Il y a une vingtaine d'années, la sexualité des adultes déficients intellectuels était une question taboue. Aujourd'hui, de plus en plus de personnes handicapées mentales deviennent parents. Entre temps, la norme d'épanouissement promue auprès des enfants et adolescents accueillis en instituts médico-éducatifs (IME) a profondément changé, explique Bertrand Coppin, directeur de l'Ecole européenne supérieure en travail social de Saint-Omer (Pas-de-Calais) (1). « Le modèle proposé aux jeunes est d'être le plus possible comme tout le monde - utiliser les transports en commun, aller à la piscine municipale, jouer au foot dans le club du quartier. Cette socialisation construite en lien avec l'environnement ordinaire fait naître l'aspiration des adolescent(e)s à vivre comme tout un chacun : habiter dans un logement indépendant, partir en vacances, avoir un copain ou une copine, fonder une famille », développe Bertrand Coppin, à l'initiative d'une recherche d'envergure sur les parentalités difficiles (voir encadré, page 28).
Le travail éducatif auprès des jeunes a ainsi favorisé l'émergence de leur désir de devenir parents dont, parallèlement, la concrétisation était rendue possible par le mouvement de désinstitutionnalisation. Néanmoins, « le décalage reste souvent grand entre les parents de ces jeunes adultes et les intéressés », observe Christelle Moulié, psychologue responsable du secteur « vie sociale » de l'Unapei (Union nationale des associations de parents et amis de personnes handicapées mentales). « De nombreux parents en sont encore au stade d'accepter que leurs enfants aient une vie affective et sexuelle alors que ces derniers revendiquent leur droit à la parentalité et, dans certains cas, lui donnent réalité - ce qui est essentiellement le fait de jeunes à déficience légère ou moyenne », précise-t-elle. De fait, les services d'accompagnement à la vie sociale (SAVS), destinés à épauler les adultes les plus aptes à vivre en milieu ordinaire, constatent un nombre croissant de situations de parentalité.
Dans le Nord, riche en établissements et services pour personnes déficientes intellectuelles, l'Udapei (Union départementale des associations de parents et amis de personnes handicapées mentales) a cherché, en 2001, à savoir précisément ce qu'il en est. Un pointage lui permet alors de repérer 1 040 enfants ayant au moins un parent atteint de déficience intellectuelle. A titre d'exemple, l'association de Roubaix-Tourcoing dénombrait une centaine d'enfants dans ce cas en 1995. Elle en recense 225 en 2001. Le chiffre de 1 040 ne représentant que les situations connues par ses neuf associations membres, l'Udapei suppose que, pour l'ensemble du département, le total des enfants concernés serait compris entre 1 500 et 2 000. « Nous avons pris conscience qu'il ne s'agissait plus d'une réalité isolée et qu'il convenait d'accorder une attention particulière aux façons d'étayer ces parentalités », explique Brigitte Doré, directrice générale adjointe de l'Udapei.
La réflexion a été conduite dans un double souci. D'une part, la prévention précoce des troubles et retards chez les enfants - qui, pour la majorité d'entre eux, ne présentent pas à la naissance de déficience intellectuelle. D'autre part, la prévention du placement qui, jusque-là, était souvent la réponse apportée d'emblée aux cas de parentalité de personnes handicapées mentales. Pour imaginer des modalités d'aide adaptées à ces parents, le principe a été de les considérer d'abord comme des parents et pas des personnes handicapées. Le regard s'est ainsi déplacé de la présomption d'incapacité des adultes déficients intellectuels à s'occuper de leurs enfants à la promotion des compétences parentales des intéressés, même s'ils n'exercent pas toujours l'intégralité de leur parentalité.
Dans la droite ligne de ce raisonnement, c'est auprès de la direction enfance-famille du conseil général, et non pas de celle chargée des personnes handicapées, que l'Udapei du Nord a cherché - et trouvé - les moyens de développer des dispositifs d'aide à la parentalité. Grâce à une convention passée en 2002 avec le département et renouvelée depuis, les neuf APEI (associations de parents et amis de personnes handicapées mentales) ont pu créer des postes dédiés à l'accompagnement des parents d'enfants mineurs dont au moins l'un a vu sa déficience reconnue par la maison départementale des personnes handicapées. Les professionnels de ces pôles ou services « parentalité », intégrés ou adossés à un SAVS, ont pour mission d'apporter aux parents un soutien éducatif dans les domaines pratiques liés à la vie quotidienne et à la prise en charge de l'enfant, et de faciliter leurs relations avec les structures de droit commun (protection maternelle et infantile [PMI], crèches, services sociaux, etc.). Symétriquement, ces intervenants sont également chargés de sensibiliser les acteurs du milieu ordinaire à la problématique de la déficience intellectuelle et de répondre aux difficultés qu'ils peuvent rencontrer avec le public handicapé.
Principalement réalisé lors de visites à domicile, le travail avec les parents dépend de leur libre adhésion et il est basé sur les demandes qu'ils expriment - lesquelles tournent très souvent autour des questions d'obéissance. Il s'agit également d'expliciter et de reformuler les conseils donnés aux intéressés par leurs différents interlocuteurs et de veiller à une bonne coordination des multiples professionnels qui gravitent autour de la cellule familiale. « Nous n'intervenons pas directement auprès de l'enfant, mais aidons les parents à se positionner par rapport à lui et à répondre à ses besoins », explique Patricia Münch, responsable du service d'aide à la parentalité de Lille. Fin 2008, celui-ci accompagnait 35 familles (dont 30 % de mères seules) et 57 enfants. « Sans compter les parents qui participent aux rencontres de notre groupe de parole, mais ne bénéficient pas de soutien par ailleurs, soit parce qu'ils n'en souhaitent pas, soit parce qu'ils doivent patienter en attendant qu'une place se libère », précise Patricia Münch.
A la différence de ce qui se fait dans le Nord, l'aide des parents déficients intellectuels est généralement intégrée à l'ensemble de l'étayage que les professionnels des SAVS peuvent apporter aux adultes concernés. Le principe est le même : il s'agit de conjuguer l'accompagnement spécialisé nécessaire à des personnes en situation de handicap avec les réponses que la société leur propose comme à tout autre parent, commente Nadine Chéreau, directrice adjointe du pôle hébergement de l'Adapei du Maine-et-Loire. « Pour soutenir la parentalité des personnes en situation de handicap, l'articulation du social et du médico-social est une nécessité », souligne-t-elle, pointant la dialectique de ce travail de soutien, qui doit « permettre de rendre le pouvoir aux parents tout en assurant la protection de l'enfant ».
De fait, associant des problématiques qui relèvent de champs de compétences distincts, les parents déficients intellectuels mettent les intervenants de secteurs différents en demeure de travailler ensemble. Mais le partenariat va rarement de soi et la constitution d'un réseau requiert beaucoup de temps et d'énergie ainsi qu'une relative stabilité des professionnels. Ces ingrédients sont réunis dans le Piscénois, région de l'Hérault qui entoure la petite ville de Pézenas (8 000 habitants). Une autre caractéristique de ce territoire rural est de comporter un assez grand nombre de places en SAVS et structures dédiées aux personnes porteuses de handicap mental (ESAT, foyers-logements, etc.). Ce contexte a conduit Jean-Marie Bloch, psychiatre du secteur, à se rapprocher du SAVS de l'association Vallée de l'Hérault, il y a une douzaine d'années. « Nous avons beaucoup réfléchi avec ce médecin aux difficultés des personnes handicapées parents, notamment à leur souffrance quand leur enfant est placé et à la façon de les aider alors à être quand même parents », explique Anne-Marie Clerc-Junqua, éducatrice spécialisée de ce SAVS de Pézenas. Petit à petit, d'autres acteurs - une assistante sociale, une éducatrice de l'aide sociale à l'enfance... - ont été invités à participer aux rencontres bimestrielles initiées par le psychiatre. Le réseau s'est progressivement constitué, avant de démarrer de façon plus large et systématisée en 2005. Co-piloté par Jean-Marie Bloch, les directeurs des deux SAVS de Pézenas, Mireille Galtier, pédopsychiatre dans l'unité de psychologie périnatale du centre hospitalier de Béziers - qui a une permanence dans l'hôpital de Pézenas - et Christine Lieb, directrice adjointe de l'Agence départementale de la solidarité du Piscénois-Agathois, le dispositif rassemble une quarantaine de professionnels. Ils exercent dans le champ du handicap, de la santé (psychiatrie adulte et enfant, obstétrique, pédiatrie, PMI), de la petite enfance et du social. Les partenaires se réunissent tous les deux mois à l'hôpital local pour débattre des situations qui leur ont posé problème dans leur articulation de réseau ou en termes cliniques. Quatre fois par an, ils bénéficient d'interventions - sous forme théorique et d'analyse des pratiques - de spécialistes de l'Association de formation et de recherche sur l'enfant et son environnement (Afrée).
« Interpellation plus précoce des divers acteurs, amélioration des prises en charge conjointes et «sécurisation» des professionnels, ce qui leur évite, notamment, d'agir dans l'urgence et la précipitation : les bénéfices de ce travail en réseau se sont très vite fait sentir », raconte Christine Lieb. Ainsi, l'expression d'un désir d'enfant - souvent formulée par les jeunes femmes sur le mode du passage à l'acte - n'est plus redoutée comme par le passé. « Les éducateurs des SAVS ne se sentent plus en faute si une grossesse survient et nous-mêmes, à la PMI, à l'ASE et au service social, ne sommes plus «secoués» quand une naissance se profile », explique Christine Lieb. « Nous étions auparavant dans le soupçon d'incompétence des parents et ne cherchions pas à voir s'ils étaient en mesure d'exercer une quelconque parentalité, par exemple avec des étayages tels qu'une socialisation précoce en crèche ou chez une assistante familiale, ou bien un placement séquentiel dans une famille d'accueil », souligne la responsable de la solidarité. « Anticipant le danger pour la santé, la sécurité ou l'épanouissement de l'enfant, nous étions prisonniers d'une inquiétude qui nous interdisait toute créativité. » A contrario, le travail partenarial permet d'oser imaginer, au cas par cas, des réponses adaptées aux besoins des parents et de l'enfant, et de les réajuster en fonction des évolutions.
Avec les adolescents qui ont été placés à la naissance, on s'aperçoit que le lien d'attachement à leur famille d'accueil a eu tendance à prendre l'exclusivité, explique Christine Lieb. C'est pourquoi « notre objectif, quand les parents ne sont pas trop déficitaires, est de mettre en oeuvre un accompagnement tel qu'ils puissent garder leur enfant au moins la première année, afin de favoriser l'instauration de cet attachement ». Actuellement, une quarantaine de familles sont au centre des attentions du réseau « parentalité-handicap mental » du Piscénois - parmi lesquelles de nombreuses mères seules, car les couples stables sont rares. « Les effets à court terme de cette approche sur le développement de l'enfant sont déjà notables », précise Christine Lieb, gageant qu'à plus longue échéance, les conséquences de ce partenariat ne pourront également qu'être bénéfiques. Mais, il ne s'agit pas pour autant de verser dans l'angélisme. Quelle que soit sa richesse, le travail mené « ne résout pas l'incertitude de ces naissances quant au devenir des enfants », souligne Mireille Galtier, pédopsychiatre (2). Si rien n'est jamais joué, ni dans un sens, ni dans l'autre, précise-t-elle, ces parcours sont objectivement toujours des parcours compliqués.
« Lorsque l'enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris », écrivait Victor Hugo. Si cet enfant a des parents en situation de handicap mental, les travailleurs sociaux qui gravitent autour de son berceau auraient plutôt tendance à être plongés dans la plus grande perplexité. Pour « objectiver, ou tout au moins tendre à une objectivation de la situation de ces parents », Bertrand Coppin, éducateur spécialisé et psychologue, et son équipe de praticiens et formateurs de l'association Parentalité difficile (Padi) ont réalisé, en 2004, une enquête unique en son genre (3).
144 services d'accompagnement à la vie sociale (SAVS), situés dans 61 départements, ont répondu à un questionnaire très détaillé relatif aux parents bénéficiant de leur soutien. Les résultats de cette recherche concernent 683 familles, dont au moins l'un des parents a une reconnaissance de travailleur handicapé. Dans près des deux tiers des cas, le handicap des intéressés est considéré comme « grave », dans environ un tiers des situations comme « moyen » et de façon marginale comme « léger ». Ces familles ont donné le jour à 1 060 enfants de 0 à 40 ans, dont 50 % sont âgés de moins de 8 ans. Autrement dit, il y a autant d'enfants nés entre 1997 et 2004 que d'enfants nés entre 1964 et 1996, ce qui confirme que les dernières années aient été propices aux naissances, souligne Bertrand Coppin.
Les parents décrits sont très divers. La grande majorité d'entre eux vit en couple, mais près d'une situation sur trois est celle d'une mère seule avec son ou ses enfants. Dans 90 % des cas, ces parents ne cohabitent pas avec d'autres membres de leur famille. 38 % des adultes concernés ne bénéficient pas de protection juridique, 17 % sont sous tutelle et environ 45 % sous curatelle. La plupart des parents ont accédé à une scolarité primaire et environ 20 % d'entre eux ont suivi une scolarité secondaire en collège. Une majorité nette de ces parents semble ne pas avoir été bien traitée dans l'enfance, ni avoir bénéficié de conditions stables de développement. Le plus souvent, ces parents sont d'origine ouvrière ou modeste. Ils sont une infime proportion (2 %) à avoir un père cadre et près de dix fois plus nombreux (18 %) une mère en grande difficulté. Dans leur grande majorité, les parents de ces adultes ne présentaient pas de déficience intellectuelle.
En ce qui concerne leurs propres enfants, 83 % d'entre eux n'ont pas été reconnus handicapés. Parmi les enfants scolarisés, 63 % ont une scolarité ordinaire et un peu plus d'un tiers suivent un cursus dans le secteur spécialisé. 56 % des enfants ont des troubles du comportement, 50 % des troubles de l'apprentissage et 36 % des troubles du langage. Environ un sur dix présente des problèmes de sommeil et/ou d'incontinence, 8 % des troubles psychiatriques.
La majorité de ces enfants (67 %) vit avec ses parents ; ceux dont ce n'est pas le cas ont été six fois sur dix placés sur décision judiciaire.
Dans la vie quotidienne, les travailleurs sociaux qui ont répondu à l'enquête jugent les trois quarts des mères fiables en ce qui concerne le contrôle de l'équilibre alimentaire des enfants, ainsi qu'en cas de maladie de ces derniers et face aux dangers domestiques. En revanche, devant les mêmes situations, seuls 24 % à 40 % des pères sont crédités de réactions appropriées. S'agissant des tâches domestiques, des repères dans le temps et de la gestion du budget, environ la moitié des parents sont considérés comme très autonomes, les autres se répartissant par ordre décroissant dans les catégories allant de l'autonomie complète jusqu'à la quasi-absence d'autonomie - surtout les pères devant le ménage et la lessive... Les mères sont également beaucoup plus investies que les pères dans l'éducation des enfants : 91 % d'entre elles (contre 67 % des pères) communiquent avec l'enfant et deux tiers d'entre elles jouent avec lui (47 % des pères). En matière d'aide aux devoirs, qui pose particulièrement problème à des parents ayant des difficultés cognitives, 28 % des mères, cependant, y participent (10 % des pères).
Que veut dire être parent ?
Comment les personnes déficientes intellectuelles vivent-elles leur parentalité ? Ce n'est pas aux travailleurs sociaux, mais directement aux adultes concernés que Virginie Leroux a posé la question. En 2005, la psychologue a réalisé une étude qualitative auprès d'usagers d'un établissement et service d'aide par le travail (4). Quatre pères et trois mères, ayant une déficience intellectuelle légère à moyenne, ont accepté de témoigner. Ces parents sont âgés de 32 à 48 ans et ont au total 16 enfants de 4 à 22 ans, dont seulement 6 vivent avec eux. Les autres ont été confiés à leur autre parent quand le couple parental s'est séparé, ou sont placés. Cependant, « si, dans leur discours, les parents ont fait des différences entre les enfants qui sont placés et ceux dont ils ont la garde, ils ont également insisté pour dire que ce sont tous leurs enfants », précise Virginie Leroux. Aucun de ces parents, d'ailleurs, ne remet vraiment en cause le fait que certains de leurs enfants aient été confiés à d'autres, souligne la psychologue, mais tous craignent que ce fait conduise à ce qu'eux-mêmes ne soient plus reconnus comme parents par les professionnels et, pire, par leurs propres enfants. Remarquant que ces derniers se comportent parfois « comme un adulte » à leur égard, les parents souffrent alors de se sentir en position d'infériorité. Ainsi, Patrice dit que ses filles (de 11 et 9 ans) parlent comme des grandes personnes. « Tes enfants ils parlent, mais en réfléchissant », lui rétorque Christiane.
Face à des enfants très attentifs, voire protecteurs à leur égard, les parents se culpabilisent, mais ils ne savent pas comment modifier la situation. « Ils n'osent pas trop parler de cela autour d'eux, de crainte d'être jugés et que cela ait des conséquences dans la réalité de la prise en charge de leur enfant », explique Virginie Leroux. Ces parents ont également tout à inventer, ajoute-t-elle : comme ils n'ont pas eu, dans l'enfance, des parents qu'ils estiment avoir été « bons » pour eux, ils évoluent sans modèle.
Ayant une haute idée de leurs responsabilités à l'égard de l'enfant, les parents rencontrés reconnaissent qu'ils ont des difficultés à jouer pleinement leur rôle. Selon eux, ces difficultés sont aggravées par leur sentiment d'être toujours surveillés par les professionnels et parfois par leur propre mère. « Ceux qui sont censés les aider sont, pour beaucoup, vécus comme persécuteurs et contribuent à augmenter les craintes des parents de ne pas être à la hauteur », souligne Virginie Leroux. A la quasi-unanimité, cependant, les parents revendiquent « d'occuper leur place de père ou de mère, même si au quotidien une autre personne qu'eux s'occupe de leur enfant ».
(1) Lors d'une journée d'étude sur la parentalité des personnes en situation de handicap mental, organisée à Angers le 23 juin par le centre de formation Cefras - Cefras : 2, rue des Eglantines - BP 12 - 49120 Chemillé - Tél. 02 41 30 02 40.
(2) In Parentalité, vous avez dit « fragile » ? - Ed. érès, 2009.
(3) Effectuée avec le soutien de la Fondation de France, de la CNAF et de l'Ecole européenne supérieure en travail social de Lille, cette recherche est consultable à l'adresse suivante :
(4) Cf. Reliance n° 26, décembre 2007 - Ed. érès.