Qu'est-ce qui vous a amené à réfléchir aux conséquences d'une pandémie grippale sur la population des personnes sans abri ?
J'étais, jusqu'à il y a quelques mois, responsable pour un service déconcentré de l'Etat de l'hébergement d'urgence et de l'organisation du dispositif de veille sociale à Paris. Or la perspective d'une pandémie est venue bousculer notre réflexion, notamment sur la question de l'accès aux structures d'accueil. En outre, je participe à la plate-forme « Pandémie, éthique, société », créée en 2006 par l'Espace éthique AP-HP, avec le département de recherche en éthique de l'université Paris-Sud-XI. Plusieurs colloques et groupes de travail ont été organisés depuis, afin d'aborder des questions de fond sur les conséquences de cette pandémie. Il s'agissait de lancer le débat public sur le plan éthique et de sortir d'une démarche uniquement planificatrice, qui m'apparaît absolument essentielle, mais reste sans doute insuffisante au regard des questions que pose la grippe A(H1N1), notamment en matière de prise en charge des populations les plus vulnérables.
Les sans-logis seront-ils plus vulnérables à une épidémie de grippe que le reste de la population ?
Chaque année, des personnes sans abri sont sans doute atteintes par la grippe saisonnière sans que nous disposions de statistiques épidémiologiques précises à ce sujet. Concernant la grippe A(H1N1), cela dépendra évidemment de la virulence du virus, mais son impact possible demeure une réelle inconnue. Les sans-abri sont en effet extrêmement hétérogènes, et ne peuvent pas être traités de manière uniforme. Un certain nombre de personnes sans abri ou mal logées ne seront sans doute pas plus vulnérables que le reste de la population. Mais beaucoup d'autres se trouvent dans un état de santé tel qu'elles pourraient être fortement affectées. Je pense en particulier aux individus souffrant de tuberculose, que nous connaissons assez bien grâce au travail effectué ces dernières années par le SAMU social de Paris. Puis il y a tous ceux dont le système immunitaire est fragilisé par de multiples facteurs : l'alcool, la fatigue, une mauvaise alimentation, des soins insuffisants, etc. Se pose aussi le problème de l'accès à l'information. Certains ne parlent pas français et très peu ont accès aux grands canaux d'information. Ils seront donc peu touchés par les messages de prévention, et ne prendront peut-être pas les précautions nécessaires. En outre, beaucoup de sans-abri risquent de n'avoir pas réellement conscience de la maladie, dans la mesure où, pour eux, une simple fièvre n'est pas forcément perceptible ou ne présente pas nécessairement un caractère de gravité, au regard des conditions extrêmes qu'ils endurent tout au long de l'année. Ils risquent donc d'être dans une certaine indifférence, voire parfois dans une attitude de défi à l'égard des mesures de précaution.
Comment diagnostiquer et soigner des gens qui vivent dans la rue ou sans adresse fixe ?
Si quelqu'un a de la fièvre et des courbatures, le diagnostic pourra être fait par des soignants qui participent aux maraudes. Le problème est que les personnes à la rue sont très difficiles à convaincre d'aller se faire soigner. Elles sont souvent très rétives à toute forme d'argumentation et demanderont qu'on leur fiche la paix. Les conduire vers un hôpital reste souvent problématique. Peut-être pourrait-on imaginer des centres dédiés aux soins et à la vaccination des personnes vulnérables, à l'image des lits haltes soins-santé, qui sont destinés justement aux sans-abri malades. Ces lits pourraient se voir confier une mission de soins durant la phase la plus grave de la pandémie. Quant aux personnes vivant dans les centres d'hébergement d'urgence, je pense qu'il sera possible de les sensibiliser à être soignées ou vaccinées.
Des solutions sont-elles prévues dans le plan gouvernemental de lutte contre la pandémie ?
Des fiches de recommandations sur l'organisation des centres d'hébergement ont déjà été publiées par le ministère de la Santé. Elles prévoient une organisation adaptée à l'accueil des personnes sans abri durant la phase de pandémie grippale. Mais les préconisations médicales concernant la grippe A(H1N1) ont beaucoup évolué depuis trois mois. Quel type de public au sein de la population sans abri sera déjà jugé prioritaire pour être hébergé de façon continue ? Quel public pourrait être vacciné en priorité ? Décidera-t-on de considérer le public des centres d'hébergement d'urgence, dans sa globalité, comme une population fragile, dans la mesure où sa mobilité constitue un facteur de risque ? Les questions restent entières.
S'il fallait isoler toutes les personnes sans logis, les structures d'accueil pourraient-elles faire face ?
C'est une question difficile. Il existe 91 000 places d'hébergement d'urgence en France, pour un nombre de sans-abri estimé à 100 000. A cela s'ajoutent plus de 41 000 personnes recensées par la Fondation Abbé Pierre pour le logement des personnes défavorisées, vivant dans des cabanes, des squats ou des structures provisoires. A Paris, où l'on dénombre selon les saisons entre 3 000 et 6 000 sans-abri, plusieurs établissements sont capables d'offrir une réelle continuité de service. Mais pour les grands centres d'hébergement classiques, en dortoirs, il risque d'y avoir une trop forte promiscuité, qui entraînera nécessairement une propagation importante du virus. Surtout en période de grand froid, lorsque beaucoup de gens à la rue privilégieront un lit et du chauffage au risque éventuel d'une contamination. Pourquoi alors ne pas organiser les centres avec des chambres dédiées, ou des structures très médicalisées pour des gens qui seraient atteints de la grippe ? Le véritable problème reste cependant l'encadrement. Disposera-t-on de suffisamment de gens compétents et disponibles pour pouvoir assurer l'encadrement de ces structures ? De toute façon, en période de pandémie, l'hébergement des personnes sans abri sera très compliqué à organiser, car les réponses dont nous disposerons seront par essence limitées.
En cas de pandémie grave, les pouvoirs publics ne risquent-ils pas de vouloir placer les sans-abri en quarantaine ?
Cela dépendra de la virulence du virus. Avec un faible taux de mortalité, les pouvoirs publics privilégieront sans doute de ne pas stigmatiser les populations sans abri. Mais si le virus se révèle très agressif avec un fort taux de mortalité, notamment dans cette population potentiellement très propagatrice, je crains en effet des mesures d'exception qui pourront aller du repérage systématique à la mise en quarantaine. C'est une probabilité assez forte.
Mais peut-on réellement contraindre cette population marginalisée à se protéger ?
Nous avons régulièrement ce débat en France lors des périodes de grand froid, lorsqu'on se demande s'il faut contraindre les sans-abri à se mettre à l'abri. En réalité, nous n'avons pas réellement de moyens de contrôle. Pour beaucoup, il s'agit de personnes qui protègent davantage leur liberté que leur santé. Je ne suis donc pas certain qu'en cas de risque de propagation forte d'une maladie virulente, un certain nombre de gens ne cherchent pas tout de même à échapper aux règles collectives. Ils n'accepteront pas cette mise en quarantaine.
En cas de forte pandémie, faut-il craindre également un traitement discriminatoire, voire un rejet, à l'encontre de ces personnes, notamment en matière d'accès aux soins ?
Je ne pense pas que, dans un hôpital public en France, on refuse une personne sans abri ou en situation irrégulière si sa vie est en danger. Il n'y aura pas de discrimination à ce stade, sauf si les hôpitaux sont débordés en cas de pandémie forte. Nous serons alors face à une problématique qu'Emmanuel Hirsch qualifie de « médecine de tri » : sur un champ de bataille, quel blessé le médecin va-t-il choisir de soigner en priorité ? Il est clair que, face à une femme enceinte, un sans-abri malade pourrait être plus facilement « laissé de côté »... C'est d'ailleurs l'objectif de cet ouvrage d'affirmer : attention, tout n'est pas simple, ne soyons pas manichéens sur la question de la prise en charge des sans-abri en période de pandémie grippale, les choix que nous faisons impliquent des décisions qui pourraient poser problème. Et sur le terrain, il y a un travail pédagogique et d'information à réaliser par les professionnels les plus aguerris de manière que ces personnes soient traitées comme tout le monde, de façon équitable. Voilà l'enjeu.
Ancien chef du service « urgence sociale et intégration » à la direction des affaires sanitaires et sociales de Paris, Jean-Philippe Horréard a participé à la rédaction de Pandémie grippale : l'ordre de mobilisation, sous la direction d'Emmanuel Hirsch, qui vient de paraître (Ed. du Cerf). Il est membre du conseil scientifique de la plate-forme « Pandémie, éthique, société », à l'université Paris-Sud-XI.