Recevoir la newsletter

De la dérive à l'amarrage

Article réservé aux abonnés

Voguant sur la Garonne, le centre éducatif renforcé La Péniche Bosco s'efforce de redonner un cadre à six jeunes délinquants multirécidivistes venus de toute la France. Ces derniers y deviennent des mousses, le temps d'un séjour de rupture de sept à quatorze semaines.

Sur le quai du port de Blaye, dans l'estuaire de la Gironde, une éducatrice et deux jeunes filles en service « manoeuvre », portant chacune un tee-shirt siglé « Péniche Bosco », sont venues chercher les visiteurs. La péniche, de 40 mètres de long, est amarrée plus loin, au milieu de l'estuaire. Il faut la rejoindre avec un canot à moteur que les mousses de plus de 16 ans apprennent à conduire. C'est entre ciel et eau, sur cette péniche armée par l'Association Saint-François-Xavier Don Bosco(1), que Matthias O., 14 ans, va passer les trois prochains mois.

Matthias est arrivé quelques heures plus tôt de Toulouse avec son éducatrice de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et sa tante pour une admission au centre éducatif renforcé (CER) La Péniche Bosco, à Gradignan, près de Bordeaux. Jean-Pierre Dumas, le directeur, l'a reçu avec le psychologue Bouamor Nasser dans le bureau du CER, au coeur du domaine boisé où se trouve le siège de l'association. Le jeune garçon a été envoyé par le juge des enfants, après un an de petits et de gros larcins qui l'ont mené à plusieurs reprises au commissariat et devant la justice. Pour la plupart des jeunes, le placement en CER représente une alternative à la prison ou au sursis avec mise à l'épreuve. Ils sont orientés par le juge car ils ont commis des incivilités ou des délits plus graves. Ils sont là aussi, bien souvent, parce qu'ils sont rejetés des établissements éducatifs classiques. « Dans certains dossiers qui nous arrivent, la réponse à la question «A combien de temps évaluez-vous la durée du placement ?» est parfois «le plus longtemps possible !», ou «jusqu'à sa majorité» », souligne le psychologue. Une bonne indication de la qualité des relations de ces jeunes avec les adultes. Jean-Pierre Dumas précise que « 80 % des mineurs placés en CER le sont à la suite de plaintes d'éducateurs pour violence. Ils sont souvent placés depuis longtemps, et la rotation des adultes réveille chez eux des problématiques d'abandon. Ils sont déstructurés à tous les niveaux, déscolarisés, avec des parcours familiaux chaotiques, des problèmes sociaux importants dans la famille et souvent une migration ».

Une description qui colle bien à Matthias. « Après des années en famille d'accueil, il a été placé à nouveau chez sa mère il y a un an, alors qu'elle souffre d'une maladie mentale et vit d'une pension d'invalidité, raconte sa tante. Il a alors été livré à lui-même et a arrêté le collège. » Jean-Pierre Dumas explique à l'adolescent le fonctionnement du CER La Péniche, où il sera affecté à l'équipage comme mousse. Première question du jeune garçon : « Est-ce qu'on pourra fumer ? » Il a acheté trois paquets en prévision de son séjour. Mais les règles sont strictes : on ne peut apporter de l'extérieur que ses vêtements. Pas de cigarettes, ni de briquet, ni de lecteur MP3, ni de téléphone, ni d'argent, à part les 13 € donnés par le directeur pour la première semaine. « Pour chaque service, vous toucherez une rémunération qui sera distribuée le jeudi et vous pourrez faire des courses, explique ce dernier. Vous pourrez fumer, mais pas n'importe où, seulement près de la passerelle d'embarquement, car c'est interdit à bord. »

La solde des matelots

Sur la péniche, le travail est tarifé : 1 à 2 € par service d'une demi-journée, 4 € pour une journée de « mitron », c'est-à-dire de cuisine, plus une prime si la rotation des chambres se passe bien (cabines propres et en bon état). Chaque cabine individuelle correspond à un service - les cabines de tribord sont à la « manoeuvre », c'est-à-dire au service du bateau, tandis que celles de bâbord sont à la « cambuse », au service des personnes et de l'hygiène -, et les mousses en changent chaque dimanche. « C'est bon, j'vais pas travailler ! », réagit vivement Matthias. « Certains gagnent 25 € par semaine », l'encourage le directeur, qui poursuit en expliquant qu'il faut être dans sa chambre à 22 h 30 et que l'extinction des feux se fait à 23 heures.

A l'issue de l'entretien et de l'inventaire de ses affaires, Matthias va fumer dehors, seul. Au moment de monter en voiture pour rejoindre la péniche, amarrée à 60 kilomètres de là, il est introuvable. Après dix minutes de recherches infructueuses, le directeur décide de partir sans lui. « Ce sont des gosses qui tyrannisent leur famille et leurs éducateurs. Là, je lui montre que je n'attends pas. » Retrouvé dans le parc une demi-heure plus tard par une éducatrice de l'association, le garçon rejoindra finalement la péniche dans une autre voiture...

A bord, l'équipage compte dix ou onze personnes : deux éducatrices spécialisées, un moniteur-éducateur, une stagiaire éducatrice et le pilote de la péniche (un éducateur ou le directeur), ainsi que six « mousses ». Ce sont six jeunes âgés de 14 à 17 ans, accueillis en trois sessions annuelles de trois mois (de septembre à décembre, de janvier à mars et d'avril à juin). Au total, l'équipe du CER compte dix équivalents temps plein : le directeur, six éducateurs, deux moniteurs-éducateurs, ainsi qu'un psychologue et une secrétaire à mi-temps. « Pour que l'éducation soit renforcée, il faut que l'équipe éducative le soit aussi, estime Jean-Pierre Dumas. C'est pour cela que j'ai fait le choix de n'avoir que des éducateurs diplômés, et pas de personnel d'intendance ou de mécanique. » Une configuration qui implique que toutes les tâches soient effectuées par les mousses, aidés des éducateurs. Ces derniers se relaient sur trois périodes de deux jours et demi par semaine, chaque équipe bénéficiant d'une réunion de régulation avec le psychologue Bouamor Nasser. « Je suis à bord trois fois par semaine avec les trois équipes, le mardi soir, le jeudi matin et le samedi soir, expose ce dernier. Je commence par la réunion de régulation, puis j'enchaîne avec les rendez-vous individuels avec un éducateur ou un jeune. Comme je vois toutes les équipes, j'ai aussi une fonction de lien. » Ce rythme atypique a été choisi après plusieurs expérimentations. « En 2007-2008, nous avons pris des veilleurs de nuit avec des éducateurs qui faisaient trente-cinq heures. Mais ce découpage nous obligeait à fixer la péniche, et les jeunes le vivaient mal, se souvient Jean-Pierre Dumas. La rotation des adultes a entraîné une augmentation de la violence, et donc des arrêts maladie. De plus, cette sédentarisation a éveillé l'inquiétude des riverains. On est donc repartis, mais avec des séquences plus longues. »

Une microsociété sur l'eau

Installer un centre éducatif renforcé sur une péniche est un projet réfléchi de longue date par Jean-Pierre Dumas. Sur les 65 CER existants, la moitié proposent des activités liées au monde rural, d'autres se consacrent au cirque ou à des activités maritimes, comme à Saint-François-Xavier où sont également organisés des séjours en mer sur de vieux gréements. La Péniche Bosco a été achetée en 2003 ; sa cale a été spécialement aménagée en lieu de vie pour le CER. Elle peut héberger 18 personnes. Son intérêt est d'apporter « un cadre contenant, qui permet de faire baisser la violence des mineurs ; un cadre symbolique, pour éviter la position de supériorité des adultes, avec des éléments repérables entre le dedans et le dehors, de façon à répondre à la caractéristique d'errance de cette population », détaille le directeur. L'équipage nécessaire à un bateau favorise une organisation en microsociété parfaitement adaptée à la méthode fondée sur le lien et le contrat social. On y tente une expérience de vie collective dont l'objectif est de poser les bases de rapports nouveaux, plus respectueux des autres. Une expérience d'emblée différente puisque, ici, tout le monde se vouvoie et se donne du mademoiselle Unetelle ou du monsieur Untel. « Le choix de vouvoyer les mineurs et de les appeler par leur nom de famille va contre l'idée que l'empathie nécessite le tutoiement, reconnaît Jean-Pierre Dumas. Cela a été long à mettre en place car, aux deux premières sessions, les équipes n'y arrivaient pas. Mais un jeune m'a dit après : «Ici, on nous traite autrement. » »

Chaque jeune est mis en situation de prendre des responsabilités, lors des services de cuisine, de buanderie, d'entretien du bateau, de courses, de réfection des infrastructures de plaisance ou de réhabilitation des berges, et même de réception du public. Libre à lui, ensuite, de les accepter ou non. Tous les matins, la cloche sonne pour le réveil à 7 h 50, 7 h 55 et 8 heures. Si le jeune décide de ne pas se lever pour faire son service, personne ne viendra le sortir du lit. En revanche, il ne touchera pas d'argent s'il n'est pas présent aux deux réunions de passage de consignes et de validation de services, à 9 h 30 et 14 h 15. Du coup, il ne pourra pas s'acheter ses précieuses cigarettes. Par ailleurs, lors de ces réunions de passage de consignes, un certain nombre de tâches sont tirées au sort avec des cartes. Une façon de mettre le poids de ces contraintes sur le hasard plutôt que sur les éducateurs... Sur la péniche, tout est fait pour qu'une autorégulation se mette en place entre les jeunes. Si le jeune chargé des repas ne les prépare pas, c'est tout l'équipage qui n'aura à manger que des fruits et du pain sec. « Chacun a besoin des autres, explique Aurélie Aurensan, éducatrice spécialisée sur la péniche depuis mai 2007, après y avoir fait son stage professionnel. Le mitron va faire à manger pour les autres, mais, pour cela, il a besoin que les autres aient fait les courses. » Le lendemain de notre arrivée sur le bateau, trois jeunes se sont levés (dont ceux qui avaient dit en réunion la veille au soir qu'ils ne se lèveraient pas), tandis que trois autres sont restés au lit (après avoir veillé jusqu'à 3 heures du matin, au lieu de respecter l'heure du coucher). Mais à 11 h 30, mademoiselle H., une des mousses en service buanderie, est descendue réveiller mademoiselle J., de « mitron » ce jour-là, afin qu'elle se mette à préparer le repas, qui fut finalement prêt à l'heure.

Une sociabilité à reconstruire

La nourriture, il est vrai, tient un rôle très important sur la péniche. Non seulement les adolescents préparent les repas, mais en plus ils le font avec les ingrédients les plus bruts possible. Pour créer une rupture, et lutter contre le « tout, tout de suite » propre aux adolescents. « En général, ces jeunes ne mangent que des kebabs, des hamburgers ou des bonbons, explique Cyril Poncy, ancien veilleur de nuit devenu moniteur-éducateur. Ils ne font que passer chez eux et ne s'assoient pas à table pour partager un repas. » Ici, des livres de cuisine sont à la disposition des mousses, qui choisissent eux-mêmes les menus, quand c'est leur tour de mitron, à partir d'une liste de cambuse fixe et sans fioritures (ni biscuits, ni sodas, ni ketchup, etc.). « Les repas vont du plat de pâtes au beurre à des choses plus élaborées, raconte Aurélie Aurensan. On fait aussi le pain avec pétrissage à la main. » Le jour de notre visite, le mitron avait oublié le sel dans le pain, mais du gâteau au chocolat attendait pour le goûter.

Tout est bon pour rebâtir une sociabilité fondée sur le respect. Préparer à manger pour les autres en est un aspect important, tout comme recevoir du public à bord, qu'il s'agisse d'enfants de centres de loisirs, de personnes âgées de maisons de retraite ou de chercheurs du CNRS. « Ce travail sur la construction du lien leur sera très utile plus tard », assure Jean-Pierre Dumas. L'un des objectifs du séjour en CER est d'aider à « l'évaluation des jeunes, de leur situation et des potentialités existantes en termes de solutions éducatives durables », précise le cahier des charges de la PJJ. Ici, leur autonomie est observée dans la gestion de leur linge, des services, du mitron... « Notre seul but est qu'ils se révèlent, qu'ils montrent un nouveau visage », continue le directeur. D'ailleurs, les éducateurs ne lisent pas les dossiers des jeunes, sélectionnés par le directeur et le psychologue (une centaine de demandes par an pour 24 places), afin de commencer la relation sans a priori.

Le cahier de doléances

Au début de chaque session, la péniche est nettoyée de toute décoration et les règles « remises à zéro ». Les jeunes pourront proposer des idées, marquer leur empreinte et exercer leurs compétences de négociation. Pour ce faire, ils disposent d'un cahier de doléances relevé par l'équipe tous les lundis. Les réponses aux demandes sont apportées lors de la grande réunion du jeudi matin. La semaine de notre visite, les requêtes portaient sur une augmentation du pécule - « car nous travaillons dur » -, sur des envies de télé, de radio, de pains spéciaux hamburgers, de frites surgelées, de ketchup, de magazines (Closer, Public...), sur le fait de ne pas changer de chambre le dimanche et de faire plus de sorties. « Souvent ces jeunes ont des demandes très pressantes mais très volatiles, décrypte le psychologue Bouamor Nasser. Parfois, ils peuvent avoir un accord de principe sur une demande, mais ne pas aller au bout de la démarche car elle requiert de s'y impliquer. » La principale réclamation concerne l'heure du coucher, un sujet sensible sur la péniche. « Je trouve bidon que vous avé fait la règle que lon se couche a 22 h 30 quar nous some assé grande malgré no délire ! [...] On auré souhété au moin nous couché à 23 h 30 », revendique, dans une orthographe approximative, l'une des mousses qui a arrêté l'école à 12 ans.

Toujours délicate chez certains jeunes habités par l'angoisse de l'abandon, la question du coucher manque de tourner, le soir de notre visite, au bras de fer entre jeunes et éducateurs. Mais le directeur, appelé au secours par l'équipe, coupe court aux velléités d'affrontement : « On énonce les règles mais on ne va pas au conflit, rappelle-t-il. Allons nous coucher. » Lors d'une précédente session, il avait dû se séparer d'un éducateur qui « voulait mater les jeunes, notamment sur la question du coucher ». Michel Labardin, le directeur général de l'association Saint-François-Xavier Don Bosco, insiste sur le fait que « l'éducatif renforcé, et pas répressif, est un challenge permanent, où l'on est toujours sur le fil du rasoir ». Ce soir-là, les jeunes ont nargué les éducateurs en restant fumer sur le pont après l'heure d'extinction des feux et de retrait du briquet collectif, accroché à un fil sur le pont. Le lendemain matin, pourtant, de façon inattendue, monsieur O. et mademoiselle I. sont venus voir Cyril Poncy, l'éducateur qui dort à côté du carré des jeunes. « Ils se sont excusés de m'avoir empêché de dormir, s'étonne-t-il. C'est un grand pas ! Même si ce ne sera pas forcément calme pour autant ce soir. »

Que deviennent les jeunes à leur sortie du CER ? « On voit une réelle évolution, notamment par rapport à l'apprentissage des règles de respect, alors qu'ils étaient en absence de cadre et de limites », observe Cyrielle Navlet, élève éducatrice, en stage professionnel de troisième année. Mais l'équipe ne se fait pas pour autant d'illusions sur l'efficacité du dispositif pour éviter la récidive. « Ici, on démontre que d'autres relations sont possibles, avec d'autres codes de relation, souligne Jean-Pierre Dumas. Nous donnons un exemple de communauté raisonnable, mais dans les cités c'est le règne du trafic et la loi du plus fort. » Autre écueil du système : la faiblesse de la coordination en amont et en aval du CER, malgré la désignation d'un éducateur « fil-rouge » de la PJJ, chargé de suivre le jeune avant et après son placement. Sans compter que le retour dans l'établissement d'origine après le séjour de rupture en CER n'est pas toujours possible pour ces jeunes qualifiés parfois d'« incasables ».

En outre, le passage en CER ne favorise pas la reprise rapide de l'école, même si une stratégie d'apprentissage est développée, pendant le séjour, pour ces jeunes généralement en rupture scolaire (lecture et calcul lors de la préparation des recettes, mécanique, électricité et physique en navigation). « Des sessions de trois mois ne sont peut-être pas adaptées, car on déscolarise les gamins, s'inquiète Jean-Pierre Dumas. Mademoiselle J. avait un contrat d'apprentissage avec un patron. Or, en la faisant venir jusqu'en décembre au CER, on lui a cassé son année scolaire. » Pour lui, un placement rapide et réactif serait peut-être plus utile qu'un placement long. « Avec des sessions de trois mois, on n'a aucune réactivité, regrette-t-il. En septembre, nous ne pouvons plus donner de place avant janvier ! » Sa demande à la PJJ d'ouvrir le CER en continu n'a, pour l'instant, pas reçu de réponse favorable. Mais une expérimentation de fonctionnement permanent est actuellement conduite dans quatre autres CER.

Notes

(1) Association Saint-François-Xavier Don Bosco : 181, rue Saint-François-Xavier-Don-Bosco - BP 112 - 33173 Gradignan Cedex - Tél. 05 56 75 78 78.

VOS PRATIQUES

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur