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Le travail social au risque de la pacification sociale ?

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Crise du modèle d'intégration, évolution libérale des politiques et territorialisation, apparition de la question ethnique... D'auxiliaire d'intégration, le travail social est-il en passe de devenir un auxiliaire de pacification sociale et culturelle ? Telle est l'une des questions centrales qui émerge du débat organisé par les « ASH » entre Robert Castel et Manuel Boucher. A partir de leurs travaux, les deux sociologues confrontent leurs regards sur les changements qui traversent le travail social.

Robert Castel, le travail social « classique » aurait fonctionné, selon vous, comme un auxiliaire d'intégration de l'Etat. N'est-ce pas réducteur de l'appréhender uniquement dans le cadre de sa dépendance à la puissance publique ?

Robert Castel. Il ne s'agit pas d'une relation de détermination mécanique, mais de participation à une dynamique commune. Je pars de l'hypothèse qu'il existe des correspondances assez étroites entre le développement de l'Etat social et celui du travail social. Et quand l'un est mis en défaut, l'autre en subit le contrecoup. Pendant la période qui va de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu'au milieu des années 70, on a assisté à une expansion continue de l'un et de l'autre. Alors que, parallèlement au développement économique et social, se met en place un système social généralisé avec des droits attachés au travail, le travail social se détache progressivement de la vieille tradition d'assistance et se professionnalise. C'est qu'en laissant de côté toute une série de personnes qui, en raison d'un handicap ou d'un déficit, ne peuvent pas rentrer dans la société salariale et bénéficier de ses protections, le progrès social laisse subsister une face d'ombre un peu honteuse.

Aussi l'Etat va-t-il développer une ambitieuse politique d'assistance et d'aide sociale et affirmer son rôle de contrôleur, de coordinateur et de régulateur sur l'ensemble des institutions sanitaires et sociales. Le travail social constitue alors une structure « intermédiaire » pour mettre en oeuvre les politiques de promotion du social. Il est un auxiliaire de l'Etat providence, attaché à la prise en charge de publics spécifiques, auxquels il doit faire passer quelque chose du rôle protecteur que se donne la puissance publique. Il a un rôle de « rattrapage » pour donner ou redonner leur place à ceux qui ne la trouvent pas par eux-mêmes. Dans le même temps, il le fait à travers des interventions individuelles, de type clinique. D'où un paradoxe : alors qu'il se voit attribuer un rôle collectif et politique, puisque sa finalité est d'aider à promouvoir l'intégration sociale des individus dans une société de quasi-plein emploi, il l'exerce en proposant un service individuel.

Manuel Boucher. La professionnalisation du travail social s'est effectivement constituée en référence à un modèle clinique de réparation en direction des populations à risque. Pour autant, là où je serais plus critique, c'est sur la vision fonctionnaliste du travail social, voire assez condescendante, qui est souvent développée par des sociologues traitant du champ social. Généralement, il y a deux façons d'appréhender le travail social : soit on se situe du côté du système, soit du côté des acteurs. Or, en le ramenant à la fonction d'auxiliaire d'intégration sociale ou de normalisation, on se place du côté du système. Cette vision doit être complétée par une sociologie des acteurs, qui met en évidence leur ambivalence et leur réactivité. C'est ainsi qu'après la Seconde Guerre mondiale, des travailleurs sociaux, notamment dans le champ de l'éducation spécialisée et de l'animation socio-culturelle, ont refusé de se considérer comme de simples agents de contrôle social et de domination, ils se sont définis aussi comme des émancipateurs de conscience proposant des modes d'intervention alternatifs basés sur la reconnaissance et la confiance réciproque. Dans cette perspective, je reprendrais la thèse du sociologue François Dubet, selon laquelle le travail social est une articulation plus ou moins difficile de logiques en tension : celles d'une activité de contrôle, d'une activité de service et d'une relation singulière. Si la logique de contrôle est jugée indispensable dans certaines situations comme l'enfance en danger, le plus souvent les travailleurs sociaux, qui sont conscients des risques de stigmatisation et de ses effets dévastateurs, la conjuguent avec les deux autres. Si l'on veut réfléchir à ce que peut être le travail social, il faut prendre en compte ses différents registres d'action.

R. C. De fait, je ne suis pas du côté des acteurs - c'est d'ailleurs un mot dont je me méfie beaucoup. Néanmoins, je pense avoir toujours gardé beaucoup de distance à l'égard des critiques du contrôle social telles qu'elles ont fleuri dans les années 70, et selon lesquelles les travailleurs sociaux seraient des agents de normalisation et viseraient, avec l'appui de l'Etat bourgeois, à éradiquer toutes les formes de déviance et de différence. Je défends simplement la thèse que le mandat principal dévolu au travail social a été de réduire l'écart qui sépare certaines populations d'une dynamique de progrès social. Quant à la manière dont les professionnels s'investissent, c'est évidemment beaucoup plus compliqué, mais ce n'est absolument pas réductible à une simple fonction de contrôle.

Selon vous, Robert Castel, les difficultés du travail social seraient liées à la remise en question du modèle d'intégration...

R. C. C'est une façon de lire les changements intervenus depuis 30 ans. Avant la « crise » au début des années 70, il y avait une correspondance entre le travail social et un modèle d'intégration, qui se faisait essentiellement à travers l'inscription des individus dans des collectifs stables, comme les syndicats ou les régulations du droit du travail et de la protection sociale. Or cette manière de faire société est remise en question par la dé-collectivisation ou la ré-individualisation de ces régulations. Le monde du travail est devenu très incertain en raison des exigences de concurrence et de mobilité, comme d'ailleurs l'école ou la famille, qui sont « en crise ». L'intégration est donc de plus en plus difficile - on peut même se demander si ce n'est pas le modèle de l'intégration qui est en train de changer puisqu'on assiste à une mise en mobilité généralisée des structures et des individus.

L'évolution la plus décisive pour le travail social a été l'arrivée de nouveaux publics dont le déficit d'intégration tient moins à une déficience qu'à un ensemble d'obstacles qui les empêchent d' avoir une place reconnue. Ce ne sont pas des handicapés, ni des toxicomanes, ni des délinquants, ni des caractériels, bien qu'ils soient parfois un peu tout cela à la fois, mais ils ne s'inscrivent pas dans la relation de service instituée par le travail social « classique ». La tentative de réponse va être, au début des années 80, la recomposition des interventions sociales sous les registres de l'insertion, de la territorialisation et du partenariat avec l'apparition de nouveaux professionnels, comme les chefs de projet ou les médiateurs. Mais ces nouvelles réponses interrogent les finalités du travail social. On continue à s'occuper des individus en développant une large gamme d'activités souvent ingénieuses, mais qui échouent le plus souvent à en faire des membres à part entière de la société.

M. B. De fait, face à l'arrivée de nouvelles populations parmi lesquelles les immigrés et demandeurs d'asile constituent une catégorie particulièrement importante, le travail social « classique » apparaît souvent inopérant. Je préciserai toutefois que la recomposition des interventions entraîne une dualisation et une hiérarchisation des professions sociales. D'un côté, l'espace du travail social recouvre les champs du handicap, de la protection de l'enfance et des familles en difficulté et constitue un marché réservé aux diplômés canoniques, relativement fermé. De l'autre, l'espace périphérique et émergent de l'intervention sociale concerne l'aide à domicile, la médiation sociale urbaine, l'insertion, l'accompagnement des immigrés et privilégie des modalités de recrutement fondées davantage sur l'expérience et la proximité avec les usagers que sur la possession d'un diplôme en travail social. En outre, alors que, dans le premier secteur, l'Etat et les conseils généraux héritent de politiques sociales fondées sur les valeurs républicaines solidaristes, dans le second, les élus locaux développent des politiques hétérogènes et pragmatiques destinées principalement à maintenir la paix sociale.

C'est pourquoi, paradoxalement, je radicaliserai les propos de Robert Castel, tout à l'heure, lorsqu'il affirmait que le travail social était un auxiliaire d'intégration. Aujourd'hui, notamment dans les quartiers populaires - qui me semblent un bon exemple des mutations en cours -, l'intervention sociale est en passe de devenir un auxiliaire de pacification sociale et culturelle. Dans un contexte de creusement des inégalités sociales et de ghettoïsation de certains territoires, on assiste, en effet, à une intensification et à une complexification du contrôle social par ce qu'on appelle aujourd'hui « une police des villes ». C'est à dire qu'une multiplicité d'agents - Etat, communes, départements, associations, entreprises, organisations parapubliques, habitants - se coordonnent au sein des dispositifs de la politique de la ville ou relevant de la loi de prévention de la délinquance afin de neutraliser les capacités de nuisance de personnes considérées comme surdéterminées d'un point de vue social ou culturel. Cette dérive sécuritaire touche aussi les travailleurs sociaux classiques, inscrits de plus en plus dans des dispositifs politico-institutionnels partenariaux gouvernés avec les pouvoirs locaux.

Etes-vous d'accord, Robert Castel, avec l'idée que le travail social évoluerait vers la pacification sociale ?

R. C. Cette thématique de la pacification sociale me semble être, dans le contexte actuel, une modernisation de celle du contrôle social. C'est une dimension importante et qui dépasse d'ailleurs les quartiers populaires. J'ai notamment suivi une recherche sur les missions locales, qui mettait en évidence que le rôle des conseillers était très souvent de calmer les jeunes en leur faisant accepter l'idée que leur faible niveau de qualification limitait fortement leurs chances d'insertion professionnelle. Mais le travail social, y compris dans les missions locales, ne se réduit pas au contrôle ou à la pacification sociale ! Si cette dimension occupe parfois une grande part de la fonction des professionnels, c'est aussi parce qu'ils ne sont pas tout-puissants. Je suis frappé d'ailleurs de voir qu'en dépit des difficultés, une majorité d'entre eux ont toujours la volonté d'oeuvrer à l'intégration de leurs publics. En outre, il y a quelque chose de paradoxal à ramener l'action menée dans les quartiers à de la pacification sociale. Alors qu'on a longtemps reproché, à juste titre, à la politique de la ville d'être trop bureaucratique, on ne peut pas lui faire grief aujourd'hui d'essayer de coller davantage aux situations locales et d'associer l'ensemble des acteurs sur un territoire.

M. B. Il ne s'agit pas de porter un jugement moral sur ce qu'il serait bon ou non de faire. Je décris les rapports de force en oeuvre. Bien sûr, quand on réfléchit avec les intervenants sociaux sur leur travail, ils ne vont pas mettre en avant le contrôle social, mais le service et la relation d'aide. Le problème, c'est qu'ils sont pris dans des logiques qu'ils ne maîtrisent plus. Et les assistants sociaux, englués de plus en plus dans les organisations bureaucratiques des conseils généraux, ou les éducateurs (spécialisés ou de la protection judiciaire de la jeunesse), soumis à la pression sécuritaire, n'arrivent pas à s'organiser collectivement pour contrer des tendances qui pourtant leur répugnent.

Vous reprochiez tout l'heure à votre interlocuteur de se placer du côté du système. Vous faites pourtant de même en analysant le travail social comme un auxiliaire de pacification...

M. B. Je me place effectivement du côté du système en disant que, dans une société plus sécuritaire que solidaire, l'intervention sociale tend à être instrumentalisée pour pacifier des territoires et maintenir les inégalités. En revanche, et j'allais y venir, si l'on se place du côté des acteurs, on observe que certains intervenants sociaux vont contrer cette logique. Vous allez avoir dans certains quartiers populaires des éducateurs sportifs, dont on a longtemps mésestimé le rôle, des animateurs socio-culturels, voire des habitants eux-mêmes, qui, à travers le sport, la pratique du hip-hop, l'engagement collectif, vont développer des interactions singulières avec les jeunes, basées sur le respect et la reconnaissance réciproque. Et, contrairement à ce que l'on croit, ce n'est pas en faisant intervenir des professionnels de la justice ou de la police que l'on favorise la régulation sociale dans ces zones sensibles. Si celles-ci n'explosent pas tous les jours, c'est grâce à ces « petites mains », ces gens qui viennent du bas, sont aliénés à leur travail et à leur quartier, et veulent sauver leur peau. Tout simplement parce que, s'ils ne font rien, ils savent qu'aucune institution ne les protégera ! Ce surengagement personnel, terriblement épuisant, permet une action sociale forte dans les quartiers.

On parle beaucoup de la responsabilisation des usagers. Est-ce vraiment une avancée ?

R. C. L'intervention sociale s'inscrit désormais dans des politiques d'inspiration libérale où le leitmotiv est « l'activation des dépenses passives », la participation des usagers, le refus de l'assistance. C'est une tendance de fond qu'on ne peut pas critiquer de façon unilatérale parce que l'idée de prendre en compte la singularité des publics et de travailler avec eux à leur réhabilitation me paraît être un progrès. Cependant, ces orientations sont profondément ambiguës. La mobilisation de l'individu est une entreprise très coûteuse et aléatoire lorsqu'elle n'est pas appuyée sur des supports collectifs. Je crains que cette injonction à la responsabilisation n'aboutisse à trop exiger de personnes fragiles, souvent en situation de désarroi, qui n'arrivent pas à s'en sortir par elles-mêmes. Le risque, c'est de les culpabiliser en leur imputant la responsabilité d'une situation qui renvoie à un environnement économique et social dont ils n'ont pas la maîtrise.

Cette logique du donnant-donnant introduit une logique marchande dans ce qui était auparavant une relation de service public, et relevait du droit. C'est pour cela que je pense que les interventions sociales doivent se faire, à l'avenir, de plus en plus comme l'exercice d'un droit. Un droit ne se négocie pas, il est inconditionnel. Le travail social est sorti de l'assistance philanthropique et religieuse en affirmant son obligation de prendre en charge les personnes en déficit d'intégration. Il faut rappeler que l'usager est aussi un sujet de droit.

M. B. Je suis d'accord avec vous sur les effets pervers de la responsabilisation des usagers, qui se mesurent également dans les quartiers. Sous prétexte qu'il faut associer les habitants à la gestion de leurs affaires, on voit se développer une injonction à la participation. C'est ainsi que, dans certains quartiers, on va demander à des habitants de constituer des « groupes de parents » ou des « comités de vigilance » afin de dénoncer les comportements dangereux de leurs voisins et prévenir les désordres. Ce qui crée un climat de suspicion sur ces territoires, contribue à distinguer les « bons » habitants qui coopèrent des « mauvais » habitants turbulents, et amène à considérer que tout rassemblement de jeunes, toute manifestation qui n'est pas encadrée, constitue une incivilité ou une forme de violence. L'idéologie de la participation sert alors à éviter toute conflictualisation des rapports sociaux et déligitime l'idée qu'il est possible de combattre en profondeur les logiques d'exclusion et de discrimination.

Ce qui me semble dangereux, c'est que des intervenants sociaux à qui l'on demande de plus en plus de dénoncer le manque d'autorité de telle famille ou certaines pratiques déviantes peuvent être amenés à confondre la coproduction de la sécurité et la coproduction de la solidarité. Or on sait bien que, dans les espaces ghettoïsés propices aux pratiques déviantes, il s'opère une réorganisation sociale même si elle est perçue négativement par les autorités publiques. De même, les éducateurs de prévention spécialisée ont l'habitude de travailler à partir des ressources de leurs publics, même s'ils sont considérés comme des délinquants. C'est pour cela que j'attire l'attention sur l'importance de ne pas considérer les usagers uniquement en creux, à travers leurs manques. Ce ne sont pas seulement des personnes opprimées ou isolées, ils ont aussi des ressources, ayant eux-mêmes développé des communautés de voisinage, de la solidarité, du loisir, des fêtes. Trop souvent les travailleurs sociaux et ceux qui les emploient ont un regard condescendant sur les usagers, ce qui ne peut que renforcer la violence symbolique et amener des attitudes d'évitement et d'hostilité.

Le travail social est aujourd'hui confronté à la « question ethnique ». Pourquoi les professionnels sont-ils si démunis ?

R. C. La « question ethnique » ou même la « question raciale » n'est pas nouvelle, mais c'est seulement depuis le début des années 2000 qu'elle a pris une acuité considérable. Contrairement à ce qu'en disent certains, elle ne remplace pas la « question sociale », mais la renforce et la surcharge. Si l'on prend la situation dans les quartiers populaires, on observe en effet la conjonction de deux logiques. D'une part, ces quartiers cristallisent la question sociale sous sa forme la plus aiguë, puisque s'y retrouvent, dans des proportions doubles, les phénomènes de chômage de masse, de précarisation de l'emploi, d'insécurité sociale, d'habitat dégradé. D'autre part, en particulier pour les jeunes « issus de l'immigration », ces caractéristiques sont non seulement aggravées, mais surdéterminées par une discrimination liée à leur appartenance ethnique, qui renvoie à l'héritage colonial. Pour les personnes issues de la deuxième ou troisième génération d'immigrés, l'origine étrangère continue de fonctionner comme un principe permanent de disqualification. Il se produit donc une racialisation de la question sociale, qui dramatise les situations sociales les plus défavorisées. Par exemple, au malheur d'être chômeur s'ajoute le sentiment d'injustice de ne pas être traité comme un demandeur d'emploi comme un autre du fait de la couleur de sa peau ou de la consonance de son nom.

Cette question est donc particulièrement explosive parce qu'elle associe deux types de facteurs, les uns renvoyant à la classe et les autres à l'ethnie. Aussi les intervenants sociaux se trouvent-ils particulièrement démunis face un problème qui, s'il se pose de façon dramatique sur certains territoires, renvoie au traitement général réservé en France aux minorités ethniques.

M. B. Ce que les professionnels n'imaginent pas, bien souvent, c'est combien l'espace du travail social est lui-même producteur de « racisation » et de discrimination ethnoraciale. J'ai réalisé plusieurs études sur l'intervention sociale et la question ethnique et j'ai pu mesurer ce phénomène, non seulement dans le secteur périphérique et les activités liées à la médiation dans les quartiers, mais aussi dans le travail social « classique », notamment dans les centres éducatifs fermés qui accueillent des délinquants multirécidivistes. Les employeurs recrutent les intervenants parce qu'ils sont d'origine étrangère ou que leur couleur de peau le fait penser. J'ai visité un centre éducatif fermé : tous les éducateurs - des « faisant fonction » - étaient des hommes, noirs et arabes, non diplômés du travail social. Seuls le directeur et le chef de service étaient blancs. Ils disaient très clairement qu'ils n'avaient pas besoin de diplômés, des « intellectuels » capables d'analyser les situations-problèmes, mais d'intervenants qui mobilisent leur expérience de vie, leur connaissance de l'islam ou leur couleur de peau pour neutraliser la violence.

Dans ce cas, la différence culturelle n'est donc pas reconnue au même titre que d'autres compétences techniques et théoriques nécessaires à l'exercice professionnel, mais uniquement instrumentalisée pour servir la contention de populations d'origine étrangère ethnifiées (1). Ce qui aboutit à un cercle vicieux puisque les intervenants, pour légitimer leur utilité, vont être amenés à mobiliser quasi exclusivement des dimensions ethnico-raciales et communautaires et ainsi renforcer la constitution de frontières ethno-culturelles. La dimension ethnique remplace donc la qualification et participe à l'essentialisation des individus plutôt qu'à leur promotion professionnelle. En outre, elle favorise une logique de précariat puisque ces personnes sont souvent des faisant fonction ou recrutées en contrat à durée déterminée. Les employeurs auront beau jeu de dire qu'ils font de la discrimination positive, ces intervenants entrent dans une nasse qui ne leur permettra pas d'accéder aux professions sociales reconnues. On voit bien que, si elle n'est pas contrebalancée par un accès à la qualification, la prise en compte de compétences ethniques et culturelles peut intensifier les processus de différenciation et de séparatisme culturel.

Face à ces phénomènes de discrimination, vous avez défendu, Robert Castel, dans votre ouvrage La discrimination négative, l'idée qu'il fallait assouplir le modèle républicain. Les mesures de discrimination positive sont donc insuffisantes ?

R. C. Elles peuvent être tout à fait justifiées et nécessaires. Il est légitime de faire plus pour ceux qui ont moins, notamment en direction des élèves accusant un retard scolaire comme c'est le cas avec les zones d'éducation prioritaire. A cet égard les mesures de discrimination positive de la politique de la ville me semblent tout à fait défendables. Elles ont l'avantage de cibler des territoires et non des catégories de population à travers des critères ethniques ou raciaux à la différence d'ailleurs de la politique des quotas aux Etats-Unis.

Néanmoins ces mesures, qui visent à ramener les gens au régime commun, peuvent être stigmatisantes lorsqu'elles s'installent dans la durée. En outre, elles ne peuvent résoudre à elles seules le traitement spécial réservé aux jeunes des banlieues « issus de l'immigration », car celui-ci est au coeur de la question sociale et de la question politique française. On dit à ces jeunes, à travers la rhétorique républicaine et ses principes d'égalité de traitement devant la loi, « vous être des citoyens français », mais on les renvoie en permanence à leurs origines ethniques à travers les pratiques de discrimination négative. Ce qui entraîne le mécanisme bien connu du retournement du stigmate, selon lequel ces jeunes vont affirmer la fierté de leur « race », quitte à brûler des voitures et des bibliothèques. Ils sont dans une impasse liée à l'application rigide de notre modèle républicain, qui exclut toute différence en construisant un fantasme, la peur du communautarisme. Or si ce modèle a pu fonctionner jusqu'ici, il faut admettre que la France est aujourd'hui un pays largement pluri-culturel et pluri-ethnique. Et je crois, malgré les nombreuses critiques - voire même les insultes -, que m'a values cette position, que la République française ne se démettrait pas, bien au contraire, en intégrant dans sa conception de l'identité nationale des référents identitaires multiples.

M. B.J'ai fait partie des personnes qui ont été agacées par votre ouvrage, parce qu'il m'a semblé qu'il ne traitait qu'une partie du problème et qu'il niait les forces mortifères, qui sont quelquefois très actives dans les quartiers populaires. Au-delà du constat que nous partageons tous sur la nécessité de lutter contre le racisme et les processus discriminatoires, on ne peut pas réfléchir à cette question sans prendre en compte les transformations de la société française contemporaine.

Sous l'impulsion des directives européennes, la France s'est dotée de lois relatives à la lutte contre les discriminations et d'institutions spécialisées comme la HALDE [Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité] ou l'ACSE [Agence nationale pour la cohésion sociale et l'égalité des chances]. Ce sont des avancées fondamentales qui permettent à des individus de faire valoir leurs droits et de mieux connaître les processus discriminatoires multiformes. En même temps, si elle s'institutionnalise, la lutte contre le racisme se dépolitise et devient l'enjeu de querelles politiciennes et populistes. On assiste, en effet, au développement de logiques racistes confuses opposant notamment ceux qui dénoncent l'augmentation de l'« islamophobie » à ceux qui appellent à lutter contre la « judéophobie » ou le « racisme anti-noir ». On voit également émerger des pratiques de discrimination positive basées non plus sur des critères socio-économiques et territoriaux mais raciaux, comme le montre tout le débat sur les « statistiques ethniques » ; ce qui est en rupture avec l'idée qu'il faut aboutir à l'égalité réelle à partir des valeurs universalistes reconnaissant des individus citoyens plutôt que des groupes ethniques et raciaux A cela s'ajoute l'instrumentalisation de la différence culturelle par certaines organisations politico-communautaires moralistes, qui souhaitent d'abord neutraliser, avec la complicité d'élus et de « leaders ethniques », les populations discriminées plutôt que de contribuer à leur émancipation.

Il faut bien comprendre que la lutte contre le racisme est actuellement l'objet d'enjeux extrêmement complexes venant masquer le fait qu'il est nécessaire de transformer le système capitaliste libéral producteur de racisme. C'est pourquoi, aujourd'hui, le problème n'est plus de savoir s'il faut assouplir ou non le « modèle » républicain, mais d'agir avant tout sur la question sociale. Si l'introduction d'une politique de la diversité sert à masquer les rapports inégalitaires et à diviser les classes populaires, pour la démocratie, je trouve cela très dangereux.

R. C.Je n'ai jamais prétendu détenir la vérité sur un sujet aussi complexe. Si j'ai pris les risques de lui consacrer 80 pages, c'est que j'ai regretté d'avoir auparavant beaucoup étudié le travail, mais d'avoir sous-estimé la question de l'immigration et de la discrimination ethnique. Je suis un défenseur du modèle républicain et j'ai d'ailleurs très peu employé le terme de diversité. Je pense néanmoins qu'il est nécessaire de mettre en débat l'idée que la République française devrait donner une place à des personnes qui continuent à affirmer une fidélité à certaines traditions et valeurs. Cela ne conduit nullement à sous-estimer l'importance de la question sociale. C'est d'ailleurs paradoxal de me le reprocher car, depuis plus de 20 ans, je ne cesse pas de souligner cette importance.

ROBERT CASTEL

Si l'on connaît ce philosophe, devenu sociologue, comme un spécialiste de la « question sociale », ce que l'on sait moins, c'est que, jusqu'en 1981, Robert Castel s'est intéressé à la psychanalyse et à la psychiatrie et a pris part aux critiques sur les institutions psychiatriques. A partir du début des années 80, il se tourne vers les questions relatives à l'intervention sociale, à la protection sociale et à l'emploi. Il s'est alors imposé comme analyste de la constitution de la société salariale, puis de son effritement et des conséquences en termes de « désaffiliation » ou d'« insécurité sociale » pour les individus. Face au développement d'une société du précariat et à l'émergence du capitalisme postindustriel, il fait partie de ceux qui défendent aujourd'hui l'idée d'attacher de nouvelles protections à la personne et non plus à son emploi. Il a, en 2007, élargi sa réflexion aux discriminations ethniques, s'attirant, pour le coup, de nombreuses critiques. Il est en tout cas, à 76 ans, l'un des rares spécialistes de la « question sociale » à s'être intéressé à la fonction du travail social dans la régulation des rapports sociaux.

Ses principaux ouvrages : La gestion des risques. De l'anti-psychiatrie à l'après-psychanalyse (Ed. de Minuit, 1981) ; Les métamorphoses de la question sociale (Ed. Fayard, 1995) ; L'insécurité sociale (Ed. du Seuil, 2003) ; La discrimination négative (Ed. du Seuil, 2007) ; La montée des incertitudes (Ed. du Seuil, 2009).

MANUEL BOUCHER

Ce sociologue de 40 ans dirige le laboratoire d'étude et de recherche sociales (LERS) de l'Institut du développement social de Haute-Normandie Canteleu/Rouen. Depuis plusieurs années, il axe ses travaux de recherche sur l'intervention sociale, les politiques de régulation sociale et de sécurité dans les quartiers populaires, les questions d'intégration, de discriminations ethniques et de racisme. Par ailleurs, afin de valoriser la recherche dans le champ social, il a créé avec d'autres sociologues l'Association des chercheurs des organismes de la formation et de l'intervention sociale (Acofis). Il a écrit notamment Turbulences, contrôle et régulation sociale. Les logiques des acteurs sociaux dans les quartiers populaires (Ed. L'Harmattan, 2003) ; Repolitiser l'insécurité. Sociographie d'une ville ouvrière en recomposition (Ed. L'Harmattan, 2004). Et a dirigé plusieurs ouvrages collectifs dont Le travail social face aux discriminations. Intervention sociale, ethnicité et lutte contre le racisme en Europe (Ed. Aux lieux d'être, 2008) ; le Guide pédagogique de l'antiracisme en formation sociale (avec Mohamed Belqasmi) (Ed. Vuibert, 2008). Son prochain livre portera sur les « gars de quartier », les pacificateurs sociaux et les forces de l'ordre.

Notes

(1) NDLA : des populations d'origine étrangère hétéro-désignées et essentialisées selon des critères ethniques. Contrairement au concept d'« ethnicité », le terme « ethnifié » insiste sur le processus de domination que peut représenter cette catégorisation.

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