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« Assumons collectivement la responsabilité de l'obésité »

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L'obésité est le prochain fléau sanitaire annoncé. Une « épidémie » qui touche davantage les catégories les moins favorisées de la population. Sont-elles pour autant responsables de cette situation ? Jean-Pierre Poulain, qui publie « Sociologie de l'obésité », décrypte ce phénomène complexe et dénonce une stigmatisation rampante.

On utilise volontiers le terme d'« épidémie » pour parler de l'obésité. Cela correspond-il à une réalité en France ?

Nous sommes dans un processus de dramatisation, qui a fait passer cette question sur le devant de la scène médiatique et politique. Il faut aborder les choses de manière sérieuse, sans croire que, dans vingt ans, nous ressemblerons tous à des Américains obèses. Néanmoins, on observe effectivement une augmentation de la prévalence de l'obésité. Encore faut-il s'accorder sur une définition. Si l'on considère l'obésité de l'enfant, les études donnent, au sens de la définition internationale de l'« obésité », entre 3,9 % et 4,5 % d'enfants obèses en France. Mais si l'on ajoute les enfants en surpoids, ce qu'a fait durant un temps le ministère de la Santé, on passe à 16 % ou 17 %. Ce qui apparaît nettement plus médiatique. En réalité, tout dépend de ce que l'on entend mesurer. L'obésité est un excès de matières grasses dans le corps ayant des conséquences négatives sur la santé. Cela se diagnostique très bien individuellement, dans le cadre d'une relation clinique. Le problème se complique dès lors que l'on s'inscrit dans une démarche épidémiologique portant sur des groupes de population. On a utilisé à cet effet toutes sortes d'indicateurs : le tour de taille, les plis cutanés, etc. L'indice de masse corporelle (IMC) s'est finalement imposé, mais il ne mesure pas l'obésité en tant que telle, simplement la présence de graisses dans le corps. Or on sait que les facteurs de risque se révèlent très différents selon l'endroit où la graisse s'accumule dans l'organisme. Le problème est que l'IMC a connu un tel succès qu'il a glissé du statut d'outil de prédiagnostic à l'échelle des populations à une norme sociale appliquée individuellement.

Les populations en difficulté sont-elles davantage victimes d'obésité ?

Sur de grandes échelles de population, on observe en effet une surreprésentation de l'obésité dans le bas de l'échelle sociale. Avec une nuance en ce qui concerne les hommes obèses, qui sont présents également dans les milieux aisés. Il existe cependant deux fois plus d'obésité sévère en bas qu'en haut de l'échelle sociale. Quels sont les déterminants sociaux de ce phénomène ? Tout d'abord, il existe un lien entre obésité et précarité, ou plutôt précarisation. Car ce sont surtout les personnes en voie de « désaffiliation », au sens qu'en donne Robert Castel, qui présentent un risque d'obésité. Chez elles, tout se passe comme s'il existait un réflexe archaïque visant à stocker dans son corps des réserves face à un avenir incertain. L'autre explication est davantage sociologique. Un chercheur anglais a étudié, dans plusieurs pays, le rapport entre les IMC des personnes et la dérégulation du marché du travail. Or il apparaît que plus un pays voit se dégrader les conditions de travail et plus les taux d'obésité sont élevés au sein des populations précarisées. Quand les gens doivent occuper deux emplois pour s'en sortir, que leurs conditions de travail sont mauvaises et que leur temps de transport se rallonge, cela entraîne une répercussion sur les logiques d'achats alimentaires, sur le temps consacré à la cuisine et sur la socialisation autour des repas. Ces personnes vont se révéler davantage portées à consommer des produits pas chers et faciles à préparer, mais néfastes en matière de prise de poids. Le deuxième déterminant social de l'obésité touche plus les femmes que les hommes. Il prend la forme de troubles du comportement alimentaire lié à un très fort désir de se conformer à un modèle d'esthétique corporelle. C'est le phénomène bien connu du mouvement de yoyo provoqué par l'alternance entre régimes et reprises de poids. Enfin, le troisième déterminant social de l'obésité renvoie à des phénomènes de transitions, notamment migratoires. Des personnes en provenance de pays pauvres et essentiellement agricoles s'installent dans des pays industrialisés et riches. Elles peuvent alors se procurer assez facilement des produits alimentaires offrant un bon rapport coûts/calories. A cela s'ajoute l'effet de la nouveauté de ces produits, et le fait qu'être gros, dans certaines cultures, est un signe de bonne santé, notamment chez les femmes.

Le manque de ressources financières n'est-il pas le principal facteur de l'augmentation des cas d'obésité chez les personnes pauvres ?

Bien sûr. Acheter des légumes quand on n'a pas beaucoup d'argent, c'est un vrai problème, et ça n'a pas de sens. Il est plus efficace sur le plan énergétique et moins cher de manger des pâtes ou des pommes de terre. L'obésité chez les personnes pauvres peut aussi s'expliquer par le mode de vie. Dans les milieux aisés, on fait en moyenne plus de sport et le rapport au corps apparaît plus réflexif, car on se situe davantage dans la mise en scène de soi. A l'inverse, dans le bas de l'échelle sociale, le rapport au corps est plus instrumental. Il sert d'abord à faire, à travailler, à se déplacer... Les représentations liées à l'alimentation ne sont pas non plus les mêmes. Dans le haut de l'échelle sociale, on privilégie un modèle fondé sur le micronutriment, c'est-à-dire sur ce qui n'est pas énergétique, dans la mesure où l'on a accès à de l'information diététique. Dans le bas de l'échelle, on a plutôt le souci de se remplir le ventre pour avoir de l'énergie. Les légumes ne servent alors pas à grand-chose. C'était d'ailleurs le modèle dominant dans les années 1950 en France. Enfin, le rapport au temps n'est pas non plus le même. Dans les classes moyennes ou aisées, on se projette plus facilement dans l'avenir et les valeurs de santé prennent plus de sens. Dans les milieux modestes, l'avenir ne dépasse bien souvent pas la fin du mois, quand ce n'est pas la fin de la semaine. Les gens ne sont évidemment pas incultes mais, dans ce contexte, la santé passe au second plan. Et puis, pour les personnes modestes, offrir aux enfants des produits alimentaires industriels valorisés par la publicité représente sans doute aussi une façon de se montrer de bons parents.

L'exclusion va-t-elle nécessairement de pair avec une désocialisation de l'alimentation ?

C'est en partie vrai. Des travaux ont été réalisés sur cette question, et le premier indice de cette désocialisation est le refus des invitations. Je refuse les invitations pour ne pas avoir à inviter. Mais plus je me replie sur moi et ma famille, plus le risque est grand de voir la structure sociale autour des repas se défaire. Quand l'alimentation est socialisée, les règles des repas se maintiennent. Et, sans tomber dans un certain passéisme sur le repas familial, il semble que le repas socialisé participe à la régulation de la prise alimentaire. Si je suis seul, je peux manger le cassoulet à même la boîte ou finir le paquet de chips. Si l'on a dressé la table et que l'on mange ensemble, je suis sous le regard de l'autre et en même temps sous son contrôle.

En imposant une norme nutritionnelle, ne stigmatise-t-on pas des personnes accusées de ne pas savoir se nourrir ni nourrir leurs enfants ?

La publicité autour des normes nutritionnelles reflète d'abord la volonté de l'Etat de s'occuper de la santé des gens, donc de leur alimentation. Avec le paradoxe que, au final, l'individu est considéré comme le seul responsable de ses problèmes alimentaires. Or, s'il existe bien une dimension individuelle dans l'obésité, il faut aussi en assumer collectivement la responsabilité. On ne peut pas se contenter de regarder l'obésité comme relevant de la responsabilité de gens qui ne se contrôlent pas et mangent trop et n'importe comment. Faisons attention à ne pas faire de la personne obèse un bouc émissaire facile. L'obésité est une question complexe, qui renvoie à de multiples responsabilités. A travers l'alimentation, il existe un risque de stigmatisation rampante. On va déclarer responsable quelqu'un qui est en partie victime d'une situation. Désigner une personne en difficulté comme ne respectant pas les bonnes règles alimentaires n'est ni très juste ni réellement susceptible de l'aider. De ce point de vue, des travailleurs sociaux intervenant auprès de ce type de public doivent avoir conscience qu'en matière de prévention de l'obésité, on est en permanence sur le fil du rasoir entre la transmission d'informations et de bons usages, le risque de moralisation et le fait de savoir si l'on est dans une démarche réaliste compte tenu des difficultés des gens que l'on a en face de soi. Apprendre à des familles modestes à mieux équilibrer leur alimentation, par exemple en consommant plus de fruits, de légumes ou de poisson, peut être illusoire. Mais cela peut être efficace, si c'est fait de façon adaptée. Car il ne faudrait pas non plus tomber dans l'excès inverse, en se disant qu'il n'y a rien à faire. Il y a des choses à faire, mais la bonne volonté et l'intelligence spontanée ne suffisent pas. Si l'on n'est pas averti de ce risque de stigmatisation, on peut faire plus de mal que de bien. Il faut donc trouver le moyen de rendre recevables les messages sur une bonne alimentation.

REPÈRES

Jean-Pierre Poulain est sociologue et anthropologue. Il dirige le département CETIA (Centre d'études sur le tourisme et les industries de l'alimentation) à l'université de Toulouse-2 et est responsable du pôle « tourisme, alimentation, santé » du Certop (Centre d'études et de recherche sur le travail, les organisations et le pouvoir). En 2002, l'Institut français de la nutrition lui a décerné le Grand prix de la recherche en nutrition pour l'ensemble de ses travaux. Il vient de publier Sociologie de l'obésité (Ed. PUF, 2009).

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