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Malaise dans l'éducation spécialisée

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Ce n'est pas le « coaching » qui doit venir au secours de la formation des éducateurs, mais une réflexion collective de l'ensemble des professionnels, soutient Didier Bertrand, directeur du Service d'investigation, d'orientation et d'action éducative géré par l'AVVEJ (1), à Paris. Il répond à une récente tribune libre de Jean-François Duvic (2).

«Dans sa tribune libre, Jean-François Duvic invite à revoir les formations des éducateurs, éducateurs spécialisés ou moniteurs-éducateurs. Pourquoi pas ?, puisque la formation des éducateurs est aujourd'hui coutumière de changements permanents avec, par exemple, l'adoption d'un référentiel professionnel en 2004 en vue de définir les modalités d'organisation de la validation des acquis de l'expérience pour l'obtention du diplôme d'Etat d'éducateur spécialisé (DEES), référentiel lui-même modifié en 2007 à l'occasion d'une refonte du DEES, cette fois dans le souci d'harmoniser les diplômes du travail social. Les travailleurs sociaux ont récemment pu mesurer combien la vie législative pouvait être riche : loi du 2 janvier 2002 relative aux institutions sociales et médico-sociales, loi du 5 mars 2007 sur la prévention de la délinquance, loi du 5 mars 2007 sur la protection de l'enfance, sans oublier les décrets, arrêtés, circulaires et autres recommandations et schémas renouvelés périodiquement... A l'approche d'une nouvelle décennie, quelques textes supplémentaires, de nouvelles réformes permettraient la poursuite d'une modernisation jugée inéluctable, allant de soi selon ses promoteurs invisibles et faisant fi des dégâts collatéraux : incertitude extrême, déni de reconnaissance, épuisement professionnel, souffrance au travail...

En l'occurrence, il ne s'agit pas d'une réforme de plus mais d'une révolution culturelle que suggère ce consultant ; en effet, il n'hésite pas à mobiliser un vocabulaire jusque-là absent d'un environnement professionnel, certes en mutation et en quête de sens, mais attaché à des valeurs. Evoquant des outils pédagogiques à construire, notre auteur convoque des dispositifs aux accents modernes puisque importés du monde de l'entreprise dont chacun sait la richesse humaine : ateliers de développement personnel et séquences de coaching représenteraient l'avenir d'une formation professionnelle contrainte de s'adapter aux enjeux de la modernité. Pour mieux convaincre les lecteurs, Jean-François Duvic mobilise des occurrences managériales très répandues dans le monde de l'entreprise : ingénierie, éthique, évaluation, démarche qualité... au nom d'usagers «qui attendent une réelle aide face à leurs problématiques et pas seulement qu'on leur apprenne à vivre avec».

Or l'éducation spécialisée vit depuis quelques années une crise d'identité qui peut expliquer avec quelle facilité le discours de l'entreprise envahit ce monde professionnel. Le référentiel professionnel adopté en 2007 n'est pas exempt de références proches de celles mises en exergue par Jean-François Duvic. Ainsi, la définition de la profession et du contexte d'intervention précise que l'éducateur spécialisé «aide au développement de la personnalité et à l'épanouissement de la personne». A la lecture d'une telle définition, comment ne pas aussitôt penser au développement personnel ?

Des glissements sémantiques

De même, la référence à une «commande sociale éducative» vient signifier une rupture avec un passé récent, quand le travail social répondait à une demande sociale, celle de la prise en charge de la cohésion sociale et du lien social. Ces glissements sémantiques s'inscrivent dans une succession de changements sources d'opposition entre «modernes» et «anciens» : intervenant social/travailleur social, court terme/ long terme, relationnel/éducatif, proximité/distance, individuel/collectif, commande/demande, coach/psy... Un travail de déconstruction est à l'oeuvre au nom des droits des usagers, futurs «clients». Le référentiel professionnel, avec quelques références à visée commerciale (commande, donneurs d'ordre), a vu le jour sans susciter de débats parmi les professionnels. Il a été construit dans les coulisses des ministères, à l'insu des praticiens alors que ce sont les pratiques qui sont convoquées pour justifier l'avènement des compétences au détriment des qualifications. Qui sait aujourd'hui la composition du Conseil supérieur du travail social ? Qui connaît le rôle de la Commission professionnelle consultative du travail social et de l'intervention sociale pourtant chargée de l'élaboration des référentiels professionnels ?

Alors que les repères viennent à manquer, que la culture professionnelle tend à disparaître sous l'emprise d'experts venus d'ailleurs et par défaut de mobilisation des professionnels, il n'est pas surprenant qu'une nouvelle idéologie infiltre, voire contamine, le champ de l'éducation spécialisée. Des mots consensuels viennent ainsi remplir le vide conceptuel. «Ethique» est l'un de ces termes passe-partout, présent à chaque page à défaut d'être compréhensible par le plus grand nombre. Associée aux droits des usagers, l'éthique doit inspirer nos conduites, d'où cet appel de Jean-François Duvic à «former désormais des techniciens-praticiens équipés, d'une part, d'une éthique et, d'autre part, d'outils».

Or, plutôt que se référer à une éthique aux contours imprécis, les praticiens de l'éducation spécialisée auraient probablement à s'inspirer de Roland Gori, initiateur de «l'Appel des appels» (3) et partisan de construire une éthique en acte, «une clinique authentiquement éthique, à même de solliciter l'écoute du praticien, son aptitude à entendre les besoins et les désirs du patient, un discernement moral et une réflexion critique que ne fournissent ni les lois de la science ni celles du droit» (4). Mais la clinique a-t-elle encore droit de cité quand prévaut le culte du résultat, lorsque la rentabilité des actions devient le premier critère d'évaluation ? Le coaching s'inscrit parfaitement dans cette perspective en imposant une rentabilité comportementale qui consiste à considérer chaque individu comme une micro-entreprise dont il faut augmenter l'efficacité.

Pour agir, le professionnel de l'éducation spécialisée a certes besoin d'une boîte à outils mais son intervention suppose aussi une mise à distance, tant par rapport à la situation sur laquelle il intervient que par rapport à ses pratiques. Il doit donc être capable de réflexivité mais également évoluer dans un environnement pacifié, suffisamment bienveillant pour permettre initiative, créativité et innovation. Or, aujourd'hui, un fort sentiment d'insécurité pèse sur les travailleurs sociaux. Les origines en sont multiples comme l'a montré un récent rapport réalisé pour l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (5). Parmi les difficultés repérées, il est fait référence à des usagers difficiles, voire «inguérissables», à une crise de la professionnalité, à un rythme de travail de plus en plus intense, à un contexte de transformation des repères professionnels ; sont également pointés des contradictions trop importantes entre les prescriptions et le travail réel, le manque de soutien, le défaut de reconnaissance des collègues et des responsables...

Le malaise est suffisamment profond pour ne pas se contenter de réponses simplistes. Il y a urgence à rompre avec l'urgence, à ne plus s'inscrire dans l'immédiateté et l'instantanéité, à se méfier d'un présent détaché du passé. L'opposition entre présent et passé ne saurait aider à construire l'avenir ; critiquer le passé ne doit pas empêcher un travail de transmission absolument nécessaire pour comprendre l'évolution d'un champ professionnel en mal d'identité, en panne de théories propres mais fort d'expériences souvent originales, riches d'enseignement si l'on prend le temps de les étudier pour mieux les faire vivre. Ce n'est pas d'un coaching aux accents individualistes que doit se doter la formation des éducateurs spécialisés, mais d'une réflexion collective qui donne la parole à l'ensemble des professionnels en lieu et place des experts. La technocratie qui s'est développée à tous les niveaux impulse de nouvelles politiques souvent éloignées du réel selon un processus décrit par Eugène Enriquez : «La technocratie ne s'intéresse pas au réel. Elle se limite volontairement au registre de la rationalisation intégrale et totale des comportements humains. [...] La technocratie s'exprime dans l'idée que le gouvernement des experts va pouvoir faire le bonheur des gens... sans eux et au besoin contre eux, mais jamais avec eux» (6).

Se réapproprier une culture professionnelle

L'éducation spécialisée vit aujourd'hui une crise que connaît également une autre institution d'éducation, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), en proie à un mal-être dont la gravité est connue et qui dispose de quelques longueurs d'avance en matière de management violent et de restructurations brutales. Il serait probablement pertinent d'appeler à une pause dans les réformes. Pour éviter que le malaise perdure, que l'éducation spécialisée ne soit plus, un travail intellectuel s'impose. Il exigera du temps et une mobilisation de tous les professionnels appelés à penser les métiers de demain. A l'heure de l'extériorisation des savoirs, il importe de se réapproprier collectivement une culture professionnelle pour favoriser son évolution au regard des enjeux nouveaux, loin des modes aux effets déshumanisants.

Selon Jean-François Duvic, les «états généraux des éducateurs spécialisés» organisés à Toulouse en 1992 auraient marqué un tournant. Cette analyse discutable ne saurait empêcher l'idée de tenir de nouveaux états généraux, et pourquoi pas un «Grenelle du travail social» qui réaffirmerait la volonté de faire vivre un modèle professionnel original à visées éducative, thérapeutique, pédagogique et sociale, selon une approche pluriprofessionnelle et pluridisciplinaire. »

Contact : SIOAE 75-AVVEJ - 43 bis, rue d'Hautpoul - 75019 Paris - Tél. 01 40 34 93 21 - direction.sioae75@avvej.asso.fr

Notes

(1) Association vers la vie pour l'éducation des jeunes.

(2) Voir ASH n° 2624 du 18-09-09, p. 21.

(3) Voir ASH n° 2595 du 6-02-09, p. 26, n° 2602 du 27-03-09, p. 27 et n° 2627 du 9-10-09, p. 23.

(4) Roland Gori, Marie-José Del Vogo, La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l'existence - Flammarion, 2009.

(5) « Usure des travailleurs sociaux et épreuve de la professionnalité. Les configurations d'usure : clinique de la plainte et cadres d'action contradictoires » - Voir ASH n° 2562 du 13-06-08, p. 37.

(6) « Individu et organisation : quelles perspectives d'avenir ? », in L'homme à l'échine pliée. Réflexions sur le stress professionnel - Sous la direction d'Ingrid Brunstein - Ed. Desclée De Brouwer, 1999.

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