Comment les dépenses de protection sociale évoluent-elles sur le long terme ?
Schématiquement, on peut définir deux périodes. La première va de 1980 à 1993, avec une forte augmentation de la part de ces dépenses dans le PIB. Depuis 1993, si l'on met de côté la période de très forte reprise de la fin des années 1990, la protection sociale en France est restée, en pourcentage du PIB, à un niveau relativement stable. Actuellement, elle pèse, au total, environ 29 % du PIB.
Les retraites et la santé se taillent clairement la part du lion...
De fait, elles représentent à peu près 80 % de l'ensemble des dépenses de protection sociale, soit 44 % pour les retraites et les pensions de survie et 35 % pour la maladie, l'invalidité et les accidents du travail. Paradoxalement, dans ces deux domaines, si les dépenses continuent d'augmenter surtout pour des raisons démographiques, les droits individuels, eux, connaissent un certain effritement. Pour la retraite, les taux de remplacement seront en effet à terme, d'ici à 2025, en baisse de 20 à 25 % pour des carrières complètes. Et du côté des dépenses de santé, on observe, surtout depuis deux ou trois ans, une dégradation accélérée de la prise en charge par l'assurance maladie, notamment avec l'augmentation du ticket modérateur et l'instauration des franchises.
Comment se répartissent les autres dépenses ?
Sur les 20 % restants, la moitié est constituée du risque famille et maternité, tandis que l'autre moitié recouvre les risques chômage, logement, pauvreté et exclusion. Il faut cependant savoir que certaines dépenses que l'on peut considérer comme relevant de la lutte contre la pauvreté et l'exclusion sont comptabilisées dans les dépenses vieillesse et santé. C'est le cas du minimum vieillesse.
Les prestations consacrées aux familles ont vu leur structure profondément modifiée depuis vingt ans. Dans quel sens ?
Les prestations traditionnelles, telles que les allocations familiales, déclinent car elles ne sont revalorisées qu'en fonction des prix. De fait, il y a eu un basculement vers les prestations liées à la petite enfance, avec le développement, à partir du milieu des années 1980, de l'allocation parentale d'éducation, devenue avec la réforme de 2004 le complément libre choix d'activité de la PAJE. On a favorisé les modes de garde individuels, notamment par des assistantes maternelles, et délaissé les modes de garde collectifs, jugés plus coûteux. Malheureusement, les 40 % de ménages les plus modestes, dont beaucoup de femmes seules, ont très peu accès aux assistantes maternelles, car le reste à charge demeure trop élevé. Et le nombre de places en crèches se révèle très insuffisant. Ce qui incite un certain nombre de femmes à diminuer, voire à interrompre, leur activité professionnelle.
Dans le domaine du logement, le montant des aides a été multiplié par 3,7 depuis 1984. Et pourtant, elles jouent de moins en moins leur rôle de protection des locataires modestes...
Pour expliquer cette apparente incohérence, il faut tenir compte de l'augmentation du prix des loyers, très forte depuis vingt-cinq ans. Il faut également savoir que le taux de couverture des aides au logement a beaucoup augmenté, notamment au début des années 1990, lorsque l'on a procédé à la réforme de l'allocation logement à caractère social. Auparavant, certaines personnes pauvres ayant des charges de logement ne recevaient aucune aide. Il a donc été décidé de couvrir l'ensemble de la population sur la base de critères de ressources. Une autre mesure importante a été, à la fin des années 1990, l'unification du barème des aides au logement, qui s'est traduite par un rattrapage. Le montant moyen par locataire aidé a pourtant diminué, et même très fortement depuis le milieu des années 2000. Il est vrai que les prestations logement sont extrêmement complexes, et il est facile de les dégrader sans que cela se remarque.
Quant à l'emploi, en vingt ans, le niveau des prestations d'assurance chômage n'a quasiment pas évolué et le taux des chômeurs indemnisés reste relativement stable. Cela paraît étonnant...
La part des chômeurs indemnisés a, certes, peu évolué. On constate pourtant une tendance à l'effritement, car les conditions d'éligibilité ont été durcies et, surtout, la durée de versement des prestations a été diminuée. En 2002, on a fait passer la durée maximale d'indemnisation, pour le salarié moyen de moins de 50 ans, de trente à vingt-trois mois. L'assurance chômage renvoie ainsi de plus en plus tôt des chômeurs vers les différents dispositifs de solidarité. En outre, on a durci les mesures de contrôle et de sanction des chômeurs, notamment au début 2008, avec la mesure sur les offres raisonnables d'emploi. Pour le moment, dans un contexte de crise, sanctionner les personnes sans emploi est assez compliqué. Mais si le chômage diminue, il est fort probable que la pression s'accentuera.
Les minima sociaux apparaissent un peu comme les parents pauvres du système...
Ils ne représentent en effet que 0,4 % du PIB, pour 3,4 millions de bénéficiaires et 6 millions de personnes aidées au total. En y incluant certaines dépenses de solidarité comptabilisées dans d'autres catégories, telles que le minimum vieillesse ou l'invalidité, on passe à environ 1 % du PIB. Et malgré tout ce qui a été dit sur les efforts de l'Etat en matière de lutte contre la pauvreté, cela n'a guère bougé depuis une vingtaine d'années. On observe même un très fort décrochage des montants des minima lors de la dernière décennie, de l'ordre de 15 % par rapport au seuil de pauvreté, fixé à 60 % du revenu médian. Et ce décrochage perdure, même si des coups de pouce ponctuels ont permis de l'atténuer. Le premier a eu lieu à la fin des années 1990 pour le RMI et le minimum vieillesse, à la suite du mouvement des chômeurs des années 1997 et 1998. Il y a eu également la décision récente de revaloriser l'allocation aux adultes handicapés et le minimum vieillesse de 25 % sur cinq ans, en valeur nominale. Mais une fois soustraite l'inflation, le gain se réduit à une dizaine de points. Ce qui permettra d'interrompre le décrochage de ces deux minima par rapport au seuil de pauvreté, mais en aucun cas de rattraper le retard accumulé. Et pour les autres minima, comme l'allocation de solidarité spécifique ou le RSA, rien ne change, les revalorisations demeurant alignées sur les prix.
Finalement, notre système de protection sociale joue-t-il réellement son rôle ?
Il protège de certains risques, mais de façon inégale. Le risque vieillesse est encore relativement bien couvert. C'était également le cas pour la santé, bien qu'il commence à y avoir une forte dégradation sur les dépenses de soins. Pour les prestations familiales, on reste dans la moyenne des pays développés. Même chose pour les aides à la petite enfance, qui restent néanmoins très insuffisantes. Mais là où le système pèche, c'est sur la protection des personnes privées d'emploi ou de revenus d'activité. Il y a eu des améliorations depuis un quart de siècle, il ne faut pas le nier. Je pense à la prise en charge de la dépendance des personnes âgées avec l'allocation personnalisée d'autonomie, qui touche plus de un million de personnes, ou encore à la création de la CMU complémentaire. Mais globalement, pour tout ce qui relève de l'insécurité sociale et économique, le système français s'est peu amélioré et connaît même un effritement progressif.
Vous proposez de passer d'un Etat social actif à un Etat d'investissement social. De quoi s'agit-il ?
On présente trop souvent la protection sociale comme un coût, une charge... L'Etat d'investissement social consiste à la voir d'abord comme un placement à long terme. On connaît la formule : il vaut mieux prévenir que guérir. Quand on laisse des gens mal protégés tomber trop bas, cela revient beaucoup plus cher pour les aider ensuite à se relever, si tant est que cela soit possible. Et les deux domaines pour lesquels cet investissement serait le plus nécessaire sont la formation et l'éducation, au sens large du terme, à commencer par la très petite enfance. Il faudrait donc investir massivement dans les modes de garde de la petite enfance et dans les politiques de qualification et de requalification. Mais il faudra pour cela dégager de nouveaux moyens. Autrement dit, revenir sur le dogme de l'impossible augmentation des prélèvements directs tels que l'impôt sur le revenu, les cotisations sociales ou encore la taxation du patrimoine. Ce qui va évidemment à rebours de ce qui se pratique depuis des années.
Antoine Math est économiste et chercheur à l'Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Il a participé à la rédaction des ouvrages collectifs La France du travail (Ed. de l'Atelier, 2009) et Où va la protection sociale ? (Ed. PUF, 2008).