La sonnerie du téléphone retentit. Un grossiste de fruits et légumes du Marché d'intérêt national (MIN) de Rungis, dans le Val-de-Marne, propose deux palettes d'aubergines qui présentent de légers défauts. Il les donne, mais il faut venir les chercher. C'est Noureddine Salhi qui s'en occupe, avec l'un des quatre camions du Potager de Marianne. Direction le bâtiment D2, dans le dédale des 232 hectares de l'un des plus grands marchés en gros de produits frais au monde.
Un sens interdit et deux manoeuvres hésitantes plus tard, Noureddine Salhi sort le tire-palettes de son camion pour charger les cageots de légumes. Ce travail, en général, s'effectue à deux, commentent les employés du stand qui le regardent peiner. Les cageots vacillent, le tire-palettes fonctionne mal, et se bloque au moment de s'engouffrer dans le camion. Noureddine tente de le faire glisser en prenant de l'élan. Il le repousse, le tire à nouveau avec force. En vain. Il finit par trouver du film plastique, pour en entourer le chargement et faire tenir tous les cageots. Il faut dire qu'il a été préparateur de commandes. Filmer un chargement, il sait faire. « Mais je suis là pour apprendre le métier de chauffeur-livreur », confie cet homme de 45 ans, qui vit en France depuis treize ans. Une demi-heure plus tard, il rejoint l'entrepôt de 1 400 m2 du Potager de Marianne, sur le MIN, au milieu des stocks des grands magasins. Sans prendre le temps de souffler, Noureddine Salhi vide le camion, sous le regard attentif d'Abdelouahab Belhattab, l'encadrant technique.
« Je n'accompagne pas les salariés sur les stands, j'essaie de les responsabiliser, de leur faire confiance. Dans notre entrepôt, en revanche, j'interviens pour leur donner des conseils, sans pour autant les fliquer. » Abdelouahab Belhattab est logisticien de métier. Au Potager de Marianne, il encadre le travail des salariés. Car si les deux équipes de sept salariés travaillent à un rythme soutenu pour des clients exigeant d'être livrés à l'heure, le Potager de Marianne n'est pas pour autant une véritable entreprise. C'est un chantier d'insertion, situé en plein coeur de Rungis.
Ce projet original est piloté par l'Association nationale de développement des épiceries solidaires (ANDES) (voir encadré page 35). « La direction générale des affaires sociales [DGAS] avait visité le site de Rungis et s'était émue de voir tous ces fruits et légumes partir à la poubelle. Au même moment, le programme national nutrition santé 2 était lancé, encourageant la consommation de fruits et légumes, notamment pour les publics en difficulté, raconte Guillaume Bapst, directeur de l'association. La DGAS nous a donc demandé, courant 2007, de réfléchir à un projet permettant de récupérer des fruits et des légumes invendus à Rungis, tout en travaillant avec des salariés en insertion. » Une étude de faisabilité est menée durant six mois. Début avril 2008, Rungis délivre un agrément pour embaucher 15 personnes en contrats aidés (contrats d'accompagnement dans l'emploi et contrats d'avenir). La première livraison de fruits et légumes frais a lieu dès le 15 avril 2008.
L'approvisionnement se fait le matin, entre 6 heures et 7 heures, après avoir vérifié les stocks et les commandes des clients de l'ANDES. Certains fruits et légumes sont achetés, mais la plupart sont donnés par des grossistes, auprès desquels l'association a effectué un travail de sensibilisation. Ce qui évite de payer ces invendus aux fournisseurs. « Nous avons cependant dû leur expliquer que nous n'étions pas la poubelle du MIN », souligne Guillaume Bapst. Il est vrai qu'aujourd'hui seul un tiers des fruits et légumes donnés est finalement récupéré. Mais l'équipe réfléchit à la façon d'utiliser une partie du reste pour des soupes et des jus de fruits. Les aubergines qui peuvent être consommées seront ainsi stockées, puis chargées pour la livraison. A destination des épiceries solidaires d'Ile-de-France, mais également des Restos du coeur, d'Emmaüs, du SAMU social, du Secours populaire et des Banques alimentaires. « Nous leur proposons un choix de dix fruits et légumes, qui changent tous les mois, précise Guillaume Bapst. Nous tenons à cette possibilité de choix, nous ne voulons pas être ceux qui récupèrent ce dont les consommateurs ne veulent pas. » Le Potager propose deux tarifs : 30 centimes le kilo pour les fruits et légumes récupérés et triés, 50 centimes le kilo pour ceux qui ont été achetés.
Le Potager de Marianne est le premier chantier d'insertion créé par l'ANDES(1). L'association s'est inspirée de l'expérience des Paniers de la mer, au Guilvinec, dans le Finistère, et au Chênelet, dans le Pas-de-Calais(2). « Nous partageons la même philosophie : pour remettre les gens au travail, il faut qu'ils puissent être fiers d'eux, affirme énergiquement Guillaume Bapst, le directeur. C'est pourquoi nos locaux et nos camions sont aussi beaux et modernes que dans le commerce. Nous tenons à travailler dans des conditions comparables à celles d'une entreprise, pour remettre les gens dans un cadre de travail, avec des horaires, des contraintes et du matériel professionnel. Le but, c'est de leur redonner ce statut de travailleur. » Trois salariés encadrent aujourd'hui le chantier d'insertion. Arnaud Langlais, diplômé d'un mastère de gestion des déchets et des pollutions, est responsable du chantier. Abdelouahab Belhattab forme les salariés aux différents métiers accessibles sur le chantier : préparateur de commandes, chauffeur-livreur et, bientôt, gestionnaire de stock. Emilie Croguennec, enfin, assure la fonction d'accompagnatrice socioprofessionnelle. Pour son financement, le Potager bénéficie de l'appui de nombreux partenaires : la direction départementale du travail, la DGAS, la région Ile-de-France, le conseil général du Val-de-Marne, des fondations d'entreprise, le Comité du bassin d'emploi du sud val-de-marnais ou encore le Plan local pour l'insertion et l'emploi (PLIE) de Choisy-Orly-Villeneuve.
Comme tous les chantiers d'insertion, le Potager de Marianne vise à concilier une démarche d'accompagnement vers l'emploi de personnes en difficulté avec une logique d'efficacité et de rentabilité. « Nous ne sommes pas une entreprise, mais nous essayons de montrer aux salariés le monde du travail. C'est le plus dur à gérer, souligne Arnaud Langlais. Nous devons livrer à l'heure dite nos clients, par exemple, tout en prenant le temps d'expliquer les gestes du tri et de la préparation de commandes à ceux qui ne les maîtrisent pas encore. En effet, nous ne pouvons pas demander le même travail à chacun, il faut s'adapter au cas par cas, et c'est normal : les salariés sont là pour apprendre. » Le Potager de Marianne dispose de 14 places pour des adultes en insertion professionnelle. Le contrat est de six mois, renouvelable. Les salariés travaillent à temps partiel, vingt-quatre heures par semaine, et sont payés au Smic horaire, soit moins de 700 € net par mois. Ce sont les conseillers en insertion professionnelle du conseil général, de la mission locale, du PLIE, de Pôle emploi (par le biais de sa prestation Mouvement vers l'emploi) ou des associations d'insertion du bassin d'emploi qui repèrent et orientent les usagers vers le chantier.
Qualité principale exigée pour être recruté : une réelle motivation. « Tous doivent être prêts à s'investir dans un parcours vers l'emploi. Sinon, nous aurons beau tout faire, rien ne se passera », précise Emilie Croguennec. Pas facile quand les conditions de vie sont précaires. En moyenne, sur l'ensemble de l'effectif, quatre ou cinq salariés vivent en foyer d'hébergement ou à l'hôtel. Il n'est donc pas rare que l'accompagnatrice socioprofessionnelle oriente des personnes vers les associations et les services compétents. « Ceux qui arrivent ici sont suivis par une assistante sociale de secteur et, si ce n'est pas le cas et que la personne le souhaite, nous l'orientons vers un service social. » Pour les cas de dépendance à l'alcool ou de toxicomanie, et pour toutes les situations qui n'auraient pas été identifiées lors du « recrutement », elle n'hésite pas à demander conseil. « Dans ces cas-là, j'appelle la collègue qui a orienté la personne vers nous et qui la connaît, explique l'accompagnatrice. Nous discutons des moyens d'aborder la question avec la personne, et des structures qui pourraient l'accompagner en parallèle pour ces problématiques-là. » Enfin, 6 des 14 salariés doivent détenir le permis de conduire, indispensable pour les livraisons.
Pas question cependant de trier les salariés, pour ne garder que les « meilleurs ». « Je ne veux pas que ce soit un chantier spécialisé, qui n'accueillerait qu'un certain public, défend Emilie Croguennec, qui participe de près au recrutement. J'aimerais que nous puissions représenter une microsociété, à l'image de celle que les personnes en insertion vont trouver en sortant. » Les profils doivent donc être variés : hommes, femmes, jeunes travailleurs, quinquagénaires aux parcours hétérogènes. La majorité reste éloignée de l'emploi. « Nous recevons beaucoup de femmes seules avec enfants, souvent venues de l'étranger, totalement isolées socialement. Des pères seuls également. Beaucoup de personnes d'une cinquantaine d'années, en reconversion. Dans l'ensemble, tous sont là pour trouver un emploi, sans savoir lequel en arrivant, même si certains s'inscrivent déjà dans une démarche de professionnalisation, d'apprentissage d'un métier qui leur permettra d'évoluer. »
Et s'ils ne souhaitent pas devenir chauffeurs-livreurs, préparateurs de commandes ou gestionnaires de stocks, l'accompagnatrice socioprofessionnelle les aide à identifier le métier qui pourrait leur convenir. « Il y a deux méthodes pour faire de l'insertion professionnelle, résume-t-elle. Il est possible de partir du demandeur d'emploi et de ses souhaits, le risque étant de passer son temps à discuter sans rien trouver. On peut aussi partir des offres d'emploi à pourvoir, pour être sûr d'avoir des résultats, mais en laissant de nombreuses personnes de côté. » Pour sa part, elle tente de suivre une voie médiane. « J'essaie d'être à l'écoute, tout en confrontant les gens à la réalité, à l'état du marché de l'emploi. » Chacun peut participer aux ateliers animés par Emilie Croguennec, que ce soit sur la rédaction d'un CV et d'une lettre de motivation ou sur l'utilisation d'un traitement de texte et d'Internet. Des simulations collectives et individuelles d'entretiens d'embauche sont en outre régulièrement organisées. Enfin, l'accompagnatrice reçoit chacun au moins une fois par semaine, et davantage en cas d'entretien d'embauche à venir ou de questions pressantes.
Aujourd'hui, c'est Victoria Potishchuk qu'elle accueille dans son bureau, niché entre la salle informatique, avec ses quatre ordinateurs, et les vestiaires. Arrivée d'Ukraine il y a dix ans et âgée de 36 ans, elle a une fille de 8 ans qu'elle élève seule. Pour vivre, elle a gardé des enfants et proposé ses services pour le ménage et le repassage. « Je ne discutais avec personne, j'étais seule, isolée, et je ne savais pas par où commencer pour chercher un emploi », confie la jeune femme, qui a revêtu sa blouse blanche de service. Elle travaille le matin au Potager depuis seulement trois mois et, l'après-midi, elle assure quelques heures de ménage. Elle se montre très pressée de trouver sa voie professionnelle. « J'ai perdu trop de temps », dit-elle soucieuse. Elle suit des cours de français trois fois par semaine, ainsi que des cours d'informatique. Au départ, en discutant avec Emilie, elle envisageait de devenir fleuriste. Elle a donc rencontré des professionnels installés dans cette activité. « J'ai vite vu qu'il fallait se lever très tôt, travailler beaucoup, et que je n'aurais pas pu voir ma fille, qui a encore besoin que je sois là quand elle part à l'école le matin, et le soir pour les devoirs. »
Après avoir fait un test et rediscuté de ses souhaits, elle a identifié une autre possibilité : devenir assistante dentaire. Elle y avait déjà réfléchi, mais en avait écarté l'idée, ne sachant à quelle porte frapper. De plus, elle pensait qu'il fallait parler parfaitement français. Avec Emilie Croguennec, elle a identifié quelques écoles offrant une formation en alternance. Condition d'admission incontournable : être embauchée par un dentiste en contrat de professionnalisation. Pour Victoria Potishchuk, il s'agit donc maintenant de convaincre un praticien de la faire travailler et de payer les 700 € de frais pédagogiques qui lui seront remboursés, au double, si elle décroche son diplôme. « Mais qui va accepter ça ? », s'interroge-t-elle. « Ce sera un gros travail, reconnaît l'accompagnatrice. Mais chaque chose en son temps. D'abord, vous pourriez tenter un premier stage pour voir si le métier vous plaît. Ensuite, il sera plus facile de trouver le dentiste qui vous prendra en alternance. Il n'y a pas de panique non plus, vous êtes là pour quatre mois encore et, quand on a un projet comme le vôtre, le contrat est renouvelé ici. » « Mais moi je veux partir avant ! », déclare en souriant Victoria Potishchuk, avant de quitter le bureau pour retourner trier les deux palettes d'aubergines, ramenées par son collègue, qui l'attendent au milieu des dizaines de cageots de fruits et légumes.
Si l'activité du chantier consiste à approvisionner les épiceries et associations, sa finalité première demeure cependant de permettre aux salariés de trouver un CDI, un CDD long ou une formation qualifiante. Pour cela, Emilie Croguennec surveille les offres d'emploi proposées dans la région. Elle démarche aussi les employeurs, en particulier ceux du MIN de Rungis, qui ont l'avantage d'être tout proches. « On vise beaucoup ces employeurs, qui peinent à recruter, mais tout le monde n'est pas fait non plus pour travailler à Rungis, à porter des charges lourdes toute la journée », commente-t-elle. Le passage au Potager ne constitue évidemment pas une garantie de réussite. Un salarié a ainsi abandonné son poste et un autre a été licencié, à la suite d'un vol. Mais, au total, les parcours sont plutôt positifs. En 2009, un salarié est entré en formation qualifiante, deux autres ont signé des contrats de professionnalisation, une personne a trouvé un poste dans une entreprise de distributeurs automatiques et une autre encore a signé un contrat dans une entreprise d'insertion. Enfin, une jeune femme a effectué un stage dans une maison de retraite où elle a ensuite été embauchée. « Il arrive aussi que certains ne trouvent pas d'emploi à leur sortie, ou qu'ils le quittent rapidement, mais ce n'est pas nécessairement un échec pour autant, note Emilie Croguennec. Certaines personnes isolées se sont tellement ouvertes, elles ont tellement changé lors de leur passage ici que les retombées professionnelles sont certaines, mais peut-être pas immédiates. » Telle cette jeune femme partie trois mois auparavant du Potager, et qui vient d'être recrutée sur une formation qualifiante correspondant à son projet professionnel, dans la grande distribution. Dans une semaine, un autre salarié quittera à son tour le chantier pour rejoindre en CDI une entreprise du MIN de Rungis. Et trois nouveaux sont attendus dès le lendemain.
Cette initiative encore jeune essaime déjà. Début octobre, un autre Potager installera ses tire-palettes à Perpignan, au marché Saint-Charles international. Sont prévus ensuite, dès 2010, les marchés de Nantes et de Marseille.
ELSA FAYNER PHOTOS MOHAMED KHALFI
Créée en 2001, l'Association nationale de développement des épiceries solidaires (ANDES) s'est donnée pour objectif de « promouvoir, vis-à-vis des personnes en difficulté, le plaisir de manger et le choix de consommer ». Elle assure trois missions : animation du réseau des épiceries solidaires ; approvisionnement des boutiques ; intervention comme consultant auprès des collectivités qui souhaitent ouvrir une épicerie solidaire. Sur ses 25 salariés, 6 sont conseillers en économie sociale et familiale (CESF) et travaillent directement dans les épiceries solidaires. Son budget se monte à 4,5 millions d'euros par an, dont un peu moins de 2 millions sont consacrés à ses chantiers d'insertion.
(1) Les 8 et 9 octobre 2009, l'ANDES organise les 4es Rencontres des épiceries sociales et solidaires à l'espace Rungis, au coeur du MIN de Rungis. ANDES : 7, rue de Domrémy - 75013 Paris - Tél. 01 44 24 09 30 -
(2) Depuis 2003, les Paniers de la mer regroupent, au sein d'une fédération, quatre associations créées dans des ports français. Celles-ci récupèrent des poissons invendus et les transforment, là aussi dans le cadre d'actions d'insertion, avant de les céder gratuitement aux associations caritatives.