« Ça y est, EDF m'a recréditée de 73 € », annonce fièrement Odile C. en franchissant la porte d'un appartement installé dans une barre d'immeuble du quartier Malakoff à Nantes. Un secteur typique des habitats sociaux des années 1970-1980. Dans le local, plusieurs associations sont hébergées, mais Odile a rendez-vous à Agir pour l'intégration bancaire (APIB)(1). Comme chaque mois, elle vient faire ses comptes avec Frédéric Borie, le salarié permanent de cette association créée en 2008. Ancienne employée des biscuiteries Lu, elle vit avec sa petite-fille, le compagnon de celle-ci et leur bébé. Elle dispose en tout et pour tout de 800 € mensuels de retraite. « Avant que je connaisse l'APIB, il y a six mois, j'étais en permanence à 1000 € de découvert », explique Odile.
L'APIB est issue d'une réflexion initiée en 2001 par la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et par Nantes Métropole, la communauté urbaine de Nantes. L'objectif : lutter contre l'exclusion bancaire qui risque à tout moment de faire basculer dans l'exclusion sociale les personnes qui en sont victimes. « L'exclusion bancaire, c'est lorsqu'une personne n'a plus accès aux services bancaires classiques qui lui permettent de mener une vie sociale normale : compte, chéquier, carte de retrait, emprunt... », résume René Jarry, l'un des deux sociologues mandatés par la CDC pour réaliser l'étude préalable. Une absence de compte bancaire, en France, de nos jours, fait obstacle à la perception de salaires, d'aides ou de prestations sociales. Ne posséder ni carte bancaire ni carnet de chèques, c'est rencontrer de nombreuses difficultés de règlement. Sans oublier les impossibilités d'accès au crédit, qui exposent aux coûts prohibitifs du crédit informel, du découvert non autorisé ou du crédit à la consommation. On estime ainsi que 2 % des Français seraient sans compte bancaire, et 10 % exclus du crédit. « Et plus on est pauvre, plus l'argent coûte cher », poursuit René Jarry.
Une étude de cas est donc effectuée sur le quartier Malakoff, l'un des plus défavorisés de Nantes, par René Jarry et Jean-Jacques Gouguet. A partir des nombreux entretiens réalisés, ils rédigent des propositions qui resteront en attente jusqu'en 2005. Cette année-là, Nantes Métropole et la CDC décident de reprendre le document et de passer de la réflexion à la mise en oeuvre, via la création d'un dispositif expérimental. « Nous étions conscients de l'existence d'un problème majeur qui n'était pas pris en charge, ou alors uniquement sur le mode de l'assistance », explique Emmanuelle Soumeur-Méreau, chef de projet à la direction du développement et du renouvellement urbain de Nantes Métropole.
La première action va consister à réunir en groupe de travail des habitants du quartier concernés, à un degré ou à un autre, par l'exclusion bancaire. « Nous avons d'abord formé les gens sur les thèmes du rapport à l'argent, de la société moderne, de l'hyperindividualisme, explique René Jarry, devenu prestataire de services sur le projet. Un travail important a été mené sur le parcours de chacun d'eux, et la manière dont ils avaient pu se sortir de situations difficiles ou gérer leur précarité bancaire, dans une société où ils n'appartiennent pas au modèle dominant de l'hyperconsommateur. L'idée initiale était de parier sur les pairs et les messages émanant de leur propre expérience qu'ils pouvaient relayer dans le quartier. » La constitution de groupes de parole et la fondation d'une association à même d'accompagner les personnes en situation d'exclusion bancaire sont alors envisagées.
Frédéric Borie découvre ce groupe en 2006 par l'intermédiaire de sa référente RMI. « A ce moment-là, moi non plus je n'avais plus accès au crédit. Après avoir travaillé dix ans dans l'isolation thermique, racheté ma boîte puis déposé le bilan, je restais avec un emprunt sur les bras dont la banque m'a refusé le rachat... Ma situation était très difficile. Je m'interdisais de faire le moindre chèque, par crainte de l'impayé et de l'interdiction bancaire. » Des rencontres du groupe sont organisées pendant deux ans, animées par René Jarry. Les participants enrichissent leurs connaissances en matière d'écoute et de techniques d'entretien, de compréhension du système et de la législation bancaire, de gestion de budget. « Cela m'a énormément aidé, précise Frédéric Borie, m'a remis en selle et a renforcé mon assurance. J'étais dans un groupe où l'on parlait d'adulte à adulte, pas en face d'une assistante sociale qui pouvait m'accorder ou me refuser le RMI. »
A partir de 2007, d'autres séminaires sont organisés, à l'intention cette fois des travailleurs sociaux des centres médico-sociaux, du centre communal d'action sociale, de la caisse d'allocations familiales et du bailleur social Nantes Habitat, fondés sur des échanges de pratiques et des séances de formation plus sociologiques sur la « culture de pauvreté ». « Le travail social individuel reposant essentiellement sur des secours financiers est insuffisant », peut-on lire alors dans l'un des comptes rendus de ce groupe de travail. De ces séminaires, réalisés en interne pour chaque institution, émaneront un cycle de formations proposé aux intervenants sociaux du quartier ainsi que des rencontres avec les participants du groupe de travail ou des représentants d'institutions bancaires également impliquées dans le dispositif, telles que la Banque postale ou le Crédit municipal. « Il s'agissait surtout de rapprocher les acteurs sociaux et financiers, résume Emmanuelle Soumeur-Méreau. Nous avions, d'un côté, des banques ignorantes des réalités de leurs clients et, de l'autre, des travailleurs sociaux méfiants à l'égard du monde de la banque. » Des échanges positifs, pour Irène Tisserandet, assistante de service social au centre médico-social (CMS) Malakoff : « Il était intéressant de partager nos approches professionnelles respectives. Cela a apporté à tout le monde. »
En 2008, l'association est créée avec le soutien de Nantes Métropole, de la commune et de la CDC. Catherine Moussu, habitante du quartier et participante du groupe de travail, en prend la présidence et, en fin d'année, Frédéric Borie est recruté comme chargé d'accompagnement. « Ça n'a pas été sans mal, car les élus n'étaient pas persuadés de la nécessité de créer cette structure indépendante, se souvient René Jarry. Je pense qu'il ne leur était pas facile de faire confiance aux habitants. Et ils craignaient que cela fasse doublon avec les travailleurs sociaux. » Une crainte aujourd'hui apaisée. « Il est vrai qu'au départ nous nous sommes demandés si l'APIB n'allait pas faire doublon avec les travailleurs sociaux, reconnaît Christophe Joubert, responsable du pôle Vie sociale et insertion au conseil général. Finalement, il n'y a pas concurrence, mais complémentarité. Nos assistantes sociales ne sont pas toujours en mesure, faute de temps ou par choix éthique, d'accompagner physiquement les personnes dans leur rendez-vous avec une banque ou encore un huissier. De ce point de vue, l'APIB est plus sécurisante. »
Trois instances encadrent l'association : un comité d'orientation stratégique, composé des élus et des directeurs des institutions impliquées ; un groupe de suivi, qui réunit les chefs de service ; et enfin un groupe opérationnel, composé de deux travailleurs sociaux de chacune des structures concernées (CCAS, CMS, CAF, Nantes Habitat), d'un « médiateur de confiance » appartenant à la Banque postale, ainsi que d'un représentant de l'APIB. « Ce groupe trimestriel nous permet de réfléchir sur des situations précises apportées par l'APIB, et chacun des participants voit ce qu'il peut faire », explique Claire Lejeune, conseillère en économie sociale et familiale de la CAF et membre du groupe. « Il est important de nous recaler régulièrement avec Frédéric Borie, car on sait que les problèmes financiers sont souvent liés à d'autres difficultés sociales ou personnelles. La frontière entre son action et le travail social est mince », souligne de son côté Christian Tessier, assistant de service social au CMS Malakoff.
Pour faire connaître l'association et sa mission auprès des habitants, l'APIB met en place diverses stratégies, du dépôt de plaquettes à la banque, dans les commerces, au centre socioculturel, à la caisse d'allocations familiales, etc., jusqu'au porte-à-porte. « Une fois par semaine, nous organisons des réunions de hall, dans les immeubles du quartier, explique Frédéric Borie. Je passe donc sonner chez les gens pour leur annoncer la réunion et leur présenter brièvement notre action. » C'est ainsi que le permanent de l'association a rencontré Odile C. Cela fait maintenant plus de six mois qu'ils se connaissent, et le salarié a déjà accompagné Odile dans plusieurs rendez-vous de médiation chez l'huissier ou le banquier. « Cela se passe bien, c'est Odile qui parle et, si besoin, je peux appuyer ses dires, faire une proposition, souligner les limites de remboursement qu'elle pourra supporter... »
Dans tous les cas, rééquilibrer une situation prend du temps. « D'abord il faut établir un lien de confiance avec la personne, explique Frédéric Borie, et dans certaines situations plusieurs rendez-vous sont nécessaires avant de connaître vraiment sa situation sociale et financière. Il n'est pas rare de découvrir une dette ancienne non remboursée après plusieurs rendez-vous. » Le premier outil dont il dispose, c'est le budget. Les usagers qui viennent au local de l'association débarquent généralement avec moult courriers et documents bancaires. Même si un certain nombre peuvent aussi accéder à leur compte au moyen de la consultation à distance. Ce qui évite à Sylvie P., qui a rendez-vous cet après-midi avec le chargé d'accompagnement, de transporter ses relevés de comptes dans son petit sac à main. « Vous souvenez-vous comment on fait ? », l'interroge-t-il en ouvrant l'ordinateur portable et en se connectant au Web. Agée d'une cinquantaine d'années, cette dame supporte seule, avec son salaire de 750 € , tous les frais du ménage depuis que son mari a perdu son emploi. Cet après-midi-là, avec Frédéric Borie, elle va pointer tous les chèques rédigés, vérifier s'ils ont été encaissés et noter les rentrées d'argent attendues : les débits dans la colonne de gauche, les crédits dans la colonne de droite, et les paiements non encaissés au verso de la feuille. « Le chèque 02 n'apparaît toujours pas, s'étonne Sylvie P. au cours de l'entretien. Vous vous rendez compte, je l'ai fait il y a plus d'un mois. » « Tant mieux, répond le chargé d'accompagnement, comme cela on n'a pas de rejet. » « Oui mais quand ils vont tomber, ça va faire mal, s'inquiète-t-elle déjà... En plus on sort du moratoire. » Avec son mari, elle a en effet bénéficié d'un dossier de surendettement. Malheureusement, ni l'un ni l'autre n'a alors réalisé que le gel des dettes de deux ans décrété ne correspondait pas à l'effacement de leurs dettes, mais simplement au report de leur remboursement. « Malgré tout, on avance, se réjouit Sylvie. Je suis à découvert, mais je rembourse mes dettes et je ne risque plus d'avoir l'huissier à ma porte. Avant de connaître l'APIB, je n'ouvrais même plus les courriers qu'il m'envoyait. » Au bout d'une heure et demie, Sylvie quitte le local, hésitant encore à prendre le rendez-vous chez le coiffeur dont elle a besoin...
De son côté, Frédéric Borie se rend à la Banque postale, dans le petit centre commercial installé au bas des immeubles. L'agence est la seule banque du quartier. « Quand nous avons réalisé notre recherche en 2002, nous nous sommes aperçus que c'était un lieu très investi par les gens de Malakoff ; ils y passent tous au moment du versement de leurs allocations diverses », raconte René Jarry, le sociologue. Mais l'utilisation des services de la banque est souvent réduite à son minimum : le retrait immédiat de la totalité des fonds versés au compte. D'où l'intérêt de mieux faire connaître les services utiles. L'agent d'accompagnement y tient désormais régulièrement des permanences. Dans le hall de la petite agence, il distribue ses plaquettes. Il aide également des clients à remplir des mandats-comptes, une procédure qui autorise les paiements auprès d'établissements conventionnés (agences EDF, bailleurs, etc.) sans frais. « Mais je ne fais pas les choses à leur place, précise-t-il. Je leur montre comment remplir le formulaire et si besoin, j'écris la somme sur un papier libre pour que les gens n'aient qu'à la recopier. Certains n'osent tout simplement pas écrire... »
« Les personnes en grande difficulté considèrent généralement le banquier comme un escroc, reconnaît pour sa part Paul Lépine, chef d'établissement de la Banque postale du quartier Malakoff. Le problème est donc la confiance. Il nous fallait faire en sorte que les gens s'approprient au maximum les outils bancaires, car notre établissement remplit une mission de service public et doit donc être accessible à tous. » Les produits gratuits que l'agence propose (une carte de retrait, la consultation des comptes sur Internet ou le mandat-compte) sont bien connus de Frédéric Borie, qui n'hésite pas à les recommander aux usagers de l'association. « Auparavant les gens ne connaissaient pas bien les cartes de retrait et nous, nous n'allions pas dans les cages d'escaliers pour les leur proposer », affirme Paul Lépine.
Le directeur de la petite agence et sa gestionnaire de clientèle, Caroline Dupont, ont été intégrés dans l'une des formations animées par René Jarry. Caroline Dupont est ainsi devenue ce que le dispositif qualifie de « médiatrice de confiance ». « Caroline connaît bien notre public, et elle était déjà sensibilisée à la précarité sociale », précise René Jarry. Aujourd'hui, elle a également appris à mieux connaître les travailleurs sociaux et travaille en contact direct avec l'association. « Au départ, je craignais que cela me prenne énormément de temps, alors que j'ai des objectifs chiffrés à atteindre, en termes de rendez-vous, d'ouvertures de comptes, raconte la chargée de clientèle. Ou encore que ce rôle m'amène à écouter toutes les misères des clients auxquelles je ne peux pas forcément apporter de solution... Mais finalement ce n'est pas le cas. Frédéric Borie m'appelle pour attirer mon attention sur une difficulté ou une autre, il résume la situation des personnes lorsque celles-ci ont du mal à l'exprimer. » Une relation de confiance et de qualité qui a permis de débloquer quelques situations, d'éviter des frais d'impayés ou d'accorder de petits découverts dans l'urgence. « Avant, les gens attendaient et venaient me voir quand leur compte était bloqué, voire clos », se souvient-elle. Au passage, l'agence a récupéré de nouveaux clients, elle bénéficie d'une augmentation des encours et, probablement, d'une meilleure image auprès du public.
A ce jour, l'association a entamé l'accompagnement de 11 bénéficiaires. Et elle compte développer son action, en formant notamment des « médiateurs de confiance » dans d'autres banques. La perspective de groupes de parole, s'ils n'ont pas encore été lancés, n'est pas abandonnée. Pour Odile, qui n'est pas cliente de la Banque postale, le travail avec l'APIB l'a aidée à diminuer son découvert, qui est passé de 1 000 € à 217 € , malgré des frais divers prélevés sur son compte totalisant jusqu'à 2 600 € . « A force de discussions, nous avons obtenu que des agios soient supprimés et le banquier a fait un effort de 100 € de remise sur les frais », précise Frédéric Borie. La prochaine étape sera de s'attaquer au crédit revolving qui grève son budget depuis une vingtaine d'années. Avec 20 000 € dépensés, elle rembourse 175 € tous les mois ! « Mais là, ce ne sera peut-être plus de mon ressort, suggère le salarié de l'APIB. Il faudra sans doute aller voir la Confédération de la consommation, du logement et du cadre de vie (CLCV). » Car le rôle de l'association consiste à assurer l'interface entre les dispositifs existants, et non à les remplacer.
A son tour, Fatima W. pénètre dans le petit bureau de l'association pour un premier contact. Cette femme divorcée vit dans le quartier depuis seize ans avec son fils âgé de 30 ans. C'est un besoin ponctuel d'argent qui l'amène. Elle voudrait refaire sa chambre, et son assistante sociale lui a parlé de l'APIB. L'association représente, en effet, l'une des portes d'entrée dans le dispositif de micro-crédit mis sur pied par le Crédit municipal nantais. Frédéric Borie constitue les dossiers des demandeurs, avant de les soumettre à l'établissement de crédit. « La convention avec l'APIB a été signée en septembre 2008 », explique Tanneguy Martin-Lauzer, responsable de l'animation commerciale du Crédit municipal nantais. L'association peut ainsi préinstruire les dossiers avant qu'ils soient soumis à l'établissement bancaire.
Pour l'heure, aucune demande n'a été satisfaite. « Nous n'avons eu que trois dossiers, résume Tanneguy Martin-Lauzer. Une personne n'a pas donné suite car nous exigeons qu'elle s'engage sur un accompagnement budgétaire une fois le prêt accordé. Deux autres dossiers ont été refusés lorsque nous avons demandé l'aval de la Banque de France. » A titre de comparaison, l'année dernière, 317 dossiers de micro-crédit ont été acceptés pour des bénéficiaires orientés par des travailleurs sociaux du CCAS ou de la mission locale. Selon Tanneguy Martin-Lauzer, cette situation s'explique aisément : « Les gens qui passent par l'APIB sont vraiment très éloignés de l'insertion bancaire. Le micro-crédit s'adresse à des personnes qui ont déjà un budget assaini et sont revenues dans des pratiques de bonne gestion de leurs ressources. L'APIB vient juste de commencer son activité, il faut lui laisser le temps. Je ne doute pas que, très bientôt, nous accepterons un dossier de micro-crédit. »
(1) Association APIB : 13, rue d'Angleterre - 44000 Nantes - Tél. 09 75 12 05 36.