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Le souci de l'autre

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Dans une situation d'extrême vulnérabilité physique et psychique, les enfants et les adultes polyhandicapés sont totalement dépendants d'autrui et privés des moyens usuels de se faire entendre. Leur manière d'être au monde confronte professionnels et parents aux difficultés d'un accompagnement particulièrement complexe.

«La personne polyhandicapée, frappée d'une déficience fondamentale et aux expressions multiples se trouve non seulement dans l'incapacité de faire ceci ou cela, mais dans l'incapacité tout court », fait observer la philosophe Elisabeth G. Sledziewski (1). « Or, dans une civilisation qui définit le sujet comme un «je peux», il est particulièrement difficile de découvrir les traits de l'humanité dans les traits de celui qui ne peut rien. » Reconnaître l'autre comme un semblable est pourtant une exigence éthique fondamentale et la condition sine qua non de toute relation d'accompagnement. Mais cette question centrale de la reconnaissance d'un semblable si différent est aussi confrontation à l'altérité dans tout son mystère. « Qui est-il que je suis ? Qui est-il que je ne suis pas ? Quel être partageons-nous ? » Synthèse de plusieurs opérations complexes, « la re-connaissance de l'autre suppose que cet autre me fasse signe, que dans son regard - même s'il n'est pas fixé sur moi -, je découvre qu'il y a une humanité qui va questionner le monde, donc qu'il y a une part de mon humanité », souligne la philosophe.

Une attention exclusive

Traverser le miroir des apparences pour approcher le sujet masqué par ses multiples déficiences, tel est l'enjeu de cette reconnaissance mutuelle. Il s'agit de la découverte constamment renouvelée d'une personne, qui est elle-même toujours en évolution, explique Elisabeth Zucman, médecin de réadaptation fonctionnelle, fondatrice du Comité d'études, d'éducation et de soins auprès des personnes polyhandicapées (2). Reconnaître la personne polyhandicapée, c'est-à-dire la connaître en tant que personne, requiert des moyens humains importants - et « justifie nos combats pour les obtenir », déclare la présidente honoraire du Groupe Polyhandicap France. Il est en effet indispensable « qu'on prenne le temps, pour chacun, lors de chaque activité de la vie quotidienne, afin que soient assurées une réelle proximité, une attention exclusive à la personne, une véritable «présence à l'autre» - et cela avec autant de continuité que le permettent les horaires et autres obligations collectives ». Cette « exigeante disponibilité » doit s'accompagner de parole, souligne Elisabeth Zucman. « La mise en mots du faire humanise l'acte le plus simple, le plus répétitif, en faisant lien et sens, en permettant l'anticipation, en aménageant les inévitables discontinuités dues aux fins d'activités («je ne serai pas là demain, mais X sera présent»). » Il faut aussi savoir arrêter de parler pour susciter la réaction de l'autre, solliciter l'expression non verbale d'une approbation, d'un refus, d'un choix du sujet. « C'est le langage qui prévient le risque d'une double «chosification» des aidants et de l'aidé et les rend acteurs, plutôt qu'exécutants et personne exécutée », insiste la spécialiste.

« Lorsque Marie était petite, je rêvais qu'elle puisse me dire non, en particulier lorsque je lui donnais à manger. Il me paraissait essentiel qu'elle soit en mesure de me signifier si elle voulait poursuivre ou s'arrêter », explique Martine Laurent, mère de cette enfant, aujourd'hui âgée de 18 ans. Comme il n'était pas question pour cette dernière d'expression orale bien précise, elle a eu l'idée d'utiliser ce que sa fille savait faire pour communiquer avec elle. « Pendant les repas, nous avons petit à petit élaboré un code en lui donnant du sens - et Marie a dépassé nos espérances », déclare sa mère. Ce code « oui/non » ne fonctionne pas ailleurs aussi bien qu'à la maison et il est aléatoire dans de nombreux domaines, mais, dans certains cas, il est devenu pertinent, déclare Martine Laurent. Et « si Marie a encore beaucoup de chemin à parcourir pour s'affirmer, en particulier lorsqu'elle est en groupe, elle sait très souvent manifester parfaitement ce qu'elle veut. »

« Se laisser surprendre »

Pour s'impliquer dans une telle dynamique d'échanges et d'interactions, souligne cette maman, il faut « avoir suffisamment intégré que son enfant a des capacités et qu'il peut les développer ». Or, même si les mentalités ont évolué, il n'est toutefois pas si rare, pour les aidants de personnes polyhandicapées, d'entendre des réflexions telles que : « pourquoi leur parler ? Ils ne comprennent pas. » A ces à-quoi-bonistes, Valérie Hallier, éducatrice spécialisée dans un internat qui accueille des enfants et des adolescents, répond par un « pourquoi pas ? ». « Si les jeunes polyhandicapés sont rarement dans le langage verbal, nous nous devons d'inscrire dans nos valeurs la reconnaissance de leur capacité de perception, de compréhension, quel que soit le niveau de réponse possible », affirme-t-elle. « Il s'agit bien de se laisser surprendre, voire étonner, d'oser prendre des risques », ajoute-t-elle.

En découvrant le polyhandicap il y a 20 ans, « j'ai appris que communiquer, ce n'était pas juste parler, et que ça s'apprenait », commente Valérie Hallier. A cet égard, le regard constitue un support majeur de la relation avec la personne handicapée. Tenter de capter l'attention de l'intéressé, guetter l'ébauche d'un signe, repérer ce qu'il initie, entendre ce que dit le corps : c'est par une vigilance fine à la palette d'expressions de son interlocuteur qu'il est possible d'entrer en contact avec lui. « Notre démarche repose avant tout sur l'observation », explique Valérie Hallier. « C'est grâce à cette étape, totalement inscrite dans le respect de l'enfant, de ce qu'il produit, que nous pouvons construire des pistes éducatives. » Certains comportements sont susceptibles de donner lieu à différentes interprétations. Pourquoi cet enfant pleure-t-il ? A-t-il mal ? Où a-t-il mal ? Est-ce un appel ? Se questionner et émettre des hypothèses limitent le risque d'intervention mécanisée. Mais nécessite, bien sûr, de disposer de temps.

Véritable outil de travail, le temps accordé à l'usager est ce qui va permettre de le rencontrer en tant que personne, au-delà de son handicap, souligne Roselyne Brault, directrice d'établissements pour enfants et adolescents polyhandicapés. Néanmoins, si le temps accordé aux jeunes accompagnés est le plus puissant allié du travail éducatif, il faut savoir que chez ces derniers, « sa notion n'est pas la même que la nôtre », explique cette responsable. Intervenir de manière adaptée suppose donc de se mettre à leur rythme.

L'enjeu de cette disponibilité est énorme. En effet, « vivre dépendant amène la personne à élaborer et sauvegarder son sentiment continu d'exister grâce à la preuve quotidiennement renouvelée de son intégrité humaine, à travers des gestes qui la respectent et respectent son âge et son sexe », développe Elisabeth Zucman. Aussi, porter une écoute vigilante à la personne accompagnée lors des activités quotidiennes, sur lesquelles se fonde en grande partie l'attachement à la vie, n'est pas seulement le moyen de lui procurer du confort, du bien-être, du plaisir ; « c'est aussi lui permettre de conforter la connaissance de soi à travers le corps, et de construire l'estime de soi reçue de la pleine attention d'autrui », déclare-t-elle.

Comment penser l'organisation d'un établissement accueillant des personnes polyhandicapées afin de favoriser les possibilités de rencontre, de connaissance et d'interconnaissance de l'autre ?, interroge Roger Delbos, directeur d'une maison d'accueil spécialisée. Notamment, en changeant notre représentation de l'institution, répond-il. L'institution n'est pas qu'un lieu de soins, un lieu de prestations hôtelières ou un lieu d'aide à la vie quotidienne. C'est un espace de vie. « Les soins, l'aide à la vie quotidienne, doivent être considérés comme les médiateurs de la relation entre des êtres humains », estime Roger Delbos. « Il faut donc que ces temps soient conçus non comme une succession de tâches (on fait la toilette, on fait le repas, parfois même on dit «avoir fait untel»), mais comme le partage d'un moment de la vie d'une personne qui a besoin de l'intervention d'un tiers. »

Pour assurer ainsi une réelle présence auprès des personnes accompagnées, les professionnels doivent être en nombre suffisant. Il faut aussi qu'ils soient suffisamment soutenus. « La rencontre avec les personnes gravement handicapées confronte à des angoisses profondes : répulsion devant les difformités physiques, dégoût devant les conduites régressives, sentiment d'étrangeté », souligne Roger Delbos. Il y a aussi la peur de provoquer la mort ou la douleur par un geste inadapté ou maladroit. Pour faire face aux émotions que suscite en eux la grande vulnérabilité des publics polyhandicapés, les professionnels doivent pouvoir mettre en mots leurs difficultés. Faute de quoi, chacun en arrive à se constituer un « bouclier psychique » qui peut, à son tour, devenir préjudiciable à la personne accompagnée, analyse Roselyne Brault.

L'appropriation d'une éthique partagée et l'élaboration d'une réflexion collective sur la façon dont les principes guidant l'action peuvent concrètement s'incarner dans les pratiques quotidiennes sont aussi la condition d'un accompagnement de qualité. Par exemple, comment intervenir face à un jeune qui est dans l'opposition et refuse de s'alimenter : faut-il privilégier l'état nutritionnel de l'adolescent ou le respect de ses capacités psychiques d'affirmation ? L'essentiel est de prendre en compte l'ensemble des approches et de rechercher un juste équilibre entre elles, explique Roselyne Brault. Il s'agit de lutter contre la fragmentation du sujet, qui résulte de l'empilement des compétences (éducatives, médicales, paramédicales) réunies autour de lui. « Il y a toujours un risque d'abus de pouvoir d'un professionnel ou d'un corps professionnel sur le reste de l'équipe, ou un risque d'appropriation des résidents par une partie de celle-ci », ajoute cette responsable. A contrario, c'est par la concertation entre les professionnels, quelle que soit leur qualification, qu'une équipe peut construire la meilleure solution possible et, ainsi, « garantir une posture éthique et collective face à ce jeune qui participe si peu à ce débat d'experts ».

La vulnérabilité, de fait, n'exclut ni la dignité, ni la liberté, affirme la philosophe Corine Pelluchon. Mais la personne polyhandicapée a besoin d'être soutenue dans l'exercice de cette liberté. Il revient donc à ses aidants de développer leurs talents pour traduire dans les actes ses désirs et ses valeurs.

UNE DÉPENDANCE MULTIFORME

Dans une société qui glorifie l'autonomie, la dépendance est un des maux les plus redoutés. Celle-ci est une composante majeure de l'existence des personnes polyhandicapées, souligne Anne-Marie Boutin, conseillère médicale du Groupe Polyhandicap France. A la grande dépendance physique, surtout motrice, assortie, dans certains cas, d'une dépendance aux machines nécessaires pour assurer des fonctions vitales défaillantes (nutrition, respiration), s'ajoute le déficit d'autonomie psychique. Il y a aussi la dépendance affective et relationnelle de la personne à son entourage - qui peut parfois enfermer tout le monde dans une dépendance réciproque potentiellement destructrice. Enfin, ses grands problèmes de communication rendent la personne polyhandicapée très dépendante de son entourage pour se faire entendre. Son expression, « rarement orale, passe parfois par des supports codés signifiants (images, gestes), assez souvent par des attitudes, cris, manifestations corporelles globales », qui donnent lieu à des interprétations dans lesquelles peuvent intervenir beaucoup de projections, explique Anne-Marie Boutin. Ces difficultés amènent souvent les intervenants à parler « au nom » de la personne. Partant, les manifestations d'autonomie de cette dernière dans ses choix, refus, adhésions pour le soin, les propositions éducatives ou de loisirs, ne sont pas toujours prises en compte, fait observer le médecin.

Notes

(1) Lors d'une journée d'étude intitulée « Ethique et polyhandicap » organisée le 9 juin dernier à Paris par le Groupe Polyhandicap France (GPF) et l'Espace éthique de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris - GPF : 30, rue de Prony - 75017 Paris - Tél. 01 43 80 95 25.

(2) Promotrice d'un acccompagnement digne et rigoureux des personnes polyhandicapées, Elisabeth Zucman revient sur la création du CESAP dans Auprès de la personne handicapée. Une éthique de la liberté partagée - Ed. Vuibert, 2007.

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