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« Le lien social menacé par le déclassement »

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Alors qu'en France les classes moyennes semblent de plus en plus touchées par la crise économique, un rapport sur le déclassement social a été remis au gouvernement le 9 juillet par le Centre d'analyse stratégique(1). L'occasion pour le sociologue Camille Peugny, qui vient d'y consacrer un ouvrage, de faire le point sur le phénomène et de mettre en garde contre sa banalisation.

Quelle est la définition du déclassement ?

Ma définition est intergénérationnelle. Elle consiste à comparer la position sociale des individus avec celle de leurs parents. Si un individu exerce une profession moins élevée dans la hiérarchie sociale que celle de ses parents, on peut le considérer comme déclassé. Il est difficile de donner une mesure précise du déclassement, car le chiffre dépend de la méthode utilisée. Celui qui est cité dans le rapport du Centre d'analyse stratégique (CAS) est de 25 % d'une génération déclassée. Il est vraiment a minima et ne concerne que les trajectoires fortement descendantes. En outre, on ne peut pas mesurer le déclassement uniquement sur le critère de la profession. Vous pouvez tout à fait occuper la même profession que vos parents et être déclassé si, entre-temps, les conditions de vie se sont dégradées. J'ai utilisé ce critère de la profession, mais mon objectif consistait uniquement à observer les conséquences sur les individus et la société. Pas à mesurer le déclassement.

N'est-il pas aussi la conséquence d'un décrochage entre le diplôme et le premier emploi ?

C'est une autre définition : avoir un emploi qui n'est pas à la hauteur de ses qualifications. Ce qui se combine souvent avec le fait d'occuper une position sociale plus faible que celle de ses parents. On voit ainsi des personnes cantonnées dans des emplois d'exécution alors même qu'elles ont des diplômes de bon niveau. Mais il faut rester prudent. Le diplôme demeure le meilleur rempart contre le déclassement. Plus on est diplômé et plus la probabilité d'être cadre augmente. Le diplôme est cependant loin d'être sans faille. Sur le long terme, son poids dans la position sociale atteinte tend à diminuer pour les nouvelles générations.

Certaines catégories sociales sont-elles plus touchées que d'autres ?

Pour les enfants des cadres moyens et même supérieurs, la fréquence des trajectoires descendantes s'accroît. On aurait pu penser que cela allait se traduire par une hausse du nombre des enfants d'ouvriers devenant cadres. Or il n'en est rien. Il y a trente ans, un quart des enfants d'ouvriers devenaient cadres ou exerçaient une profession intermédiaire. Aujourd'hui, on est en dessous de 20 %. On sait d'ailleurs depuis plusieurs années que les enfants d'ouvriers sont confrontés au déclassement, avec les risques de précarité, de chômage, de passage au RMI... La nouveauté étant que les enfants des classes moyennes, eux non plus, ne sont plus protégés du déclassement comme auparavant.

Le phénomène a commencé dès les générations du début des années 1960...

En effet. Les générations nées dans les années 1940 ont bénéficié des perspectives de mobilité sociale les plus favorables. Ensuite, ça c'est dégradé, le plancher étant atteint avec les générations du début des années 1960. Pour les nouvelles générations, il faut attendre qu'elles vieillissent, car on mesure la mobilité sociale seulement vers 35-40 ans. La prochaine enquête qui actualisera les données sera réalisée en 2013. Cela dit, pour les générations nées dans les années 1970 et 1980, on aurait pu penser, avant la crise actuelle, que leur situation serait plus favorable. Mais quand on connaît l'importance des conditions économiques pour l'insertion sur le marché du travail, on peut aujourd'hui en douter.

Faut-il, dans ces conditions, continuer à encourager la course aux études ?

La massification de l'enseignement a permis aux classes populaires d'arriver au baccalauréat, puis dans l'enseignement supérieur. On ne peut donc pas revenir en arrière sous prétexte qu'il existe des problèmes de débouchés, car ces mêmes enfants des classes populaires en feraient les frais. En revanche, fixer des objectifs chiffrés tels que 50 % d'une classe d'âge au niveau de la licence me semble absurde. Il serait préférable de repenser le système scolaire. En France, dès le plus jeune âge, on trie et on sélectionne les élèves pour les envoyer dans des filières conditionnant le métier qu'ils exerceront plus tard. Il serait plus utile, durant les premières années d'enseignement, d'éduquer tous les enfants à une culture commune afin de réduire les inégalités de départ. Bien sûr, il ne faut pas pousser tout le monde à faire des études supérieures, mais il n'y a pas de raison a priori d'en fermer les portes à certains.

Ne court-on pas, du fait du déclassement, le risque d'une désillusion sur le système scolaire ?

C'est évident. Cette désillusion à l'égard de l'école apparaît déjà massive chez les enfants des classes populaires qui ont fait des études sans en tirer de bénéfices. Et cette rancoeur commence à gagner les enfants des milieux favorisés. Dans une société construite autour de l'idée que l'ascenseur social et l'école républicaine sont des facteurs de cohésion sociale, il y a de quoi s'inquiéter.

Le déclassement se traduit par une souffrance individuelle. Comment s'exprime-t-elle ?

De deux façons totalement opposées. Chez certains, elle prend la forme d'une rébellion, avec la mobilisation d'une identité forte sur le thème de la génération sacrifiée, accompagnée d'un discours construit et revendicatif. Chez d'autres, elle s'exprime par un repli sur soi et ses proches. Ces personnes se vivent comme les principaux responsables de leur échec. La rébellion est plutôt l'attitude de ceux qui reviennent à la position initiale des grands-parents après l'ascension sociale de leurs parents. Le repli se manifeste davantage chez ceux dont la famille était composée traditionnellement de cadres et qui ont le sentiment d'avoir rompu l'histoire glorieuse de la lignée.

Comment réagissent les familles ?

Aujourd'hui, ce sont elles qui aident à pallier les conséquences matérielles du déclassement. Elles se substituent à une solidarité qui n'est plus vraiment assurée par l'Etat. Toute une génération vit ainsi sous perfusion financière des ascendants. Ce qui crée une inégalité fondamentale entre ceux qui peuvent compter sur une famille à patrimoine et les autres. Cela induit en outre des situations psychologiques difficiles. Car il n'est pas facile pour des parents devenus cadres de voir leurs enfants revenir vers des emplois d'exécution. Sans compter les tensions au sein des fratries, quand l'un est déclassé et les autres pas.

Dans son rapport, le CAS estime que le déclassement pourrait pousser à la réforme de l'Etat-providence. Qu'en pensez-vous ?

L'aide des parents envers les enfants ne sera pas éternelle. Quand le patrimoine des uns aura été mangé par les autres, que restera-t-il pour les petits-enfants si la situation ne s'est pas améliorée ? Il faut donc que l'Etat mette en place une politique de redistribution reposant sur les plus aisés et pas, une fois de plus, sur les classes moyennes. Politiquement, les déclassés sont, le plus souvent, très défavorables au libéralisme économique et, en même temps, très hostiles à ceux qu'ils considèrent comme assistés. Ce qui explique que leur participation électorale soit volatile. Si l'accent durant une campagne est mis sur les ravages des délocalisations, ils pencheront plutôt à gauche. Si l'idée dominante est que tous les chômeurs sont des fainéants, ils voteront davantage à droite.

Comment expliquez-vous que les Français soient aussi sensibles à cette question ?

Les taux d'angoisse des Français à l'égard de l'avenir sont en effet les plus élevés de tous les pays européens. Je crois que c'est parce que nous vivons dans un pays où il n'existe pas de seconde chance une fois que l'on a terminé ses études, En caricaturant un peu, on peut dire qu'en choisissant son option en seconde pour le bac, on se ferme les portes de bon nombre de métiers. Il est impossible de revenir en arrière, et cela crispe fortement.

Vous écrivez que le déclassement peut être une menace pour l'équilibre social. Les rapporteurs du CAS se montrent plus prudents...

Ils expliquent que 25 % d'une génération déclassée, ça n'est pas si terrible. Il me semble que c'est balayer un peu rapidement l'angoisse de tous ceux qui sont concernés : 25 %, c'est le quart d'une génération qui va vivre moins bien que la génération précédente... Une première en temps de paix ! Une société qui croit massivement que demain peut être pire qu'aujourd'hui, cela remet en cause l'idée même du progrès social. Les déclassés ne manifestent pas dans les rues, mais il ne faut pas minimiser le phénomène. Certaines souffrances individuelles sont invisibles, mais ravageuses pour le lien social.

REPÈRES

Camille Peugny est sociologue, maître de conférences à l'université Paris-8 et enseignant à Sciences-Po Paris. Il a publié Le déclassement (Grasset, 2009).

Notes

(1) Voir ce numéro, p. 7.

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