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Evaluation : faire le pari de l'intelligence

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Le risque est grand que les démarches d'évaluation soient perçues sur le terrain davantage comme des « usines à gaz » répondant d'abord à des impératifs institutionnels ou bureaucratiques que comme des occasions d'améliorer les réponses apportées aux usagers. Telle est la crainte de Laurent Barbe, consultant au cabinet CRESS (Conseil recherche évaluation sciences sociales) spécialisé dans les politiques sociales.

«Après une longue période de gestation, l'évaluation interne et externe des établissements sociaux et médico-sociaux prévue par la loi 2002-2 est en cours d'institutionnalisation et se développe largement. Dans les démarches que nous accompagnons, nous avons constaté un intérêt des professionnels et des équipes qui contraste avec la méfiance active qui a souvent prévalu face à l'évaluation. Cet engagement est lié au sentiment que les démarches proposées peuvent être adaptées de manière intelligente aux réalités et spécificités de leur action et aussi qu'elles constituent un cadre qui ne les exclut pas de la réflexion. Pour autant, le processus d'institutionnalisation, sous-tendu par des logiques, des enjeux et des visions institutionnelles diverses et souvent contradictoires, nous semble porteur de tendances qui fragilisent largement cette évolution positive.

La première tient à la complexification permanente des attentes et du dispositif. Certains ont déjà souligné la multiplication des recommandations transversales et spécifiques dont il n'est pas facile (au-delà de leur intérêt intrinsèque) de savoir comment s'en saisir sur le terrain. On peut également citer la dernière recommandation de l'Agence nationale de l'évaluation et de la qualité des établissements sociaux et médico-sociaux (ANESM) sur l'évaluation interne (1), dont on imagine mal l'appropriation par les équipes de terrain et dont il est difficile de savoir comment elle s'articule à la précédente ainsi qu'à d'autres textes. L'évaluation est ainsi menacée de devenir une affaire de spécialistes, de consultants, voire d'exégètes, de textes... qui de fait nécessitent de mobiliser plus d'énergie dans la compréhension même de ce qui est attendu que dans l'examen des fonctionnements structurels qui constitue pourtant le coeur et le sens de la démarche. Compte tenu de la nécessité de dispositifs de travail favorisant l'appropriation et la participation de nombreux professionnels, et aussi de la difficulté à mobiliser le temps nécessaire dans des organisations tendues, il y a là un risque majeur.

Ensuite la conception même de la manière dont l'évaluation serait susceptible de faire progresser la qualité des pratiques peut paraître problématique. La distinction et les tensions parfois évoquées (2) dans l'évaluation entre les «qualiticiens», qui seraient plus centrés sur les procédures et l'organisationnel, et les «évaluationnistes», plus centrés sur les résultats, permettent en forçant le trait de pointer les menaces qui pèsent sur le dispositif en train de se mettre en place.

Dans les débats, on entend souvent ceux qui plaident pour un durcissement et une formalisation accrue des exigences que l'on fait peser sur les établissements. Si une certaine normativité est évidemment nécessaire, on peut cependant remarquer que l'appareil réglementaire est déjà très complet, voire pléthorique. Ainsi, postuler que c'est d'un système durci d'obligations que découlera le progrès des pratiques sociales au sein des structures concernées est largement contestable. Car si nombre d'entre elles (notamment dans l'accueil des personnes âgées) peinent aujourd'hui à progresser, cela ne relève pas du fait que les textes ne seraient pas clairs, ni du fait d'un manque de référentiels normatifs. Parfois, la plus sommaire inspection suffirait à constater les insuffisances habituelles et des écarts résultant de facteurs corrélés : insuffisante qualification et animation des équipes, contraintes budgétaires complexes, manque de solutions alternatives pour les personnes, difficultés et lourdeur des phénomènes à gérer, etc. Progresser face à ces difficultés suppose donc d'autres stratégies que la promulgation d'une normativité pointilleuse qui risque simplement d'accroître encore le fossé entre le prescrit et le réel.

Une forme de taylorisme

Sur le fond, on peut aussi se demander si cette manière de penser le progrès ne relève pas d'une forme de taylorisme, présupposant que le progrès résulte d'abord d'une pensée du «bon travail» par des experts ou par les autorités. Or cette conception est à la fois fausse sur le plan historique et largement contre-productive. Dans le secteur social et médico-social, l'essentiel ne tient pas dans une technicité «en dur» ou dans une structuration procédurale de l'action. Il renvoie plutôt au développement de l'attention aux problèmes singuliers et complexes des personnes accompagnées, faisant une large part à la co-construction de l'action tant avec les usagers qu'avec leurs proches. De ce point de vue, les processus de travail d'équipe et leur qualité constituent - avec toute leur complexité - l'essentiel. On peut d'ailleurs observer les effets d'une outrance normalisatrice dans le secteur sanitaire, où ils sont bien connus et analysés. La multiplication des consignes et contraintes constitue paradoxalement un facteur de risque accru et un élément majeur du malaise que connaissent nombre de professionnels de ce secteur, se vivant de plus en plus comme des pions dans un système qui s'est emballé. Au point que la corrélation est largement faite entre la faible qualité du travail d'équipe et l'importance des départs prématurés de la profession (3). Dans un domaine qui repose pour une part essentielle sur la ressource humaine, c'est une donnée qui ne devrait pas être perdue de vue.

Fausse évidence

Dans la dernière recommandation de l'ANESM, les développements autour de la mesure des effets ou résultats de l'action, même s'ils sont formulés avec nombre d'utiles précautions, accréditent l'idée que c'est la mesure des résultats qui doit être au centre de l'évaluation. Sous ses airs d'évidence, elle pose de nombreux problèmes. D'abord, elle postule une capacité à identifier, mesurer et surtout agréger fidèlement ces «résultats» qui paraît bien loin de la réalité (même s'il est évidemment utile d'en avoir la préoccupation). Sur le plan de la simple faisabilité, les problèmes méthodologiques et épistémologiques bien connus de mesure d'efficacité de démarches cliniques d'abord attachées à la singularité devraient interdire de fonder un dispositif institutionnel sur un socle aussi fragile.

Mais plus encore, l'idée de la mesure des résultats est périlleuse quand elle s'érige en mode de pilotage, au coeur de la relation entre financeurs et acteurs de l'action sociale et médico-sociale.

Car le recours à la mesure de performance dans une logique de compétitivité et donc de menace génère des stratégies d'acteurs habituelles : le financeur utilise le «résultat», ou plutôt les indicateurs (malgré leurs évidentes imperfections), pour justifier des contraintes autres qu'il a gérer ; l'acteur/opérateur joue l'indicateur et non le résultat, il utilise différentes stratégies de masquage ou de production de l'indicateur attendu ; les acteurs se méfient les uns des autres et sont surtout vigilants à ne pas être dépassés par le voisin, etc.

Bref, au lieu de coopérer pour progresser collectivement, les acteurs/compétiteurs se polarisent sur leurs relations réciproques sans rester vraiment centrés sur l'action. Tout cela est bien connu et observable dans de nombreux domaines de l'action publique. Est-ce que cela produit vraiment une progression de la qualité produite ? Il est permis d'en douter.

A contrario, nos expériences montrent que les éléments favorisant la progression collective à partir des démarches d'évaluation sont de plusieurs ordres. Le premier tient dans la réalisation d'une réflexion collective qui ne se limite pas à une analyse de conformité et qui laisse une véritable initiative aux acteurs. Ensuite, la confrontation des «parties prenantes» et particulièrement l'écoute des usagers/bénéficiaires sur ce qui leur est proposé sont essentielles si l'on dépasse la simple «analyse de satisfaction» pour comprendre de manière plus profonde comment ils comprennent l'action, s'en saisissent, quelle place elle joue dans leurs vies et quels sont, de leur point de vue, ses aspects problématiques. L'analyse doit accepter de se confronter aux tensions fondatrices de l'action (par exemple : liberté/protection, respect des individus/organisation collective) et aux problématiques complexes de l'action (dépendance, souffrance, stigmatisation...) sans faire comme si quelqu'un savait toujours ce qu'il faut faire.

Enfin, les analyses issues des démarches d'établissements ou de services seront utiles si elles sont portées et débattues dans les instances susceptibles d'améliorer les politiques publiques dans lesquelles leur action s'insère. Car les constats d'écarts et de difficultés ne relèvent pas que de leurs pratiques ou de leurs manques propres, mais renvoient aussi souvent à des dimensions plus larges (organisation territoriale, travail inter-institutionnel, pression de la situation sociale...) qui ne peuvent pas être exclues de la réflexion.

Troisième voie

Ces quelques principes gagneraient à être gardés à l'esprit dans les futures évolutions du dispositif institutionnel. Faute de quoi, les démarches d'évaluation pourraient bien être perçues plus comme des «usines à gaz» répondant d'abord à des impératifs institutionnels ou bureaucratiques, que comme des occasions précieuses pour examiner et faire progresser les réponses apportées aux personnes accompagnées.

Au regard de ces remarques, on voit enfin qu'entre la logique des «qualiticiens» et celle des «évaluationnistes», il existe une troisième voie centrée sur les processus qui fondent la légitimité de cette évaluation. Acceptant la complexité des questions mises en jeu, elle mise sur les processus de travail et l'intelligence des parties prenantes de l'action pour enclencher des dynamiques positives. Et cela n'est pas un pari stupide. »

Contact : laurent.barbe@cabinetcress.fr - www.cabinetcress.fr

Notes

(1) Voir ASH n° 2621 du 28-08-09, p. 9.

(2) Notamment par le consultant Daniel Gacoin sur son blog www.danielgacoin.blogs.com.

(3) Le dossier récent de Santé et travail n° 66 d'avril 2009 intitulé « Malaise à l'hôpital » illustre cette situation.

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