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Education spécialisée : des formations à revoir

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Face à l'évolution des modèles professionnels dans le champ de l'éducation spécialisée, les contenus des formations, ainsi que les méthodes pédagogiques et d'évaluation des compétences doivent changer. C'est la conviction de Jean-François Duvic, ancien éducateur spécialisé et responsable de structures, actuellement consultant et formateur auprès d'institutions sociales et médico-sociales de la région Rhône-Alpes.

«En quelques décennies, les références professionnelles dominantes de l'éducateur - qu'il soit éducateur spécialisé ou moniteur-éducateur - ont changé radicalement, touchant, sans doute, à son identité professionnelle. De praticien de la relation, il est devenu technicien de l'action sociale et médico-sociale, secteur d'intervention désormais bien quadrillé par les cadres juridiques posés au début des années 2000.

Reprenant l'analyse en termes de «paradigmes» de l'action collective proposée par les travaux de B. Jobert et P. Muller (1), nous mettrons en perspective trois «modèles» au sens de leur étude : un modèle préprofessionnel, qui a vu les créations et les premières structurations du secteur ; puis un modèle intermédiaire, professionnalisant, celui du «praticien de la relation», concomitant des grandes vagues de professionnalisation des années 60 et 80, encore inachevé à la fin du XXe siècle ; enfin un modèle émergent, professionnalisé, issu des réformes engagées à la fin des années 80 et que nous qualifierons de «modèle technicien».

Le modèle préprofessionnel englobait un univers très disparate, recouvrant des actions menées par des acteurs encore très marqués par leurs engagements personnels militants ou confessionnels, parfois bénévoles.

Parmi les valeurs les plus partagées à cette époque figurent la fraternité, l'engagement, le don de soi sur un fond judéo-chrétien, le sens de l'effort ainsi que du devoir. L'univers idéologique et les croyances présidant à l'action sont à rechercher du côté de l'humanisme chrétien ou social, mais aussi du personnalisme communautaire ou des idéaux socialistes. On croit en la dimension d'exception d'un secteur qui se définit par ses antagonismes avec le reste de la société. Dans ce contexte, un directeur charismatique pilote sa barque contre vents et marées, en premier lieu contre les tangages amenés par les usagers eux-mêmes. Son management est directif, voire autoritaire, fortement teinté de paternalisme.

Du point de vue des pratiques, ce modèle est caractérisé par une grande autonomie des acteurs, animés par leurs propres engagements personnels. Les pratiques sont très collectives, voire communautaires, dans le cadre d'institutions très diverses, de taille souvent importante, et peu intégrées dans les territoires. Le mode de structuration entre professionnels est avant tout oral, très peu écrit.

Quand la subjectivité prévaut

Dans le modèle de la professionnalisation, le paradigme est celui d'un éducateur praticien de la relation, dans un contexte de multiplication des institutions et des métiers concourant à l'éducation spécialisée.

L'éthique de ce modèle - contemporain de l'apogée de l'«Etat providence» - repose désormais sur des valeurs de solidarité, de laïcité, de créativité, d'engagement personnel également, mais la dimension psychologique se fait plus présente. Ce qui nécessite des régulations que les «psys» vont s'arroger aux dépens de l'autonomie que revendiquent les éducateurs.

L'univers idéologique de ce modèle est largement dominé par le registre de la subjectivité (de l'usager, mais plus encore de l'éducateur). On accorde beaucoup de crédit aux concepts de la psychanalyse (transfert, contre-transfert), en concordance avec les schémas explicatifs issus des sciences humaines telles qu'elles sont enseignées à l'université et telles qu'elles se pensaient à cette époque, c'est-à-dire dans une posture critique mâtinée d'analyses marxistes ou néo-marxistes sur la domination et le contrôle social (Bourdieu, Foucault, Donzelot).

Cet apport idéologique aura permis une prise en compte de la singularité du sujet pris en charge et une prise de distance salutaire avec l'instrumentalisation de l'action sociale par les politiques. Cependant, faute de contenus professionnels plus élaborés, c'est le charisme de l'éducateur qui est valorisé, en tension avec la figure «paternelle» du directeur tout-puissant qui a présidé au développement de l'institution dans la phase précédente.

Les pratiques s'organisent ici dans le cadre de prises en charge, dans une praxis très subjectivée et où la tradition orale est d'une grande importance : réunions diverses, supervision... L'écrit reste très faible malgré des injonctions fortes de la part d'autorités de tutelle de plus en plus exigeantes sur les notes, rapports, signalements, etc. Le positionnement de l'éducateur s'inscrit dans un colloque singulier et un «entre-soi» très spécifique, et les pratiques laissent encore peu de place au principe de compétence : la personnalité propre de l'éducateur est souvent considérée comme l'outil principal d'action. Quant aux familles, elles sont encore souvent suspectes...

Un changement de valeurs

Dans le modèle actuel de la professionnalité, l'éducation spécialisée se définit différemment et utilise de nouveaux registres. En outre, cette nouvelle professionnalité induit, dès la formation initiale, de nouveaux contenus, qui consistent de plus en plus en des instruments théorico-pratiques diversifiés rendant apte à agir réellement sur la vie des usagers ressortissant de l'«éducation spécialisée», univers devenant lui-même sujet à débat. Par exemple, l'usager adulte de services spécialisés a-t-il besoin d'éducation spécialisée ou plutôt d'un accompagnement social structuré pouvant lui apporter des moyens au service de ses propres besoins et intentions ?

Car les valeurs ont changé : vis-à-vis de l'usager, sont mis en avant sa citoyenneté, l'égalité de ses droits, le respect de sa personne et l'acceptation inconditionnelle de ses différences et de ses choix de vie ; vis-à-vis du métier lui-même, la qualité de service prime à travers l'exigence de bientraitance, le professionnalisme et la compétence, l'esprit d'équipe, la responsabilité.

Le virage axiologique et idéologique peut être daté : en 1992, les «états généraux des éducateurs», à Toulouse, où 2 600 éducateurs de la France entière ont à la fois entériné le dépassement de l'engagement militant et appelé la collectivité à jouer un rôle dans la professionnalisation.

L'idéologie telle qu'elle a été promue dans le modèle précédent fait l'objet de sérieuses remises en question, notamment dans ses prétentions «thérapeutiques». Désormais, les approches vont puiser de plus en plus dans les droits concrets et les garanties à offrir aux usagers, ainsi que dans les ressorts techniques de la transmission à l'autre (apport des théories de la communication, voire des méthodologies issues d'autres secteurs voisins : démarche de projet, approche systémique ou pédagogie constructiviste). Les recommandations de bonnes pratiques induites par l'évaluation (ANESM) tendent même à constituer un cadre déontologique propre, nouveau pour ce métier.

Si quelques instruments fondamentaux des pratiques actuelles vis-à-vis des usagers ont été identifiés dans le modèle précédent (projet individuel, synthèse, référent), un certain nombre de pratiques émergentes se situant à leur périphérie et nécessitant l'acquisition de compétences nouvelles sont désormais établies : mise en place de droits formels des usagers, de pratiques de partenariat avec des acteurs complémentaires (institutions mais aussi familles), prise en compte de la place de l'usager dans son projet personnalisé, outils d'élaboration et de suivi de projet dans une véritable ingénierie, formalisation de procédures, évaluation des processus, des bonnes pratiques, de la satisfaction de l'usager, démarches qualité.

Les nouvelles références professionnelles introduites dans les réformes successives des diplômes d'Etat de la filière éducative induisent une exigence d'opérationnalité inédite dans ce champ professionnel. Les compétences se déclinent désormais autour de gestes professionnels établis à partir des activités réelles. Dès lors, on voit bien le décalage entre les attendus de ce modèle et les contenus des formations. Les nouveaux apprentissages n'ont pas encore fait l'objet d'une ingénierie pédagogique spécifique au sein des organismes de formation, encore très marqués par leurs approches psychologisantes et théoriques.

Des outils pédagogiques à construire

Pour la question sensible des savoir-être, mis en exergue dans la profession et contenus en filigrane dans les référentiels de compétences, il s'agira de construire des dispositifs pédagogiques adéquats, à la fois capables de produire des changements personnels et respectueux d'une éthique de la formation professionnelle qui s'interdit généralement d'intervenir dans la sphère des aptitudes et de la personnalité, accessible uniquement par la thérapie et à la demande expresse du concerné. Les solutions sont connues : ateliers de développement personnel, séquences de coaching ou d'analyse des pratiques professionnelles (APP), dûment construites et supervisées, permettant aux apprenants de se construire une démarche personnelle de progrès. C'est donc toute une ingénierie pédagogique intégrée qu'il faut envisager, à partir des besoins à satisfaire et des attentes des apprenants. Les contenus de formation doivent changer, ainsi que les méthodes pédagogiques et d'évaluation des compétences, en alliant les ressorts de la pédagogie pour adultes permettant de générer une véritable capacité à penser, agir et arbitrer, avec un coaching respectueux du développement personnel propre à chaque professionnel en devenir.

En somme, il s'agit de former désormais des techniciens-praticiens équipés, d'une part, d'une éthique et, d'autre part, d'outils pour mener à bien une série d'actes pertinents en direction d'usagers qui attendent une réelle aide face à leurs problématiques et pas seulement qu'on leur apprenne à vivre avec. »

Contact : jean-francois.duvic@wanadoo.fr

Notes

(1) Dans L'Etat en action, PUF, 1987. Ces auteurs définissent ces paradigmes, qu'ils nomment « référentiels d'action collective », autour de pratiques, de croyances et de valeurs spécifiques.

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