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Des clés pour se comprendre

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Mieux dialoguer pour mieux agir ensemble contre l'exclusion : tel est le principe des co-formations initiées par le mouvement ATD quart monde qui réunissent des professionnels et des personnes en situation de pauvreté. Des actions qui créent les conditions d'une vraie rencontre entre les deux catégories d'acteurs, conduits à réviser les « a priori », peurs et incompréhensions qui obèrent leurs relations.

En 1998, la loi de lutte contre les exclusions engageait professionnels et bénévoles impliqués dans ce combat à se former « à la connaissance du vécu des personnes et des familles très démunies et à la pratique du partenariat avec elles ». Tel est, précisément, le sens de la démarche de croisement des savoirs et des pratiques développée par le mouvement ATD quart monde. Celle-ci a d'abord été expérimentée, en 2000-2001, dans le cadre du programme pilote « Quart monde partenaire » (1), qui a réuni des « militants » du refus de la misère - c'est-à-dire des personnes vivant ou ayant vécu la grande pauvreté, membres d'ATD - et des professionnels de différents secteurs (travail social, enseignement, formation professionnelle, santé, justice, notamment).

Depuis 2003, la méthode de rencontre et de dialogue issue de cette expérimentation a été mise en oeuvre dans une cinquantaine de co-formations, réalisées en France ou en Belgique, principalement dans les secteurs de l'action sociale, de la santé et de l'éducation (2). Celles-ci regroupent en moyenne une quinzaine de professionnels et de trois à huit personnes en situation de précarité, pour une durée de deux à quatre jours. Rigoureuses et exigeantes dans leur montage comme dans leur encadrement et leur déroulement (voir encadré, page 23), ces actions d'échanges de savoirs visent à donner aux deux types de stagiaires des outils leur permettant d'appréhender les modes de pensée et les logiques de leurs partenaires.

« Très souvent, trop souvent, la relation entre les personnes qui vivent la pauvreté et les professionnels censés les aider est une relation biaisée, piégée, tendue, pleine de méconnaissance et de malentendus, chacun étant sur ses gardes, chacun interprétant souvent de travers l'intention de l'autre », analyse Laurent Sochard, responsable de formation au pôle de compétences « social » du Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT). C'est pourquoi travailler avec des personnes connaissant la précarité constitue, pour les « territoriaux » - agents et cadres de municipalités ou de conseils généraux -, une « pépite professionnelle » ainsi qu'une « riche aventure humaine », estime Laurent Sochard qui, depuis 2005, organise régulièrement de telles co-formations avec ATD (3).

Cependant, parvenir à s'entendre, non pas au sens de trouver un terrain d'accord, mais de saisir la façon dont son interlocuteur voit la réalité et la traduit en mots n'est pas une mince affaire. A cet égard, la confrontation des représentations que chaque catégorie d'acteurs se fait de sa place et de celle de l'autre est particulièrement instructive. Notamment basé sur la technique du photo-langage, cet exercice constitue le premier temps du stage. Souvent, aussi, le premier choc pour des professionnels concrètement amenés à se rendre compte de l'abîme qui peut les séparer des usagers. Ainsi, pour symboliser tout à la fois leur rôle et celui des personnes en situation de pauvreté, les professionnels qui ont participé, en 2005, à la première des trois co-formations réalisées dans le cadre de la commission locale d'insertion de Lille ont choisi une seule photo : celle d'une équipe de rugby.Travailleurs sociaux, allocataires du RMI, élus, bénévoles, « on n'a pas la même place dans l'équipe, mais on en fait tous partie, on est tous égaux, on y va tous parce qu'on veut que ça change », ont commenté les professionnels pour expliquer leur choix. Loin d'être à l'unisson, les militants du refus de la misère retiennent, pour se désigner, une photo de spectateurs qui assistent, de très loin, au déroulement d'un match de foot : « Nous, on est là sur l'arbre, on vous regarde jouer. » Quant aux travailleurs sociaux, c'est sous les traits d'humanoïdes ayant quasiment la tête dans leur écran d'ordinateur qu'ils les voient. « Un écran qui fait écran à l'écoute et montre que c'est le logiciel qui pilote », analyse Eric Vandewalle, animateur du Forum permanent de l'insertion, collectif lillois d'associations, qui était stagiaire lors de cette session.

Dans une veine tout aussi sportive, les professionnels de l'action sociale ayant pris part, en novembre 2008, à la co-formation organisée par ATD avec l'Institut régional du travail social de Champagne-Ardenne estiment former avec les usagers une seule et même cordée : solidement arrimés les uns aux autres, ils parcourent avec aplomb un chemin de crête. Dans l'esprit des personnes en situation de précarité, en revanche, il n'est pas question de marcher ensemble vers le même but. Pour illustrer la notion d'accompagnement social, les usagers choisissent une image qui peut être lue comme étant celle d'une énorme pupille dilatée, ou bien d'un mur. Dans les deux cas, l'explicitation de ces choix tombe comme un couperet. L'oeil représente une visite à domicile : « Quand un travailleur social vient dans une famille, il la juge trop vite sans ouvrir les yeux. » Le mur traduit le sentiment donné par une rencontre avec un professionnel : les personnes ont alors « souvent l'impression d'être face à un mur, de ne pas être entendues, de ne pas réussir à communiquer ». L'idée de « droits » se traduit également par des images très différentes. Les professionnels prennent quasiment le mot au pied de la lettre : pour eux, les droits sont figurés par la photo d'une massive statue de pierre représentant une femme très droite, fièrement plantée dans un champ, ou celle d'un homme qui marche dans le désert, tout aussi droit et fier. Pourquoi ? Parce que « tout le monde a les mêmes droits » et que « les droits permettent d'être debout et d'avancer ». A cette vision relativement abstraite et idyllique de la réalité, les personnes en précarité opposent la leur, celle d'un homme en colère haranguant un auditoire qui ne lui manifeste aucun intérêt. L'intéressé « se bat pour obtenir ses droits, pour se faire entendre. Il veut avoir le droit à la parole et être écouté », déclarent les usagers.

Après le travail sur les représentations - et ses abrupts enseignements -, l'étude de récits d'expériences est l'occasion d'une réflexion plus suivie sur des situations vécues. Celles-ci font l'objet de courts écrits, d'abord rédigés et débattus par les stagiaires en groupes séparés, avant de donner lieu à une analyse croisée. Le principe est de décrire, de manière aussi factuelle et objective que possible, une rencontre entre une ou plusieurs personnes en grande difficulté et un ou des professionnels. Puis, de confronter les différentes façons de comprendre la problématique exposée, les logiques d'action qui animent les protagonistes, les initiatives et prises de risque qu'implique pour chacun d'eux leur relation. Qu'a-t-on appris sur les conditions permettant de mieux travailler ensemble ? Telle est, au final, la question en jeu - dans certains cas également au sens propre de cette expression quand, utilisant la technique du théâtre-forum, les stagiaires interprètent certaines des situations examinées, chacun pouvant choisir son rôle : professionnel ou personne en difficulté.

Qu'il se déroule uniquement dans la salle ou soit transposé sur scène, le dialogue qui se noue entre les protagonistes autour d'exemples concrets d'interactions conduit les professionnels à porter un regard différent sur leur propre fonctionnement. Ainsi, explique Laurent Sochard, qui a co-animé plusieurs co-formations proposées avec ATD à l'Ecole nationale d'application des cadres territoriaux (ENACT) d'Angers (Maine-et-Loire), les personnes en grande précarité ont explicité la position d'une mère qui ne se présente pas à un rendez-vous à l'école où elle a été convoquée, ou bien qui ne répond pas quand on sonne à sa porte. « Nous avions vu là, de sa part, une logique de non-coopération, voire d'irresponsabilité vis-à-vis de ses enfants », précise Laurent Sochard, s'exprimant au nom des professionnels. Les militants du refus de la misère « nous ont simplement dit, parce que nous l'ignorons ou l'oublions, que cette maman a honte d'elle-même et de son propre échec scolaire, que l'école est pour elle le lieu d'une souffrance et d'une humiliation ». Ils ont aussi souligné que cette femme « est terrifiée à l'idée qu'on lui retire ses enfants et que, terrée dans la peur au jour le jour, elle ne voit plus les conséquences du lendemain et n'ose pas ouvrir ». Commentant, par ailleurs, un récit qui décrit un rendez-vous au bureau d'aide sociale où l'usager s'énerve et le ton monte, les personnes connaissant la pauvreté expliquent qu'un courrier reçu trois semaines à l'avance, sans indication de motif et formulé comme une convocation, les met dans un état de stress effrayant : « Qu'est-ce qui m'attend, qu'est-ce qui m'attend ? Parfois, on n'en dort pas la veille, on a la trouille au ventre... et on arrive au petit matin dans une telle fébrilité qu'au moindre mot de travers, tout peut basculer. »

« Nous sommes très peu dans de la transmission de savoirs, mais plus dans de la formation-transformation », analyse Laurent Sochard qui, d'exercice en exercice - pour ne pas dire en épreuve -, aide les spécialistes de l'action sociale à « traverser les miroirs déformants de la méconnaissance ». Symétriquement, les usagers qui ont l'expérience de la pauvreté découvrent que les professionnels ne sont pas tout-puissants, mais investis de mandats précis qui encadrent leur action. Dans cet espace sécurisant d'échanges structurés, où ils ne sont pas isolés et ne parlent pas d'eux-mêmes mais de leur milieu, les militants se rendent également compte qu'il est possible de dialoguer avec des gens « haut placés ». De dialoguer vraiment, c'est-à-dire avec des interlocuteurs qui « essaient de nous écouter même si on a du mal à dire les choses », qui « prennent leur temps », explique l'une de ces stagiaires.

Des citoyens ayant leur mot à dire

« De vivre ce rapport-là avec des professionnels, dans une recherche et une réflexion communes, ça transforme radicalement les personnes », commente Hervé Lefeuvre, volontaire permanent d'ATD quart monde, responsable des co-formations. Du coup, ajoute-t-il, bien des choses changent dans la vie de qui se voit capable de réfléchir, de s'exprimer devant autrui, d'analyser et d'apprendre. « Moi qui ne suis quasiment pas allée à l'école, il faut que j'arrive à 45 ans pour m'apercevoir que mon cerveau fonctionne, que mon moteur n'est pas atteint », se félicite une militante. Cette estime de soi renouvelée s'accompagne d'un gain en assurance des usagers dans leurs relations aux institutions. Ces derniers, pour commencer, disent justement ne plus se présenter comme des usagers mais comme des citoyens ayant leur mot à dire, par exemple des parents concernés par les questions relatives à leurs enfants. Et ils le montrent. Ainsi, une mère dont l'enfant fait l'objet d'une mesure de protection dit avoir compris qu'elle aussi avait du pouvoir et, justement, qu'elle pouvait parler aux professionnels : encouragée par ceux-ci, elle a réussi à réunir le référent du placement de son fils et la famille d'accueil à qui il a été confié, pour voir comment elle pourrait s'arranger mieux avec eux. Après un stage, une autre militante a rallié l'association de parents d'élèves de l'école de ses enfants. Non, elle n'a « pas changé de bord », mais son « rôle est de faire comprendre le point de vue des personnes en difficulté », déclare cette mère à ses voisins. Et de les inviter à en faire autant : « Vous aussi avez des idées, des savoirs, vous n'êtes pas bêtes. »

Les stagiaires parlent énormément des co-formations autour d'eux, observe Hervé Lefeuvre. Ce qui incite d'autres personnes connaissant la pauvreté à se porter candidates. Mais peu d'entre elles sont recrutées et préparées pour chaque stage - dont, toujours, un ou parfois deux militants ayant déjà participé à une session, qui seront à même de rassurer les novices. La limitation du nombre de stagiaires issus de la pauvreté est dictée par le souci de leur participation, explique Hervé Lefeuvre. « Il faut que les militants aient la possibilité d'élaborer leur pensée, de s'écouter entre eux et d'écouter les professionnels », précise le formateur d'ATD, qui souligne la dynamique et la fierté suscitées par ces actions. « Les gens savent qu'ils vont pouvoir, sans intermédiaires, dire ce qu'ils pensent, ce qu'ils vivent, ce qu'ils cherchent, les questions qu'ils se posent. C'est fabuleux, mais ça nécessite de le vivre pour réaliser que c'est possible. »

Cette dernière remarque d'Hervé Lefeuvre pourrait tout aussi bien émaner de professionnels. Pour eux aussi, l'éprouvé est essentiel. « Personne ne sort indemne d'une co-formation », affirme Eric Vandewalle, animateur social lillois, qui juge impossible de transmettre par la parole - ou l'écrit - tous les acquis du travail réalisé dans ce cadre. Ce sont des remises en question auxquelles il faut avoir été personnellement confronté, estime-t-il. Noëllie Greiveldinger, psychologue au service de prévention pour l'insertion du conseil général des Pyrénées-Orientales, en est également persuadée : on ne peut communiquer que certains enseignements d'une co-formation, comme l'importance de la participation des usagers pour trouver des réponses plus pertinentes aux problématiques posées. Mais il y a de la marge entre une idée et son application, et ce sont les conditions de mise en oeuvre de la démarche participative, ainsi que les freins rencontrés, qui sont concrètement expérimentés lors d'un stage. La clinicienne ne s'attendait d'ailleurs pas à « un tel bouleversement dans la manière d'envisager la relation aux personnes en situation de précarité. Je n'étais pas suffisamment consciente du savoir qu'elles détiennent et de ce que ça pouvait faire émerger que de le reconnaître », explique-t-elle. Un changement d'optique qui a conduit Noëllie Greiveldinger à modifier sa pratique et, en particulier, à s'ouvrir davantage au travail collectif.

Ainsi, en 2008-2009, la psychologue a organisé, avec une assistante sociale et huit femmes en situation de précarité, un atelier autour de récits de vie, qui ont été ensuite réunis dans un livret et présentés à deux ou trois reprises lors de soirées poésie. Au fil de l'année qu'a duré cette activité, les participantes ont non seulement appris à s'inscrire dans un groupe, mais aussi à s'y positionner sans s'exposer trop, c'est-à-dire « à aller vers les autres sans se dévoiler complètement ». Par ailleurs, dans les entretiens individuels qu'elle a avec des allocataires du RMI, Noëllie Greiveldinger s'emploie à impulser un dialogue plus libre avec les intéressés « pour qu'ils questionnent leur place dans ce bureau : pourquoi ils sont là, ce que l'institution attend d'eux et eux d'elle, quelle est leur part de contraintes et de liberté ».

Ce souci de permettre aux usagers de s'approprier des clés de compréhension du jeu social, pour pouvoir se situer en tant qu'acteurs - et agir en connaissance de cause - est partagé par Emmanuelle Soumeur-Méreau, chef de projet à la direction du développement et du renouvellement urbains de Nantes Métropole. « Dès que je suis revenue de co-formation, déclare-t-elle, j'ai cherché à avoir des pratiques plus transparentes : par exemple, en expliquant aux familles la façon dont allait être mise en oeuvre l'opération de relogement qui les concernait, et en en discutant avec elles pour voir quels étaient les points d'accord et de désaccord. » Passant de l'individuel au collectif, Emmanuelle Soumeur-Méreau monte aujourd'hui un groupe de travail avec des habitants sur la mixité sociale et les façons d'envisager les parcours résidentiels. Celui-ci devrait se réunir pendant18 mois « avec des temps de croisement » entre les usagers et des spécialistes de l'habitat - bailleurs sociaux, professionnels du service logement, équipes de la politique de la ville. Comme quoi, il faut être un peu pugnace quand on veut travailler différemment : ce dispositif participatif, Emmanuelle Soumeur-Méreau aura eu besoin de trois ans pour le mettre sur pied. Cependant, évidemment, la pugnacité à elle seule ne suffit pas : pour associer les usagers à la conception d'un projet, il faut une commande institutionnelle. Et cette dernière n'est pas toujours là, témoigne une autre ancienne stagiaire - sous couvert d'anonymat. Il n'empêche : « Ce stage avec des personnes précaires, effectué dans le cadre de ma formation initiale d'attachée territoriale, a constitué pour moi un très bon point de départ, qui nourrit ma pratique », précise la jeune chargée de mission dans le secteur de l'insertion.

« Des choses si simples »

« A l'issue d'une co-formation, je suis souvent très partagé entre l'enthousiasme et le désespoir », déclare Laurent Sochard. « Je suis désespéré de voir que nous avons finalement redécouvert ensemble des choses si simples, comme prendre le temps de s'écouter, de s'assurer que nous comprenions bien la même chose, que nous pouvions réfléchir et travailler ensemble. » Et, en même temps, constater qu'il est « possible de se comprendre, de se respecter, de saisir les logiques de l'autre » galvanise le formateur, qui est l'un des plus fervents propagateurs de cette méthode visant à faire émerger un dialogue fructueux entre professionnels et usagers. Tout aussi convaincu de l'utilité de la formule, Eric Vandewalle, de l'Institut lillois d'éducation permanente-centre de ressources emploi-formation, y voit une manière de subversion douce. « Loin du registre revendicatif, c'est le moyen de mettre un peu d'huile dans le jeu rigoureux des dispositifs », estime-t-il.

Comme par capillarité, cette goutte d'huile commence à faire son chemin. Dans un avis de juin 2006, la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH) parle de la « productivité » des expériences de croisement « pour avancer vers l'effectivité des droits » (4). De son côté, le Conseil supérieur du travail social promeut le concept d'« alliance » avec l'usager, les professionnels « croisant leurs savoirs avec le sien, échangeant les souhaits réciproques, sans supprimer les statuts dans une reconnaissance mutuelle » (5). Au printemps dernier, ATD quart monde a été invité à exposer sa méthode - et ses ambitions - dans l'enceinte prestigieuse du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Cette présentation doit être réitérée dans le cadre des CESE régionaux.

La démarche, en effet, fait l'objet d'un intérêt croissant et ce, de la part d'institutions relativement diversifiées. Ainsi, des co-formations sont actuellement envisagées avec deux conseils généraux, un office d'HLM, une association d'action éducative en milieu ouvert et un centre pénitentiaire. D'autre part, plusieurs stages sont programmés d'ici à la fin de l'année ou au cours du premier trimestre 2010. Par exemple, une session organisée avec le CNFPT, qui réunira des personnels de l'Education nationale, des acteurs de l'éducation populaire et des parents en situation de grande pauvreté pour réfléchir à la question de la réussite scolaire (6).

Souhaitant « être contagieux », les animateurs d'ATD invitent aussi d'autres organisations - professionnelles, syndicales, de lutte contre l'exclusion - à s'approprier la « charte du croisement des savoirs et des pratiques » pour mettre elles-mêmes en place de telles actions - comme le fait, depuis 2005, une équipe pluridisciplinaire réunie autour du médecin responsable de la permanence d'accès aux soins de santé du centre hospitalier de Chambéry (voir encadré, page 24). La question commence également à émerger de co-formations qui pourraient être proposées à des élus. « Il serait bon qu'eux aussi puissent vivre cette expérience, parce que les décisions se prennent à leur niveau », avancent certains responsables administratifs de l'action sociale. En tout état de cause, que les élus locaux participent eux-mêmes à une co-formation ou soient convaincus du bien-fondé d'en proposer à leurs équipes, « il faut une volonté politique très forte non seulement pour que ces actions puissent avoir lieu, mais aussi pour qu'elles ne restent pas sans suite », affirme Hervé Lefeuvre. Et de fait, la suite, c'est bien le grand point d'interrogation.

LES CONDITIONS DE LA RENCONTRE

Les actions de formation réciproque, initiées et promues par ATD quart monde, reposent sur un postulat à la fois éthique et épistémologique : toute personne détient potentiellement les moyens de comprendre et d'interpréter sa situation. Reconnaître les plus démunis comme détenteurs de savoirs - et pas seulement de manques et de besoins -, c'est-à-dire les reconnaître comme acteurs et penseurs à part entière, constitue le point de départ de la démarche d'échanges entre les partenaires. Sa mise en oeuvre requiert une étroite collaboration avec l'institution qui souhaite organiser une co-formation. Indépendamment de son engagement financier (indemnisation des militants et du formateur d'ATD), l'organisme demandeur doit bénéficier d'un référent pour les professionnels, qui co-animera la session avec son alter ego d'ATD. En effet, certains moments de la co-formation se déroulent en groupes non mixtes. Compte tenu, par ailleurs, des remises en question auxquelles sont exposés les professionnels, « il est bon, chaque soir, de prévoir un temps de régulation entre pairs », souligne Laurent Sochard, co-animateur des stages proposés à l'Ecole nationale d'application des cadres territoriaux d'Angers (Maine-et-Loire). Symétriquement, bien sûr, les militants du refus de la misère ont également besoin de pouvoir se ressourcer. Ces stagiaires se préparent soigneusement à leur rencontre avec les professionnels, et ils sont épaulés par le formateur d'ATD tout au long de la session, comme en amont et en aval de celle-ci. « On a besoin de certaines sécurités, que quelqu'un garantisse qu'on ne va pas être humilié », résume Martine Lecorre, militante du mouvement à Caen, qui a participé à plusieurs co-formations. Pour établir un climat de confiance, la confidentialité des paroles et des écrits produits pendant une co-formation est de règle (7), ainsi que la non-dépendance des stagiaires les uns vis-à-vis des autres : les usagers ne doivent pas être mis en présence de professionnels avec lesquels ils sont par ailleurs en relation. Amenées à s'exprimer au nom de leur milieu, et non de leur situation personnelle, les personnes connaissant la pauvreté ont généralement eu l'occasion de s'entraîner à formuler leur pensée dans le cadre des universités populaires Quart monde. Il n'empêche : se porter candidat pour participer à une co-formation n'est pas simple, même si « on en ressort plus fort parce qu'on a osé parler, après s'être tu pendant des années », affirme Maria Théron, militante de Reims.

PRENDRE SOIN DE LA RELATION

En dépit de leur science et de leur expérience, les professionnels de santé sont souvent désarçonnés par certaines réactions des personnes en grande précarité, voire impuissants à les soigner. Comment comprendre ces difficultés ? En y réfléchissant avec les intéressés, répond en substance Bruno de Goër, médecin responsable de la permanence d'accès aux soins de santé du centre hospitalier de Chambéry (Savoie). Associé, dès ses débuts, au programme « Quart monde partenaire », le généraliste s'est approprié les principes éthiques et méthodologiques de la démarche. Entouré d'un comité de pilotage pluridisciplinaire, Bruno de Goër a déjà co-organisé avec ATD et/ou d'autres associations de lutte contre l'exclusion quatre formations croisées depuis 2005. Les trois premières ont bénéficié d'un financement de la direction régionale des affaires sanitaires et sociales et de l'assurance maladie, la dernière a également été soutenue par Chambéry-Métropole et le conseil général de Savoie. Praticiens hospitaliers ainsi que quelques libéraux, médecins de la protection maternelle et infantile, infirmiers, cadre de santé en psychiatrie, diététiciennes, sages-femmes, puéricultrice, dentiste, pharmacien, orthophoniste : au total, 83 professionnels du champ sanitaire - ou social travaillant en lien avec la santé - et 37 personnes en situation de pauvreté ont participé à ces actions. Quantitativement parlant, ce bilan est relativement modeste. Surtout rapporté à l'énergie qu'exige le montage des stages. Il faut donc une forte motivation, pour ne pas dire un réel engagement militant pour se lancer dans l'organisation de co-formations, reconnaît Bruno de Goër. Mais « le jeu en vaut vraiment la chandelle ».

Notes

(1) Celui-ci avait été précédé par la recherche-action-formation « Quart Monde-Université », réalisée de 1996 à 1998 - Voir ASH n° 2119 du 14-05-99, p. 21. Le croisement des savoirs et des pratiques (Ed. de l'Atelier, 2008) réunit la présentation des deux programmes.

(2) ATD quart monde propose une première évaluation de quelques-unes de ces co-formations dans Le croisement des pouvoirs - Ed. de l'Atelier, 2008.

(3) La dernière en date a eu lieu à Angers du 21 au 24 septembre.

(4) Cf. « Indivisibilité des droits face aux situations de précarisation et d'exclusion », avis du 25 juin 2006.

(5) Dans son rapport sur L'usager au centre du travail social - Ed. ENSP, 2007.

(6) Cette co-formation s'inscrit dans le cadre d'une vaste action-recherche sur l'implication des familles dans la réussite éducative des enfants, pilotée par l'Inter-réseaux des professionnels du développement social urbain - Voir ASH n° 2603 du 3-04-09, p. 30.

(7) Ce qui n'empêche pas, ensuite, les participants de se mettre d'accord sur un certain nombre d'exemples qu'ils souhaitent transmettre lors d'une restitution de la co-formation.

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