Qui sont les travailleurs sociaux dont vous avez recueilli les témoignages ?
Il s'agissait de professionnels appartenant pour la plupart à des institutions publiques locales telles que le centre communal d'action sociale, la caisse régionale d'assurance maladie ou encore le conseil général. Ils intervenaient dans les quartiers composant le Grand Mirail, très proches du lieu de l'explosion. Celle-ci a eu lieu le vendredi 21 septembre 2001, et j'ai recueilli leurs témoignages, à chaud, de la fin octobre jusqu'au début janvier. Mon objectif était de pouvoir mettre en évidence les effets de contraintes et les contradictions dans lesquelles ils se sont retrouvés car, me semble-t-il, c'est dans ces moments particuliers que l'on parle le mieux de sa pratique, quand on est pleinement dedans. Tout en prenant en compte, évidemment, le fait que l'émotion peut exacerber certains aspects.
Comment ont-ils vécu l'événement lui-même ?
Dans les premiers moments, comme tout le monde, avec de l'incertitude, du désarroi, de la peur... Beaucoup étaient en réunion au moment de l'explosion. D'autres étaient en visite à domicile, dans la rue, à leur bureau. Certains ont été confrontés à une réelle situation de danger, avec des blessés autour d'eux. Je pense à une éducatrice, qui a été contrainte de se protéger sous une table pendant la déflagration. D'autres encore se trouvaient plus loin et se sont demandé ce qui se passait.
Quelles ont été leurs premières réactions ?
Passé les premiers moments d'incertitude, ils sont rapidement entrés en action. C'est la panique, et il faut aider les gens autour de soi. Rapidement, des travailleurs sociaux vont devenir des personnes ressources pour les habitants. Privés des consignes de leur hiérarchie, ils s'autoréquisitionnent. A la différence des sapeurs-pompiers, les services sociaux n'ont pas de protocole de crise. Alors chacun va essayer, là où il est, d'intervenir d'abord individuellement, puis plus collectivement. On met en place des équipes, on sillonne le terrain en essayant d'aller vers les habitants et de porter les premiers secours. Après, certains décident de rester sur le terrain durant le week-end, tandis que d'autres choisissent de rentrer chez eux dans l'attente de directives institutionnelles. Il est vrai que tous n'habitaient pas sur place, et que ceux qui ont choisi de rester étaient souvent en lien avec le maillage associatif local.
Dans cette première phase du travail d'urgence, vous observez que les travailleurs sociaux font preuve d'inventivité...
Cette première phase de l'urgence extrême dure jusqu'au mardi qui suit la catastrophe. A ce moment-là, il n'y a plus rien. Les locaux sont pour la plupart inutilisables. Le système D domine et les travailleurs sociaux se servent des quelques ressources qu'ils ont à leur disposition. Ce qui m'a intéressée, c'est justement de comprendre ce qu'ils ont activé en termes de savoir-faire et de compétences dans cette configuration très particulière. Car ils sont confrontés à la souffrance des blessés, à la violence des situations, à la panique et à l'agressivité de certains habitants qui expriment un fort sentiment d'abandon. Et ce sont eux, les travailleurs sociaux, qui vont essayer de répondre à ces questions en utilisant leur savoir-faire professionnel, en allant à la rencontre des gens, en étant à l'écoute, en prenant contact, en développant la relation d'aide... En même temps, les repères éclatent dans les rapports à l'usager, car on a vécu ensemble le même événement traumatique. Une relation de pair à pair se met donc en place. Comment conserver la bonne distance ? En replaçant le travail d'écoute dans une configuration technique et professionnelle. Et c'est ce qu'ils vont arriver à faire, pour la plupart, durant cette première phase. Même si les relations avec les usagers sont beaucoup plus spontanées que d'habitude, dans leurs récits, on retrouve bien la trace de la technique du travail social. On mobilise les registres de l'aide, du contact, de la solidarité, et on fait du travail social tel qu'on le connaît dans le respect de ses principes éthiques. On voit effectivement émerger là un travail social véritablement inventif.
Vient ensuite le retour au cadre institutionnel, que vous qualifiez de « deuxième choc ». Pour quelle raison ?
Les travailleurs sociaux étaient dans leur élément avec la relation d'aide, la solidarité et la recréation du lien social. Voilà qu'on leur demande dès le mercredi d'intégrer des cellules de crise pour y exercer une fonction essentiellement administrative. Ils vont en effet être chargés de mettre en oeuvre l'instruction et la distribution des aides financières destinées aux habitants sinistrés. Il ne s'agit plus alors d'être inventif, mais de s'adapter à une organisation et à d'autres professionnels qu'ils ne connaissent pas forcément. Il faut en outre faire face à la pression énorme des populations qui arrivent en grand nombre dans les locaux provisoires et les chapiteaux où sont basées ces cellules de crise. Les travailleurs sociaux essaient alors de sauvegarder une certaine qualité d'écoute et de relation et d'améliorer les conditions d'accueil mal dimensionnées. Ils tentent aussi de maintenir un niveau pertinent d'information dans cette situation chaotique. Pour répondre aux multiples demandes, ils vont notamment faire jouer le travail en réseau, qui est l'une de leurs ressources fortes et qui va devenir un véritable outil de gestion de la crise. Il leur faut également contourner les cloisonnements bureaucratiques et politiques locaux, en prenant des initiatives pouvant aller jusqu'à contourner les procédures légales au profit de ce qu'ils considèrent, eux, comme légitime et efficace. Mais, surtout, ils disent avoir eu alors le sentiment que ce qu'on leur demandait ne correspondait pas à ce dont auraient eu réellement besoin les habitants. Pas forcément de l'argent, mais une aide psychologique et relationnelle. Ils se retrouvent ainsi dans une position d'assistanat et de guichet social contre laquelle ils se battent depuis des années. Alors qu'ils souhaitent promouvoir l'autonomie et l'accompagnement du changement, ils prennent conscience qu'on est en train de détruire, dans cette situation d'urgence, tout un pan de leur travail.
Trois semaines après la catastrophe, chacun retourne à son travail habituel. Mais s'agit-il réellement d'un retour à la normale ?
Il est clair que ce n'est pas vécu ainsi par les travailleurs sociaux, qui expriment alors un fort malaise professionnel. Dans l'ouvrage, je compare leur situation à celle de militants associatifs ou syndicaux intervenus également à ce moment-là sur le Mirail. Ils subissaient eux aussi des contraintes, mais ils disposaient de marges de manoeuvre leur permettant d'agir selon leur propre conception des finalités de l'aide. Ils ne se retrouvaient pas pris dans la même contradiction que les travailleurs sociaux, qui ont eu l'impression de n'avoir pas pu faire un véritable travail social du fait des conditions difficiles, du manque de moyens, de l'organisation défaillante, des critères d'accès aux droits qui changent, des procédures revisitées et modifiées... Les professionnels ont été en première ligne face aux habitants, et cette vulnérabilité organisationnelle est retombée sur eux. Sans compter qu'ils ont eu l'impression de n'avoir eu que peu de prise sur les décisions, alors qu'ils connaissaient le terrain et les habitants. Lors de ce « retour à la normale », des souffrances au travail se sont exprimées, liées à ce sentiment d'impuissance. Mais ce malaise s'est surtout nourri de la non-reconnaissance institutionnelle de l'énorme travail d'adaptation et d'ajustement qu'ils ont réalisé pour compenser des procédures et des organisations défaillantes. C'est cette non-reconnaissance qu'ils ont pointée, plus que la souffrance liée à l'événement lui-même. L'explosion d'AZF a mis en lumière ce sentiment des travailleurs sociaux de n'être pas reconnus dans ce qu'ils font, et notamment dans la spécificité des métiers de l'aide. La relation humaine devrait rester primordiale, alors que, dans la rationalité gestionnaire, on n'y pense pas vraiment. D'ailleurs, huit ans après la catastrophe, la crise économique et sociale est venue se substituer aux effets d'AZF, mais on retrouve finalement les mêmes problèmes, avec la prégnance de plus en plus forte du modèle gestionnaire et des nouvelles formes de management du travail social.
Corinne Saint-Martin est maître de conférences en sociologie à l'université de Toulouse-II-Le Mirail. Elle est également membre du Centre d'étude et de recherche travail, organisation, pouvoir (Certop) et exerce une partie de son activité au service de la formation continue de l'université dans le secteur du travail social. Elle publie en novembre AZF. Travailleurs sociaux face à la crise (Ed. érès).