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« Il existe une confusion entre prévention et dépistage »

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Quatre ans après le tollé provoqué par le rapport de l'Inserm sur le dépistage précoce des troubles des conduites, l'ambition de repérer les enfants « à problèmes » n'a pas disparu. Loin de là, s'alarme Sylviane Giampino, psychanalyste et psychologue, coauteur de « Nos enfants sous haute surveillance », qui dénonce la montée en puissance des déterminismes et des grilles d'évaluations comportementales standardisées.

Vous attaquez de front certaines techniques de dépistage précoce des difficultés psychologiques des enfants. Pour quelles raisons ?

Nous avons voulu attirer l'attention sur des méthodes qui s'installent en France sous couvert de prévention ou d'éducation précoce, sur leurs fondements théoriques et, au-delà, sur leurs soubassements idéologiques. Lorsqu'on affirme que l'on va pouvoir dépister de plus en plus tôt des enfants et déduire ce qu'ils sont et ce qu'ils deviendront à partir de ce qu'ils font, on s'oriente vers une logique de tri d'enfants, qui va déboucher sur des traitements, des institutions et des pédagogies spécifiques, pour ne pas dire ségrégatives.

« Tout se joue avant 3 ans. » La formule a fait florès, mais correspond-elle à la réalité ?

Il faudrait plutôt dire que les trois premières années de la vie fondent les bases du devenir de la personnalité de l'enfant, mais qu'elles ne sont pas déterminantes. Ce qui ne s'est pas fait avant 3 ans peut encore grandir après, car il reste tant à faire dans les domaines du soin, de l'éducation, des réponses aux besoins affectifs, cognitifs, moteurs... Autrement, ce serait ajouter le déterminisme psychologique à la liste des déterminismes biologiques, génétiques et sociaux qui font leur grand retour depuis quelques années.

Vous revenez notamment sur le rapport publié par l'Inserm en 2005 sur le dépistage précoce des troubles des conduites(1). En quoi est-il emblématique de ces dérives que vous dénoncez ?

Ce rapport avait provoqué une forte mobilisation parmi les professionnels du soin, de la prévention et du social, mais il n'est qu'un symptôme de l'état actuel de notre rapport aux enfants. Ils sont supposés être rois mais, en réalité, ils font peur et on essaie de les contrôler. Tout cela n'est pas nouveau. Dès 1989, dans une intervention à l'Unesco, j'attirais l'attention sur le fait que l'on était en train de mettre en place des grilles de facteurs de risques et de critères des enfants à risque. S'y montrait déjà le désir d'objectiver le psychisme et la relation avec le jeune enfant. On ne peut pas tout cautionner au nom de la prévention psychologique. Et un interventionnisme mécanique en direction des enfants et des familles peut s'avérer pathogène. Car si on se met à épingler certains comportements, comme l'agressivité ou la dispersion, on risque d'induire ce que l'on prétendait justement éviter. On fige l'expression de processus par lesquels un enfant passe pour devenir à terme un être adapté et socialisé.

Est-ce pour cette raison que vous considérez que l'on confond normalité et santé mentale ?

Le tournant entre la psychiatrie et la santé mentale est mal amorcé. Jusqu'à il y a une vingtaine d'années, l'équilibre de l'enfant se pensait plutôt en termes d'organisation psychologique. On faisait une différence entre la structure et les traits de personnalité, et la construction d'un petit être humain se concevait comme un processus inscrit dans une durée. A présent, avec la logique du trouble, on aborde la question de l'équilibre psychologique de l'enfant à partir de grilles standardisées de comportements, dont certains seraient réputés normaux et d'autres anormaux. Ces grilles sont des produits dérivés de la nosographie(2) américaine, en particulier le Diagnostic and Statistical of Mental Disorders (DSM) version IV, qui est une classification des désordres mentaux à partir de signes observables de l'extérieur. Dans le DSM-IV, on considère qu'un comportement observable est anormal lorsque son occurrence statistique chez une personne est supérieure à celle de la moyenne de la population. Ce qui veut dire, par exemple, que si plus de 50 % des enfants de 10 ans pratiquaient couramment le vol à l'étalage, celui-ci serait considéré comme un comportement normal ! Avec ce système, on débouche sur des catégories discutées, comme le trouble des conduites (TC), le trouble avec opposition et provocation (TOP) et le trouble de déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). Ce dernier a valu à un trop grand nombre de jeunes Américains d'être mis sous Ritaline.

Pourquoi cette approche heurte-t-elle tant en France ?

Parce qu'elle repose uniquement sur de l'épidémiologie, de la statistique et du visible. Or l'approche clinique qui prévaut consiste à décrypter, à travers ce que les enfants donnent à voir, la signification de leurs comportements. On s'intéresse à ce qui n'est pas dit et n'est pas toujours observable. Ce modèle plurifactoriel cherche à comprendre l'ensemble des causes à l'origine du mal-être d'un enfant, et à apporter la meilleure réponse d'aide possible parmi toutes celles qui existent. Sans dogmatisme.

Vouloir dépister tôt les difficultés des enfants part pourtant d'une bonne intention...

Bien sûr. Tout le monde s'accorde sur le fait qu'il vaut mieux intervenir tôt dans l'apparition d'éventuelles difficultés. Mais tout dépend de la façon dont on s'y prend. Aujourd'hui, en France, on est en train d'inventer des fausses solutions en s'entichant de méthodes qui confondent prévention avec dépistage et prédiction. Et sur des critères discutables. On attribue une valeur de trouble psychologique à des comportements d'enfants dont on s'aperçoit, en y regardant de plus près, qu'ils font partie, pour certains, des étapes normales du développement. Ainsi, le mensonge à l'âge de 4 ans n'est en rien le signe d'une évolution future vers la transgression et la délinquance. C'est un moyen pour l'enfant de vérifier que ses enveloppes psychiques commencent à se constituer, et qu'il n'est pas pénétrable psychiquement par les adultes. C'est une étape fondamentale d'autonomisation, différencier ce qu'il pense de ce qu'il dit et de ce qu'il fait. Bien entendu, il faut éduquer les enfants à dire la vérité, mais on ne peut pas faire du mensonge, à cet âge-là, un signe prédictif de troubles ultérieurs. Il faut donc que les professionnels et les parents regardent de près les outils avec lesquels certains voudraient faire de la prévention pour leur enfant.

Justement, les professionnels de la petite enfance, de l'éducation et du travail social ne sont-ils pas, malgré tout, influencés par ces courants de pensée ?

De fait, on forme les professionnels à ces façons de penser linéaires, dans lesquelles un problème a une seule cause et une seule réponse possibles. Exit les enfants originaux, les parcours particuliers. On cherche ainsi à éliminer la logique du symptôme, qui analyse comme un signal et un appel ce qu'un enfant donne à voir de son mal-être. Ce qui est proposé à la place, ce sont des questionnaires comportementaux qui peuvent être remplis par des professionnels non spécialisés. Ils doivent pouvoir s'utiliser de façon collective, et ne pas prendre plus de vingt à trente minutes. Quand les enfants sont repérés dans les crèches et les écoles, on les oriente vers des sessions d'apprentissage de ce que les promoteurs de ces techniques appellent des « habilités sociales ». Autrement dit, on inculque aux enfants des comportements réputés être adaptés à ce que la société attend d'eux, et on ne cherche pas à savoir pourquoi leurs comportements sont différents.

Vous défendez plutôt une prévention psychologique « en rhizome ». C'est-à-dire ?

Il existe déjà de bons outils de prévention en France, même s'ils nécessiteraient des améliorations. Ce sont les « maisons vertes », les réseaux d'aide et d'appui à la parentalité, les secteurs de pédopsychiatrie, les centres médico-psycho-pédagogiques, les centres d'action médico-sociale précoce, les services de protection maternelle et infantile, les psychologues des services et établissements sanitaires et sociaux, etc. Tout cela forme un dispositif en rhizome, et qui agit sur trois niveaux. Le premier est celui que l'on met en place pour accompagner la vie ordinaire, et faire en sorte que les enfants grandissent dans de bonnes conditions de vie, de santé et d'éducation. Le deuxième niveau consiste à faire en sorte que des acteurs de terrain soient présents au bon moment pour accompagner les enfants et leurs familles dans les aléas de la vie ordinaire, séparations, hospitalisations... Enfin, le troisième niveau est celui de la prise en charge et de l'aide, lorsque survient un événement grave, un handicap, un décès, pour soutenir la fratrie... Ce système n'est malheureusement pas suffisamment lisible, et il faut encore en améliorer la cohérence et la capacité d'évaluation.

REPÈRES

Psychanalyste et psychologue, Sylviane Giampino est spécialiste de la petite enfance. Elle a été infirmière auprès d'enfants psychotiques en hôpital psychiatrique, puis institutrice auprès d'enfants porteurs de handicaps neurologiques et psychologue en crèches et services de la protection maternelle et infantile. Avec la neurobiologiste Catherine Vidal, elle publie Nos enfants sous haute surveillance. Evaluations, dépistages, médicaments... (Ed. Albin Michel).

Notes

(1) « Troubles des conduites chez l'enfant et l'adolescent » (Inserm, septembre 2005) - Voir ASH n° 2423 du 30-09-05, p. 46, puis ASH n° 2443 du 17-02-06, p. 43, et ASH n° 2448 du 24-03-06, p. 36.

(2) La nosographie est la description et la classification méthodiques des maladies selon des critères d'exclusion et de différences.

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