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« L'exclusion numérique se définit par les usages »

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« Fracture numérique »... La formule a le mérite de la simplicité pour décrire les inégalités d'accès aux nouvelles technologies de l'information et de la communication. Mais avoir accès à un ordinateur et à l'Internet n'est pas tout. Encore faut-il pouvoir en développer des usages adaptés, explique le chercheur Pascal Plantard, qui préfère employer le terme d'« e-exclusion ».

Que recouvre la notion de « fracture numérique » ?

La fracture numérique fait référence à l'idée de « fracture sociale » lancée par Jacques Chirac en 1995. Il est couramment admis aujourd'hui que la fracture numérique renvoie plutôt à une question d'accès. A savoir, l'accès à un micro-ordinateur et à l'Internet depuis son domicile. Le taux d'équipement des ménages doit se situer actuellement entre 75 % et 80 %. Celui des ménages connectés est un peu moins élevé, et celui des connectés actifs encore moins. Reste que plusieurs enquêtes, dont nos propres travaux quantitatifs, montrent que les écarts entre les différents groupes d'usagers de micro-ordinateurs et d'Internet n'ont pas décru depuis 2000. Cela ne signifie pas que le nombre des personnes n'ayant pas accès à un ordinateur n'a pas diminué, mais que la fracture se déplace, et que ce n'est donc pas forcément la bonne entrée.

Quelle est alors la bonne entrée ?

Nous préférons parler d'exclusion numérique (« e-exclusion »), ou inversement d'inclusion numérique (« e-inclusion »), plutôt que de fracture numérique. La question n'est en effet pas tant d'être équipé et connecté que d'utiliser effectivement cet outil. Ainsi, parmi les retraités, beaucoup ont pris des abonnements Internet avec le téléphone, mais leur usage effectif du Web reste assez limité. Un sur deux seulement utiliserait Internet. L'e-inclusion renvoie en réalité à des usages, autrement dit à des pratiques socialisées structurées dans la rencontre entre des groupes de personnes et un ensemble de technologies. On peut citer comme exemple d'usage relativement récent le développement des réseaux sociaux numériques, notamment sur Facebook. Le premier travail consiste donc à identifier quels sont les usages pour une population donnée.

Existe-t-il un lien entre le niveau de revenu et l'utilisation des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) ?

Il n'existe pas de déterminant social ou économique simple ou unique sur ces questions. Tout comme l'exclusion au sens large du terme, l'e-exclusion est un phénomène multifactoriel, et corréler un niveau de revenu avec l'usage des nouvelles technologies, ça ne fonctionne pas. Bien sûr, à partir du moment où des personnes se trouvent dans la précarité, voire la grande précarité, il est évident que leur usage des NTIC se révèle extrêmement limité. Mais nous disposons de quelques travaux qualitatifs sur des opérations du type « Internet de quartier », à Brest, ou encore des réseaux d'échange de savoirs, à Rennes. Et on voit que des personnes, même en très grande précarité, se mettent à utiliser ces technologies dans des espaces publics numériques à partir du moment où elles en ont le temps, où elles sont dans un environnement suffisamment bon, et où elles sont accompagnées.

Quels publics affichent le plus faible usage des NTIC ?

Environ un quart de la population est en situation de non-usage, de résistance, voire d'exclusion envers les technologies. Dans ce champ de recherche, qui est comme un archipel composé d'îlots regroupant des populations ayant des usages communs ou rencontrant les mêmes obstacles, nous avons identifié quatre grands groupes en difficulté à l'égard des technologies de l'information et de la communication. Le premier est composé des seniors, dont les trois quarts souffrent d'un handicap culturel face aux NTIC. Une situation encore aggravée pour certains par leur précarité économique et leur faible niveau d'études. La deuxième catégorie regroupe les allocataires des minima sociaux, qui sont 55 % à ne pas être usagers des nouvelles technologies. Ils peuvent y avoir accès, matériellement parlant, mais n'en expriment pas le besoin, ou n'en ont pas le temps, ou ne disposent pas du bagage culturel et éducatif suffisant. Autre population : les travailleurs pauvres et les actifs modestes, qui comptent presque 30 % de non-usagers. Ce qui n'est pas très loin des 25 % de la population totale. Enfin, et c'est assez nouveau pour nous, on trouve les personnes isolées, dont 65 % sont non utilisatrices des NTIC. Et ce, à peu de chose près, quel que soit leur niveau de revenu. Parmi les personnes isolées, beaucoup sont équipées, mais cela n'est pas suffisant pour développer un usage. Il faut disposer d'un réseau social préexistant. Sans compter que la question de l'identité numérique entre en résonance frontale avec la construction de l'identité personnelle. Il faut noter que l'on trouve, parmi les isolés, les parents des familles monoparentales, qui ne sont que 25 % à être usagers des TIC. Ces personnes ne sont pourtant pas toutes en difficulté, mais elles considèrent qu'il n'y a pas de place pour ces technologies dans l'urgence de leur organisation familiale.

Internet est encore, en grande partie, un univers de l'écrit. N'est-ce pas, là aussi, une source d'exclusion pour certaines populations ?

Bien évidemment, l'écrit apparaît comme une frontière, mais liée plutôt à la question de l'isolement. Quand on relance les fonctions de communication de la lecture et de l'écriture chez des personnes en difficulté, l'usage des technologies suit sans problème. Dans L'invention du quotidien, paru en 1980, Michel de Certeau évoquait le « braconnage » des cultures. C'est-à-dire la façon dont certains groupes s'approprient les formes de la culture dominante. C'est ce phénomène de braconnage que l'on retrouve dans l'usage que font certaines personnes de la lecture, en particulier son usage social, qui va leur rendre les technologies plus ou moins faciles d'accès. C'est également pour cette raison qu'il existe un véritable croisement entre le mouvement des réseaux d'échanges réciproques de savoirs - ou encore certains projets d'accès à la culture comme ceux menés par ATD quart monde - et ce qui s'invente au sein des espaces publics numériques.

L'école peut-elle jouer un rôle de rattrapage pour les jeunes qui ne disposent pas chez eux d'un accès aux NTIC ?

Le poids de la prescription institutionnelle représente un vrai problème pour l'usage des nouvelles technologies dans l'enseignement. C'est d'ailleurs à mettre en parallèle avec les difficultés de l'Education nationale à lutter contre l'échec scolaire ou à prendre en compte les phénomènes tels que les violences urbaines. L'école peut jouer un rôle positif si elle intègre dans ses prescriptions les pratiques socialisées que constituent les usages de ces technologies sans les étiqueter « scolaires ». Malheureusement, la plupart du temps, elles le sont tellement qu'elles ont un effet de repoussoir vis-à-vis des jeunes. On l'a constaté avec les cartables numériques distribués à des élèves dans certains départements. Et c'est la même chose avec les espaces numériques de travail des universités, qui relèvent d'une logique ministérielle descendante. Les étudiants sont censés être la population la plus consommatrice d'Internet. Or, en Bretagne, 25 % d'entre eux n'utilisent pas Internet dans un contexte d'enseignement. Alors qu'ils sont 100 % à l'utiliser en tant que jeunes.

Les travailleurs sociaux se saisissent-ils de la question de l'accès aux NTIC ?

Dans le travail social institué, clairement, ce n'est pas le cas. En revanche, un certain nombre de professions émergentes et d'interprofessionnalités nouvelles vont dans ce sens, mais sans que cela soit vraiment visible. Ainsi, nous voyons s'articuler l'identité des animateurs d'espaces publics numériques - appelés « cybercommunes » en Bretagne - autour des grands thèmes de l'éducation populaire qui avaient structuré une partie du travail social à la fin des années 1970 et au cours des années 1980. Même s'ils ne connaissent pas cette tradition, ces animateurs rencontrent des usagers divers et variés, notamment des personnes en difficulté, et ils mettent en oeuvre des partenariats du côté de l'emploi, de l'interculturel, de l'accès aux droits... Bref, toute la palette du travail social. Les pratiques innovantes viendraient donc plutôt de l'extérieur du travail social, dans un mouvement pédagogique, informatif et social issu du monde des technologies, du Web 2.0 ou encore du logiciel libre... D'ailleurs, en tant que responsable, à Rennes, d'une filière de formation sur les usages sociaux et éducatifs des technologies de l'information et de la communication, je trouve symptomatique de voir arriver des étudiants dont les motivations renvoient clairement au travail social, mais qui n'ont pas envie de devenir travailleurs sociaux.

REPÈRES

Pascal Plantard, éducateur spécialisé de formation initiale, est enseignant chercheur en sciences de l'éducation à l'université Rennes-II Haute-Bretagne. Il est chargé de la filière de formation « Usages sociaux et éducatifs des TIC ». Il est aussi coresponsable du programme de recherche sur l'e.inclusion du GIS M@rsouin (réseau de laboratoires travaillant sur les usages des TIC).

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