Recevoir la newsletter

« Les médias focalisés sur les violences urbaines »

Article réservé aux abonnés

Accidents, agressions, vols, émeutes... Vues à travers le prisme des grands médias, les banlieues - ou plutôt les grands ensembles d'habitat social - semblent le théâtre permanent de faits divers violents. Pourquoi une vision journalistique aussi systématiquement négative, et comment les habitants y réagissent-ils ? Deux questions abordées par la sociologue Julie Sedel dans « Les médias et la banlieue ».

Pourquoi la thématique des violences urbaines a-t-elle progressivement occupé tout l'espace médiatique concernant les banlieues ?

Cela renvoie à trois évolutions : l'une qui touche les quartiers défavorisés de banlieue eux-mêmes, la deuxième, le fonctionnement journalistique, et la troisième qui concerne la professionnalisation des sources d'information.

Vous écrivez qu'une « représentation alarmiste » de la banlieue s'est imposée dans les médias et le champ politique...

Plusieurs sociologues ont en effet montré comment la lutte contre l'insécurité, c'est-à-dire principalement contre la petite déliquance, s'est imposée au tournant des années 2000 comme une priorité sur l'agenda politique. Ce thème fait consensus tant à droite qu'à gauche, car il s'agit en réalité de quelque chose d'assez mou qui permet de fédérer des gens de différents bords politiques, et qui est censé bien passer dans les milieux populaires.

En quelque sorte, ces quartiers feraient donc fonction de bouc émissaire médiatique face à la crise sociale ?

Le fait de mettre le projecteur sur les faits divers en banlieue et sur la délinquance des jeunes évite d'aborder les questions de fond que sont l'emploi, le logement ou encore l'immigration, qui se révèlent bien plus compliquées à régler. On focalise l'attention du public sur certains actes qui se produisent dans les quartiers en occultant ces problématiques sociales et, de façon plus générale, la question sociale.

Comment expliquez-vous ce traitement médiatique sans nuances ?

La première explication réside dans la montée des logiques économiques. Le critère d'audience s'impose dans la plupart des rédactions des grandes chaînes nationales télévisées, mais aussi dans certains journaux jusque-là réticents à l'adopter. La deuxième raison est une déspécialisation du travail journalistique, au profit de la promotion d'un modèle dit « professionnel ». C'est-à-dire d'un journaliste capable de travailler indifféremment sur toutes sortes de sujets. De plus, les journalistes qui couvrent les banlieues sont souvent assez jeunes, et n'ont pas eu le temps de se constituer sur place un capital relationnel suffisant, autrement dit un carnet d'adresses avec des contacts qui favoriseraient le recoupement de leurs sources d'information. Cette forme de méconnaissance, liée au turn-over des journalistes travaillant sur les questions sociales, encourage le recours aux sources institutionnelles. Comme on ne connaît pas bien le sujet, on s'appuie sur les communiqués de presse des institutions et des organismes officiels. Une autre difficulté est la réduction de la temporalité au sein des rédactions. Les journalistes ont beaucoup moins de temps qu'auparavant pour réaliser leurs sujets. Ce qui entrave aussi le travail de vérification des informations. Et puis on observe un renforcement de la division du travail entre les journalistes préposés au terrain et ceux qui traitent l'information dans les bureaux. Cette division du travail s'est renforcée au profit des seconds, les rédacteurs en chef, les éditorialistes... Or ce sont eux qui, au bout du compte, vont décider de l'angle et de la place à accorder à tel ou tel sujet, bref, donner du sens à l'information.

Vous évoquez un phénomène de dépolitisation des journalistes. Que voulez-vous dire ?

La figure du journaliste militant, valorisée dans les années 1970, a été stigmatisée dans les années 1980-1990, notamment en raison de la montée en puissance du journaliste « professionnel » que j'évoquais à l'instant. Cela ne signifie pas que les journalistes soient individuellement dépolitisés, mais qu'ils font désormais assez nettement la différence entre leurs opinions et leur travail. Cela peut expliquer aussi leur posture souvent très pragmatique, voire terre à terre, envers les quartiers. Ils ne s'interrogent pas trop sur ce que sont réellement ces quartiers, mais s'inquiètent, par exemple, de la façon de s'habiller pour ne pas être reconnus en tant que journalistes et ne pas se faire agresser.

Quel rôle la télévision joue-t-elle dans la vision médiatique des banlieues ?

Elle conserve un poids symbolique très important. D'ailleurs, les réactions que j'ai étudiées dans les quartiers de la part des habitants à l'égard des médias concernent essentiellement la télévision. C'est elle qui impose aux journaux la hiérarchie des sujets du jour et qui désigne ce qui fait l'événement. Sachant que l'événement est le résultat d'une lutte entre différents groupes qui essaient d'imposer leur vision de ce qui doit être débattu ou non, de ce qui est important ou pas. Or une hypothèse serait que la presse écrite aurait perdu ce pouvoir de définir l'événement au profit des médias audiovisuels, en particulier des journaux télévisés, qui ont une audience très forte. Il reste que cette division du travail médiatique pourrait être remise en question avec l'arrivée de nouveaux médias, en particulier les sites d'information sur Internet. Mais la télévision conserve encore une place centrale.

Cette situation ne crée-t-elle pas en retour, dans certains quartiers, une hostilité à l'égard des journalistes, du moins une réelle méfiance ?

Certains médias ne sont pas considérés comme hostiles, car les habitants des quartiers en difficulté les connaissent de réputation ou ont pu parfois développer des relations individuelles avec des journalistes. Les médias télévisés, en revanche, cristallisent une hostilité certaine, renforcée par le fait qu'ils travaillent assez souvent avec la police et qu'ils ont tendance à mettre l'accent sur des faits de délinquance. Ce qui n'est pas bien reçu par les familles habitant dans les cités, qui voient la délinquance comme une sorte de symbole de la chute sociale. Mettre l'accent sur ce qui est vécu de manière un peu honteuse ne permet pas de nouer de bonnes relations avec la population. Et puis les gens ont le sentiment que les journalistes travaillent vite en se comportant comme des prédateurs. D'autant que les quartiers sont devenus des lieux particulièrement convoités par les médias. Les journalistes viennent dans le quartier et prennent des images dont le contrôle échappe totalement aux habitants. Des propos qui peuvent avoir été tenus dans un contexte plutôt sympathique peuvent finalement se retourner contre ceux qui les ont émis. Certains articles ou reportages ont ainsi été vécus comme des trahisons et expliquent par endroits, comme je le rapporte dans mon ouvrage, des attitudes hostiles à l'égard des journalistes.

A l'inverse, ne constate-t-on pas sur le terrain une instrumentalisation des médias par des groupes ?

Oui, les jeunes savent que brûler une voiture est un acte symbolique fort, qui attire assez systématiquement les médias. Mais cette instrumentalisation n'est pas élaborée. D'ailleurs, médiatiquement, ces actes finissent plutôt par se retourner contre ceux qui les commettent. En revanche, on voit parfois des municipalités ou des associations tenter de produire des contre-visions du quartier pour lutter contre sa stigmatisation dans les médias. Le problème est qu'il s'agit souvent d'une image uniquement défensive. Dans l'une des villes de banlieue que j'ai étudiées, la mairie a ainsi cherché à valoriser des aspects positifs, à mettre en avant les choses qui vont bien. Mais ces stratégies de contre-médiatisation sont souvent assez ambivalentes, car elles lissent d'autres aspects et mettent en veilleuse de véritables problèmes. Cela peut également se traduire par une volonté de contrôle à l'égard des médias et avoir pour effet de ne pas parler des vrais difficultés. Beaucoup de choses restent non dites.

N'y a-t-il donc pas de place en France pour une information digne de ce nom sur les banlieues ?

Des tentatives se font jour, notamment depuis les émeutes de 2005. On voit émerger une volonté de traiter autrement les banlieues, avec tout ce que cela comporte parfois de maladresse. Des journalistes en poste ou spécialisés ont ainsi essayé de mettre en oeuvre une charte du traitement des banlieues dans la presse. Sans parler de quelques sites Internet où l'on trouve une information de qualité sur ces quartiers. Mais ces initiatives restent un peu marginales, et n'ont pas un impact très important sur les grands médias. De fait, dès qu'il se produit un fait divers en banlieue, en particulier des affrontements entre jeunes et policiers, les rédactions continuent de se précipiter tête baissée.

REPÈRES

Sociologue à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, Julie Sedel publie Les médias et la banlieue (éd. INA/Le Bord de l'eau, 2009). Un ouvrage tiré de sa thèse pour laquelle elle avait reçu une mention spéciale attribuée par le jury du prix de la recherche de l'Inathèque. Elle anime par ailleurs un atelier sur le journalisme au Centre de sociologie européenne, à l'EHESS.

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur