Dans leur rapport, Gérard Hamel et Pierre André estiment que l'organisation actuelle de la politique de la ville est devenue rigide et complexe. Etes-vous d'accord avec ce constat ?
On est passé des contrats de ville aux contrats urbains de cohésion sociale [CUCS], mais la forme contractuelle de la politique de la ville apparaît effectivement à la fois figée et très procédurière. En outre, sa capacité d'animation partenariale s'est tarie. Le problème est que la géographie prioritaire repose sur un modèle unique, qui s'applique à des territoires en réalité très divers et qui connaissent des difficultés très variées. Par exemple, Villetaneuse, en Seine-Saint-Denis, est une ville dont les difficultés sociales sont homogènes sur l'ensemble de son territoire. De plus, elle appartient à un département faisant fonction d'accueil des populations pauvres au sein de la région. C'est une réalité très différente de celle d'une ville comme Orléans, composée de quartiers séparés avec une logique d'inégalités sociales fortes.
Les rapporteurs estiment que la politique de zonage actuelle n'a pas fait la preuve de son efficacité. N'est-ce pas un jugement sévère ?
L'une des vertus des zones urbaines sensibles [ZUS], à l'origine, c'était la contrainte. Certains territoires sont dans une situation vraiment catastrophique et exigent qu'on leur prête attention, que l'ensemble des services de l'Etat et des collectivités s'y impliquent. Le problème est que ce zonage a, en quelque sorte, enfermé ces territoires, en induisant une logique discriminante. Ils ont été mis un peu à l'écart au lieu d'être intégrés. Il faudrait aujourd'hui leur apporter une aide spécifique, tout en les rattachant à un ensemble plus vaste. L'autre intérêt des ZUS était qu'elles permettaient de catégoriser des territoires et de définir des priorités d'action. Mais elles sont devenues des objets en soi de la politique de la ville. Elles sont enfermées dans des logiques d'inégalité, et on a l'impression qu'il n'y a aucun progrès. Or une ZUS, c'est un endroit dans lequel les gens entrent et sortent, comme l'a montré en 2005 l'Observatoire des zones urbaines sensibles en analysant les trajectoires résidentielles de leurs habitants. Certes, ces zones continuent de cumuler des indicateurs négatifs et des problématiques d'isolement ou d'enclavement. Mais les populations qui y vivent se renouvellent, et ne sont pas les mêmes qu'il y a dix ans.
Est-ce pour cette raison que vous préconisez de repenser la géographie prioritaire de la politique de la ville, à la lumière de la mobilité résidentielle des populations défavorisées ?
La mobilité résidentielle, c'est encore autre chose. Cela touche au lien entre pauvreté et territoire. La politique de la ville a été conçue dans les années 1970 et 1980 pour traiter d'une pauvreté concentrée principalement dans les quartiers d'habitat social. Mais il faut aujourd'hui prendre en compte deux évolutions. D'une part, la complexification des formes de précarité. Car il existe aujourd'hui bien des façons d'être pauvre. On peut ainsi être travailleur et pauvre. D'autre part, l'explosion des mobilités, qui concerne tout le monde, et notamment les publics en difficulté. Cette mobilité fait qu'une grande partie des personnes pauvres vit en dehors des zones urbaines sensibles, recréant ici et là des poches de difficultés sociales. J'ai ainsi enquêté au nord d'Alès (Gard), dans des petites communes situées sur le bassin minier. On y trouve quelques îlots d'habitat social ainsi que de l'habitat privé dégradé. La pauvreté s'y concentre, car les familles précaires trouvent à s'y loger plus facilement. On observe ainsi un phénomène de diffusion de la précarité et de la pauvreté sur l'ensemble du territoire, avec des ménages en difficulté présents aussi bien dans les zones périurbaines qu'en milieu rural ou dans le tissu urbain interstitiel des grandes villes. Or la politique de la ville ne s'occupe pas de ces publics, car ils ne sont pas dans le champ des quartiers sensibles. Les politiques du logement et de l'habitat ne s'y intéressent d'ailleurs pas non plus, car elles demeurent concentrées, pour l'essentiel, sur les quartiers urbains. Il ne reste donc, pour prendre en compte les difficultés de ces populations, que la politique universaliste d'action sociale.
Comment, dans la géographie prioritaire, repérer ces zones de pauvreté diffuse ?
Nous butons sur ce point. Traiter de la pauvreté diffuse implique de disposer d'un certain nombre de données afin de mesurer la mobilité des personnes. Je pense aux changements de caisses d'allocations familiales, qui sont des informations précieuses, mais ont été peu disponibles lors de notre étude. Pour leur part, les conseils généraux n'ont pas de données sur la provenance des allocataires du RMI arrivant sur leur territoire. Dans le Gard, par exemple, on observe une installation très importante d'allocataires du RMI, qui pose une vraie question territoriale au conseil général mais qui, pour l'instant, n'est pas traitée comme telle.
Quelle serait l'échelle pertinente des nouveaux territoires de la politique de la ville ? Celle de la commune, comme le préconisent Gérard Hamel et Pierre André ?
L'échelle de cette nouvelle contractualisation ne doit pas être figée. Il faut redéfinir le périmètre d'intervention de la politique de la ville de manière différenciée. A tel endroit, cela peut être la commune et à tel autre la communauté de communes, ou encore le pays. Je pense au pays de Thiérache, sur la frontière franco-belge, où les difficultés s'expriment véritablement à cette échelle. Différencier le périmètre en fonction des spécificités des territoires, c'est prendre réellement en compte ce qui ne va pas et intervenir en articulant le traitement individuel universaliste de l'action sociale et le traitement collectif de la politique de la ville. De même, pourquoi ne pas définir, comme le proposent les rapporteurs, un territoire stratégique avec un projet spécifique et des territoires d'intervention bénéficiant d'actions plus ciblées. Après, il faut savoir jusqu'où peut aller cette dilatation de la géographie prioritaire. Sachant que son rôle, c'est justement d'être un aiguillon. Si on la banalise, on perd ce caractère.
Vous proposez de sortir de l'alternative publics-territoires. Mais, concrètement, comment combiner action sociale et politique de la ville ?
L'intervention territoriale n'exclut pas l'approche individuelle qui fonde l'action sociale. Dans la politique de la ville, beaucoup de choses sont déjà de l'ordre d'un accompagnement individuel. Bien sûr, tout cela reste encore un peu théorique, et il faudrait davantage y réfléchir. Mais déjà les politiques sociales universalistes ont été décentralisées dans les départements. Et les conseils généraux les plus avancés sont en train de réfléchir à une territorialisation de leur intervention non seulement d'un point de vue organisationnel, mais aussi stratégique, avec la mise en place de plans territoriaux d'insertion et la constitution de territoires cibles. Pour certains, le revenu de solidarité active a aussi été l'occasion de mettre en place une logique d'intervention territorialisée. Concilier traitements individuel et collectif, cela passe par l'établissement d'un diagnostic et d'un projet de territoire proposant une politique sur mesure articulant ces deux dimensions. A cela, il faut aussi ajouter, à mon avis, une articulation avec les politiques du logement et de l'habitat, qui ont un impact très important sur les populations.
Il s'agirait donc de faire travailler davantage de concert les travailleurs sociaux et les acteurs territoriaux. Mais leurs logiques professionnelles sont-elles conciliables ?
Il est vrai qu'il est parfois difficile d'articuler des modes d'intervention ancrés dans des habitus professionnels. On a vu ainsi avec les programmes de réussite éducative que c'était parfois un peu compliqué, notamment du côté des travailleurs sociaux, en raison de l'importance du secret professionnel. Il existe toute une déontologie du partage du secret qui a eu du mal à prendre dans certains territoires et a très bien fonctionné ailleurs. Mais, d'une façon générale, lorsque les équipes CUCS et les travailleurs sociaux ont compris l'intérêt qu'il y a à travailler ensemble, cela devient très efficace. D'autant que la politique de la ville apporte sa méthodologie d'intervention transversale, qui fait ses preuves quant à la manière de faire bouger ensemble les différents acteurs locaux et territoriaux.
Docteure en sciences politiques, Stéphanie Morel est directrice d'études à la coopérative conseil Acadie, qui intervient principalement dans le domaine des politiques territoriales. Début 2009, elle a réalisé pour la délégation interministérielle à la Ville une étude exploratoire sur les « futurs territoires de la politique de la ville ». Elle est également l'auteure de Ecole, territoires et identités. Les politiques publiques françaises à l'épreuve de l'ethnicité (Ed. L'Harmattan, 2002).
(1) « La politique de la ville. 30 ans, et après ? » - Colloque organisé le 25 septembre à Lyon par l'Ecole normale supérieure-Lettres et sciences humaines (ENS-LSH) et Triangle, le laboratoire de recherches sur l'histoire de la pensée politique et économique qui lui est rattaché.
(2) Voir ce numéro, p. 7.