visible en termes de contribution aux équilibres des écosystèmes et des systèmes sociaux permettrait de donner une légitimité à cette mission de service public qui relève d'une démarche de développement durable. »

Contact : pmondolfo@gmail.com

Notes

(1) Auteur de Conduire le développement social - Ed. Dunod, 2005.

(2) Les propos qui suivent reprennent en partie la réflexion menée par un groupe de travail du service social départemental contenue dans un document intitulé Les assistants sociaux de la Seine-Saint-Denis acteurs de développement durable, décembre 2005.

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