Pourquoi une telle enquête n'avait-elle jamais été encore réalisée ?
En réalité, plusieurs recherches sur les discriminations policières ont déjà été effectuées, notamment par Fabien Jobard et moi-même. Mais c'est la première fois qu'on s'intéresse de manière systématique aux contrôles d'identité, et avec cette méthodologie originale. L'initiative en revient à une fondation nord-américaine, l'Open Society Initiative, créée par le milliardaire George Soros, qui avait mené une enquête analogue dans le métro de Moscou. Ce travail est fondé sur une démarche mise au point par l'universitaire américain John Lamberth, qui a participé à notre travail. Sa méthode consiste à créer une population de référence dans un lieu précis, puis à la comparer au groupe des personnes faisant l'objet d'un contrôle d'identité.
Vous utilisez l'expression « profilage racial ». De quoi s'agit-il ?
C'est le fait de se fonder sur l'apparence des gens plus que sur des données comportementales pour justifier des opérations de contrôles policiers. Cette expression est d'ailleurs utilisée dans les travaux du Conseil de l'Europe. La fondation elle-même parle d'« ethnic profiling », mais il nous semble que l'adjectif « racial » renvoie davantage à l'apparence physique que le terme « ethnique », qui réfère plutôt à une dimension culturelle.
Dans quelles conditions avez-vous réalisé cette enquête ?
Elle s'est faite par observation directe, dans des espaces publics, à l'insu des policiers et des personnes contrôlées. Nous avons retenu deux secteurs : la gare du Nord et Châtelet-Les Halles. Il existe dans ces lieux à la fois une population nombreuse et une présence policière à peu près permanente avec des contrôles fréquents. Nous avons d'abord échantillonné la population de référence selon cinq variables : le sexe, l'âge, l'apparence physique, la tenue vestimentaire et la présence ou non de sacs. Puis nous avons observé les contrôles en utilisant les mêmes variables, afin de comparer la population contrôlée à l'échantillon de départ. Après chaque contrôle, l'un de nos observateurs essayait de réaliser un bref entretien avec la personne concernée, notamment sur son ressenti.
Quels critères permettent de dire qu'un contrôle est réalisé, ou non, au faciès ?
Nous nous sommes fondés uniquement sur la comparaison statistique entre la population contrôlée et l'échantillon. En particulier, nous ne nous sommes pas attachés au comportement individuel des policiers, ni au fait de savoir s'ils étaient racistes ou non. Ce que nous mettons en avant est un problème institutionnel et collectif, et non pas individuel.
Votre enquête confirme l'hypothèse selon laquelle des policiers procèdent à des contrôles au faciès...
Effectivement, on observe des différenciations très fortes dans la fréquence des contrôles selon les groupes. Nous avions défini cinq catégories d'apparence physique : « blancs », « noirs », « arabes », « indo-pakistanais » et « autres asiatiques ». Le nombre d'observations n'était pas suffisant pour analyser les catégories asiatiques. En revanche, selon les lieux, par rapport au groupe des « blancs », les probabilités de contrôles sont entre 4 et 12 fois supérieures pour les « noirs » et entre 2 et 15 fois pour les « arabes ». Et, a priori, nous ne voyons pas d'autres explications que celle d'un profilage racial de la part des fonctionnaires. L'autre résultat est que les personnes contrôlées sont essentiellement des hommes. Enfin, il faut préciser que la tenue se combine avec l'apparence physique, en particulier les tenues dites « jeunes ». Etre habillé en rappeur ou en punk augmente très fortement la probabilité d'être contrôlé. On ne peut d'ailleurs pas véritablement faire le partage entre l'influence de la tenue et celle de l'apparence physique, parce qu'elles sont étroitement corrélées dans la réalité. Enfin, de façon étonnante, les porteurs de sacs sont moins contrôlés que les autres. Dans des secteurs concernés par le plan Vigipirate, cela suggère que la motivation antiterroriste du contrôle n'est pas déterminante dans le choix des personnes.
Globalement, quel est le ressenti des personnes contrôlées ?
Les policiers se félicitent que seule une toute petite minorité, 3 % environ, se plaint d'avoir fait l'objet d'insultes ou de propos racistes de leur part. Mais c'est bien le moins. On ne devrait pas s'attendre à se faire insulter par des membres des forces de l'ordre. Une grande majorité des gens dit que le comportement des policiers a été neutre et un petit nombre trouve qu'ils ont été polis et courtois. Il n'y a donc pas de quoi pavoiser. D'autant qu'une majorité de personnes contrôlées se plaint à la fois de la fréquence des contrôles et de leur absence de motivation. On ne leur explique que rarement pourquoi ils sont contrôlés. Enfin, il faut souligner qu'aucun des contrôles observés n'a donné lieu à une altercation ou à des échanges agressifs.
Vous expliquez que les contrôles au faciès sont plutôt inefficaces sur le plan du maintien de l'ordre. Pourquoi ?
Nous avons mesuré l'intensité de chaque contrôle selon qu'il a débouché sur un simple contrôle d'identité, une palpation, une fouille ou un transfert vers le commissariat - sans que l'on sache si c'est pour une vérification d'identité plus poussée ou pour des faits plus graves. Cette proportion de gens emmenés à l'issue d'un contrôle est relativement faible. Au total, environ 12 % sur 525 contrôles observés. Même si toutes ces personnes étaient des délinquants, cela signifierait que les autres ont été contrôlés pour rien. Or des expérimentations menées en Hongrie et en Espagne ont permis de montrer qu'on pouvait, grâce à des critères comportementaux, réduire la fréquence des contrôles et augmenter leur rendement en matière d'identification de délinquants. Maintenant, la fonction des contrôles n'est pas simplement de détecter des délinquants ou des personnes en situation irrégulière. Cela peut être une volonté de dissuasion, une manière d'affirmer son autorité sur un territoire ou encore le souci de rassurer le public. Mais rien de tout cela ne justifie une quelconque discrimination.
La police peut-elle contrôler n'importe qui ?
Les policiers rappellent souvent que ces contrôles sont tout à fait légaux. De fait, ils interviennent en général dans le cadre d'instructions données par le parquet pour rechercher des infractions déterminées. Le problème, c'est que la législation sur le contrôle d'identité est un mille-feuille, et il est très difficile de savoir dans quelle situation les policiers pourraient ne pas être couverts par les textes. Quant au choix des personnes contrôlées, il est laissé à la libre appréciation des fonctionnaires, même si la jurisprudence indique clairement que la couleur de la peau ne peut être le fondement du contrôle. L'autre difficulté est que le contrôle d'identité ne laisse pas de trace administrative. Il est donc très difficile de contrôler les contrôles a posteriori.
Le caractère discriminatoire et répétitif de ces contrôles contribue-t-il aux tensions entre jeunes et policiers ?
Pas seulement les jeunes. Les moins jeunes ne sont pas plus ravis d'être contrôlés. Néanmoins, notre enquête ne rend pas compte de tous les contrôles en France. Nous avons travaillé dans le centre de Paris, et non dans des cités de banlieue. Les différences sont donc importantes. Par exemple, dans ces cités, les policiers connaissent souvent les gens qu'ils contrôlent. Dans les lieux de transit où nous sommes intervenus, ça n'est évidemment pas le cas. Et puis il faudrait distinguer selon les services de police : policiers locaux, compagnies de CRS, etc.
Vous formulez un certain nombre de propositions. Quelles sont-elles ?
Elles sont de la responsabilité de la fondation Open Society Initiative. Cela dit, je pense, d'une part, qu'il faudrait engager une réflexion sur la législation des contrôles d'identité et, d'autre part, que l'on devrait donner au contrôle une plus grande visibilité sur le plan administratif, afin de mieux contrôler son usage. On pourrait ainsi imaginer la délivrance d'un récépissé nominatif comportant, entre autres, le motif du contrôle. Ce document permettrait de garder une trace du contrôle, mais aussi à la personne contrôlée de faire la preuve qu'elle l'a déjà été. Mais la recommandation de base serait de prendre en compte les résultats de notre enquête et d'admettre la réalité des contrôles au faciès, afin de réfléchir à la façon d'y remédier. Cela semble d'ailleurs être le cas du côté de la préfecture de police de Paris. Le ministère de l'Intérieur est, quant à lui, resté muet jusqu'ici.
René Lévy est sociologue (CNRS) au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip). Avec son collègue Fabien Jobard, il a mené l'enquête « Police et minorités visibles : les contrôles d'identité à Paris ». Le rapport et des vidéos tournées durant l'enquête de terrain sont disponibles sur le site