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La pauvreté, une question qui dérange

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Problèmes de logement, d'emploi, de santé, manque de ressources financières et culturelles, isolement social : les différentes dimensions de la précarité ne sont pas sans incidences sur les difficultés éducatives que des parents peuvent rencontrer. Cet impact, pourtant, est largement méconnu. Et son évocation, quasiment taboue. Mais ce n'est pas en évitant les questions qui dérangent qu'on peut espérer y répondre.

«L'indigence n'est plus aujourd'hui en France une cause justifiant aux yeux des décideurs un accueil provisoire ou un placement », soulignaient Pierre Naves, inspecteur général des affaires sociales, et Bruno Cathala, inspecteur des services judiciaires, dans l'état des lieux du dispositif de protection de l'enfance qu'ils ont dressé en 2000 (1). Mais c'était immédiatement pour préciser que « la pauvreté et la précarité sont sous-jacentes à la très grande majorité des séparations non désirées entre les parents et les enfants ». Bien sûr, les professionnels de la protection de l'enfance ont tous dans leur « clientèle » un enfant d'universitaire ou de procureur. Mais cet arbre ne doit pas cacher la forêt. « On sait très bien que 80 % des familles avec lesquelles nous travaillons sont des familles pauvres ou en situation matérielle précaire », affirme Xavier Boucherau, chef de service éducatif, fort de dix années d'expérience en action éducative en milieu ouvert (AEMO). « Comment se fait-il alors qu'une réalité aussi aveuglante que ce lien entre pauvreté et protection de l'enfance soit à ce point scotomisée ? (2) ».

L'association ATD quart monde est à peu près la seule à porter cette question dans le débat public. Ainsi, dans un ouvrage très documenté, Marie-Cécile Renoux, déléguée d'ATD quart monde auprès de l'Union européenne, montre que, dans nombre de cas, c'est la pauvreté de leurs parents qui constitue le premier danger pour les enfants (3). « Comment, par exemple, peut-on penser que vivre et dormir à six dans une chambre de 15 m2 sans eau ni électricité n'ait aucune influence sur le comportement des parents ? », s'interroge-t-elle.

Reste que, si la plupart des interventions socio-éducatives ont la misère pour toile de fond, « on ne dispose pas actuellement de données fiables nouvelles permettant d'apprécier la part des conditions de vie des familles dans l'orientation de certains enfants vers la protection de l'enfance », déclare Pierre Naves. Cette connaissance devrait beaucoup s'améliorer d'ici à deux ans, si l'Observatoire national de l'enfance en danger (ONED) obtient des départements les informations attendues sur le profil socio-économique des parents de mineurs en danger ou en risque de l'être (4). « Le dispositif d'observation que nous mettons en place demande aux travailleurs sociaux de s'enquérir des revenus et minima sociaux perçus par les parents, de leurs statut et conditions de logement, ainsi que de leur formation et de leur catégorie socio-professionnelle », explique Paul Durning, directeur de l'ONED. Ainsi pourra-t-on vraiment se faire une idée du poids de la précarité sur les parcours d'enfants. « On sait que ce point est important mais, jusqu'à présent, on ne se permettait pas de compter comme la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance nous prescrit maintenant de le faire pour éclairer les choix d'intervention », commente Paul Durning. Or, s'il y a de la maltraitance dans les différentes couches de la population, on n'ignore pas que, selon les formes de mauvais traitements, les pourcentages ne sont pas les mêmes dans tous les milieux sociaux. Ainsi, précise le responsable de l'ONED, « de nombreux travaux étrangers montrent qu'il y a une relation clairement marquée entre la pauvreté et les négligences graves, les violences physiques quotidiennes et, probablement aussi, les violences sexuelles - même si, notamment en ce qui concerne ces dernières, on peut toujours objecter que la proportion de situations connues est fonction du milieu et que les familles les plus favorisées sont davantage à l'abri des regards extérieurs ».

Pour autant, met en garde Paul Durning, il convient de ne pas verser dans une lecture par trop déterministe de l'entrée des familles dans le système de protection de l'enfance, en l'imputant à une causalité unique - quelle qu'elle soit. « Tous les chercheurs contemporains soulignent l'importance du contexte socio-économique familial, mais ils insistent aussi sur la pluralité des facteurs qui entrent en jeu dans les risques encourus par les enfants », explique-t-il.

Elargir le regard

Autrement dit, résume de son côté Francis Alföldi, qui a travaillé pendant une vingtaine d'années comme éducateur spécialisé avant de se consacrer aux questions d'évaluation du danger, « prendre en compte la dynamique relationnelle, si les carreaux sont cassés et qu'il fait moins deux degrés dans le logement, ce n'est pas pertinent, mais ne prendre en compte que les carreaux cassés, ce n'est pas non plus approprié ». Ainsi, ajoute-t-il, il n'y a pas lieu de placer un enfant dont les parents sont pauvres et toxicomanes - deux situations constituant des facteurs de danger - si l'intéressé se développe bien et ne présente pas de trouble majeur du comportement.

Envisager tous les aspects de la vie de l'enfant suppose donc de ne pas non plus braquer uniquement le projecteur sur la dimension psychologique ou psycho-pathologique des difficultés familiales, en faisant abstraction des conditions matérielles et sociales d'exercice de la parentalité. Pour Didier Villain, président de la Fédération nationale des services sociaux spécialisés de protection de l'enfance et l'adolescence en danger (FN3S), tel n'est pas le cas. « Nous avons eu toute une période où l'accent était mis sur des référentiels psycho-éducatifs, mais, aujourd'hui, cette approche se diversifie », assure-t-il. Dans les enquêtes sociales et les mesures d'investigation et d'orientation éducative réalisées à la demande de juges des enfants pour fonder leur décision, « nous travaillons aussi bien sur les phénomènes transgénérationnels - est-ce que les parents, voire les grands-parents de cet enfant, ont été maltraités ? - que sur le budget de la famille, ses conditions de logement - l'enfant, par exemple, a-t-il un lit ou dort-il dans celui de son beau-père, ce qui est un clignotant dans le cas d'un signalement d'abus sexuel ? - ainsi que sur les problématiques de santé et d'insertion sociale », explique Didier Villain. Denis Vernadat, président du Carrrefour national de l'action éducative en milieu ouvert (Cnaemo), affirme aussi que « depuis trois-quatre ans, le Cnaemo a beaucoup re-réfléchi à la contextualisation de l'action éducative en milieu ouvert pour conclure à la nécessité d'appréhender l'ensemble des paramètres qui organisent la vie d'un jeune et de sa famille ». Effectivement, un enfant peut avoir de sévères difficultés relationnelles avec tel ou tel de ses parents, ou bien souffrir de carences éducatives. « Si on s'aperçoit que les parents n'ont pas de travail, connaissent une situation d'endettement maximum et/ou une précarisation du logement, ce sont bien évidemment des facteurs dont il faut tenir compte », souligne Denis Vernadat, qui met en cause « la recherche forcenée des responsabilités individuelles » caractérisant l'atmosphère idéologique actuelle.

Se prémunir du sentiment d'impuissance

Cependant, pour voir, encore faut-il commencer par regarder. Et s'efforcer de comprendre le point de vue de l'autre. A cet égard, Xavier Bouchereau dénonce le manque de formation des travailleurs sociaux aux questions de grande pauvreté. « On forme les professionnels à l'entretien, on leur enseigne la psychologie, la sociologie, le droit, mais, concrètement, toute la question de la matérialité, de l'existence objective des personnes, de la façon dont les comportements éducatifs des parents peuvent se penser au regard de ce qu'ils vivent - et non par rapport à nos références à nous qui sommes principalement issus de la classe moyenne - est assez peu étudié. » A contrario, note-t-il, nombre de parents « suradaptés au discours des services sociaux » ont bien appris, eux, à parler le langage psychologisant des intervenants... Celui-ci n'est pas uniquement une affaire de culture professionnelle. Privilégier une lecture psy des difficultés familiales permet aussi aux travailleurs sociaux de se prémunir contre leur sentiment d'impuissance. Comment trouver un logement, un emploi, faire remonter un revenu ? « Devant les situations socio-économiques dégradées qu'ils n'ont pas vraiment les moyens de résoudre, les professionnels sont mis dans une incapacité d'agir qui les désespère », analyse Marceline Gabel, chargée de cours à l'université Paris X-Nanterre. En revanche, le relationnel est un domaine où les intervenants ont le sentiment de pouvoir intervenir avec quelque efficacité. « Sur la précarité de la famille, l'éducateur d'AEMO n'a pas beaucoup de prise, renchérit Paul Durning, mais il peut essayer de travailler la relation conflictuelle entre un père et son fils. »

Ce décalage entre l'offre pédagogique du travail social, qui passe beaucoup par la parole, et l'attente d'aides matérielles concrètes qui peut être celle de familles ayant besoin de souffler, rend le dialogue difficile entre les protagonistes. Ainsi, des problèmes que les parents identifient comme étant des problèmes de loyer, de chômage, de santé, sont susceptibles d'être lus comme des problèmes d'ordre psycho-éducatif. Au vu des situations exposées par les familles d'enfants placés, Catherine Gadot, présidente-fondatrice de l'association Le Fil d'Ariane, en est persuadée. « Des parents en grande difficulté financière se tournent vers l'aide sociale à l'enfance. La seule chose qu'on leur propose, c'est de placer leur enfant. Donc, ils ont toujours les mêmes problèmes, plus un autre : le placement. Et après, alors même que la raison initiale de celui-ci a disparu - les parents sont stabilisés, ils ont retrouvé du travail, suivi une thérapie -, c'est la croix et la bannière pour récupérer leur enfant. » Quant à ce dernier, interroge Catherine Gadot, « comment peut-il vouloir rentrer dans une famille qui n'a pas 5 € d'argent de poche à lui donner, alors qu'il aura eu tellement de choses de riches - faire du cheval, aller au ski... ? (5)» Sans compter que durant le placement, l'éducateur/trice chargé(e) d'une trentaine de situations, n'aura pas eu vraiment de temps à consacrer aux parents. Interrogées par l'Observatoire départemental de l'enfance des Vosges (ODEV), les familles d'enfants concernés par un placement ou une aide en milieu ouvert mettent en évidence cette discordance entre les soutiens reçus et souhaités (6). Se disant confrontés à des difficultés multiples, au premier rang desquelles les difficultés financières, les parents estiment que c'est dans le domaine de l'amélioration des relations parents-enfants que les mesures de protection sont les plus efficientes. En revanche, ils sont nombreux à regretter de ne pas avoir trouvé d'aide pour résoudre leurs problèmes d'argent, de logement et d'emploi.

Evidemment, comme a pu le faire remarquer Jean-Pierre Rosenczveig, juge des enfants, ce n'est pas par hasard que l'aide sociale à l'enfance ne s'appelle pas aide sociale aux familles en difficulté. D'ailleurs, « on aurait tort de confondre politiques sociales et politique de protection de l'enfance », souligne Pierre Naves. « Les questions de pauvreté et de précarité demandent un traitement sociétal de beaucoup plus grande ampleur que la protection de l'enfance. Ainsi, il est vrai que la loi du 5 mars 2007 ne touche pas à la question de la pauvreté des conditions de vie des enfants et des adolescents, notamment des très nombreux jeunes dont la qualité d'éducation est mise en danger par la précarité du logement. Et ce, alors que ce point peut être décisif sur les décisions de séparation ou de retour dans la famille. Mais pourquoi la réforme de la protection de l'enfance aurait-elle traité du logement alors qu'il y avait à la même date une loi instituant le droit au logement opposable ? », s'interroge-t-il.

Cependant, « on n'est plus du tout dans l'idée de dire que les problèmes de logement et d'insertion sociale et professionnelle des parents ne nous concernent pas en protection de l'enfance », affirme Anne Devreese, directrice adjointe enfance-famille du Nord, département où près de 30 000 enfants bénéficient de mesures de protection de l'enfance, la plupart d'entre eux appartenant à des familles en grande difficulté socio-économique. Les enfants, en effet, peuvent être exposés à des carences multiples, c'est pourquoi il est nécessaire de développer des actions sur différents plans. Autrement dit, « dans le cadre de la mesure de protection de l'enfance, nous avons non seulement la responsabilité de faire en sorte que le maintien des liens soit possible - quand la fonction parentale est investie -, mais aussi de travailler à l'évolution du cadre de vie des parents pour qu'ils puissent s'occuper vraiment de leurs enfants », souligne Anne Devreese. Concrètement, cela passe par la transversalité des services mobilisés dans le projet pour l'enfant. Et par le soutien d'expériences novatrices à même de traduire dans les faits cette globalité de l'accompagnement familial.

C'est par exemple le cas de l'initiative mise en oeuvre, à Douai, par la maison d'enfants à caractère social de l'association Temps de vie. Pour éviter que des enfants confiés à l'aide sociale à l'enfance soient séparés de leurs parents et de leur fratrie, l'association a conclu des accords avec des organismes logeurs : un système de bail glissant permet l'accession au logement de familles qui n'en disposent pas ou vivent dans des conditions d'insalubrité telles que le maintien des enfants au domicile est impossible. « Un projet d'autant plus intéressant que, dans le Nord, on a de grandes fratries pour lesquelles il est rare de trouver un seul lieu de placement », commente Anne Devreese. Dans la lignée des placements d'enfants dans leur milieu naturel, ce dispositif explore toutes les possibilités de travail dans la famille : travail sur le lien, mais aussi sur les conditions matérielles de vie. Il bénéficie actuellement à des familles monoparentales très fragilisées, qui sont accompagnées sur le plan éducatif et aidées par un ouvrier d'entretien et une maîtresse de maison à retaper et aménager le logement qu'elles n'ont pas voulu quitter.

Réparer, mais aussi intervenir le plus en amont possible pour « prévenir les difficultés auxquelles les parents peuvent être confrontés dans l'exercice de leurs responsabilités éducatives » comme l'enjoint l'article premier de la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance : tel est bien le souci des professionnels. Ici et là, ils s'emploient à travailler autrement avec les familles, que ce soit dans le cadre d'une aide contrainte, contractualisée ou libre de toute inscription institutionnelle. L'enjeu est d'importance, et la colère des départements à la hauteur du désengagement de l'Etat dans la protection de l'enfance. De fait, les réseaux d'écoute, d'appui et d'accompagnement des parents (REAAP) ont vu fondre leur budget, cependant que la protection judiciaire de la jeunesse se retire de l'assistance éducative. Quant au fonds de financement sur la protection de l'enfance - qui devait être doté de 150 millions d'euros sur trois ans et dont le projet de décret avait été soumis au comité des finances locales le 5 février 2008 -, le gourvernement vient tout simplement de considérer qu'il n'a plus d'utilité (7). En revanche, le fonds créé parallèlement par la loi de prévention de la délinquance du 5 mars 2007 a été doté de 35 millions d'euros dès 2007, puis à nouveau en 2008 et en 2009. Or cela n'aura échappé à personne : la crise aujourd'hui s'invite à la table des familles et elle fragilise particulièrement les jeunes parents et les foyers monoparentaux. Aussi est-il plus que temps de s'intéresser au poids des facteurs économiques et sociaux sur les mesures de protection de l'enfance. Pour s'efforcer de mieux les déjouer, c'est-à-dire d'inventer des formules à même d'aider efficacement les familles précarisées. Les professionnels le constatent quotidiennement dans leur travail avec les parents : à certains moments, il faut poser les bonnes questions pour espérer trouver les bonnes réponses.

REGARDS CROISÉS FAMILLES-ÉDUCATEURS

Pour mieux connaître le vécu des familles qui bénéficient des mesures judiciaires de protection de l'enfance, ou les subissent, l'Association des services spécialisés pour enfants et adolescents en difficulté (Adssead) du département du Nord a sollicité le mouvement ATD quart monde. Un groupe de travail d'une vingtaine de personnes a été constitué. Sept parents, quatre « alliés » d'ATD engagés auprès des familles et neuf travailleurs sociaux de l'Adssead se sont retrouvés au rythme d'une fois par mois environ entre mars 2002 et juin 2003. C'est la « rencontre entre deux mondes différents, avec des langages et des façons de penser différents », dont les intéressés témoignent dans Pacifique aventure (8). Entre éducateurs/trices et familles, le dialogue ne va pas de soi. Pour certains parents, la parole ne peut s'exprimer que dans l'agressivité. Il en est ainsi d'un père, qui dit n'avoir jamais été « entendu dans [sa] souffrance » : de l'âge de 3 ans jusqu'à ses 21 ans, François a eu 12 juges des enfants et il en connaît maintenant cinq, pour ses cinq enfants. « Certes, il y a de la colère, de la rancune, de la rage, mais n'y a-t-il pas des choses à entendre et à comprendre pour nous, professionnels ? », interrogent ces derniers. Comme en écho, une mère dit réaliser l'importance de l'implication des travailleurs sociaux : « avant, je pensais que vous étiez seulement des professionnels sans sentiments et sans intérêt pour les familles. Je me rends compte du contraire en parlant avec vous dans ces réunions ».

Au fur et à mesure des rencontres, certaines « barrières de peur » s'estompent. Finalement, confie un éducateur, « je me sens fier d'avoir changé de regard envers les familles, les alliés et même mes collègues de l'Adssead ». De son côté, une mère estime qu'elle « [s']améliore au sujet des éducateurs ». Pour preuve ? Elle leur pose désormais des questions sans se dire qu'elle va être ridicule.

DE RUDES RESPONSABILITÉS

Spécialiste des questions de maltraitance à enfants, Marceline Gabel, chargée de cours à Paris X-Nanterre, connaît également la souffrance des professionnels de la protection de l'enfance auprès desquels elle assure formations et conférences. Le plus difficile à vivre pour ces intervenants ? « Le fait d'avoir à évaluer une famille, c'est-à-dire à décider si l'exercice de la parentalité par ces adultes-là permet bien de répondre à tous les besoins de leur enfant : physiques, psychologiques et affectifs », répond Marceline Gabel. « Evaluer, c'est juger, c'est-à-dire apprécier la qualité du lien parents-enfants et ses éventuels dysfonctionnements. Mais c'est aussi savoir comment infléchir le cours de cette histoire de famille », ce qui suppose de prendre les bonnes décisions. C'est à ces professionnels, préoccupés par la souffrance repérée chez l'enfant, qu'il appartient de déterminer les moyens à utiliser pour procéder à cette évaluation de la famille. Lettre de mise à disposition ? Convocation à la permanence ? Visite à domicile ? « Cela, en sachant bien que la famille violente déplace souvent sa violence sur celui qui en est le témoin et que la «porte fermée« correspond à une parole interdite », souligne Marceline Gabel. Ensuite, c'est encore à ce même professionnel d'évaluer si l'aide sociale, médicale, ou psychologique, proposée aux parents est profondément comprise et acceptée par les intéressés - et si les moyens de la mettre en place existent. Puis, d'en évaluer les effets. « C'est toujours à ce même professionnel de décider si le recours aux mesures d'assistance éducative judiciaire doit être éventuellement envisagé, d'emblée ou ultérieurement, et d'apporter pour ce faire tous les éléments de compréhension à l'autorité judiciaire », poursuit la spécialiste. Voilà de rudes responsabilités, commente-t-elle, même si, en principe, l'ensemble de ces arbitrages ne se fait plus seul, mais en groupe pluridisciplinaire, voire, plus rarement, en associant plusieurs institutions. « Mais la multiplicité des regards facilite-t-elle la décision ? Le difficile consensus obtenu dans ces réunions évaluatives ne protège pas, pour autant, le professionnel de ses représentations inconscientes, de ses doutes et de ses affects », affirme la formatrice. C'est pourquoi elle estime indispensable que les intervenants puissent mener une réflexion sur « l'enfant qui reste en eux ». Parce que, « identifié à l'enfant souffrant ou au parent empêché dans sa parentalité, le professionnel se trouve empêtré dans sa propre histoire ».

PARENTS-PROFESSIONNELS : AVANCER ENSEMBLE DANS L'INTÉRÊT DE L'ENFANT

Pour que les professionnels puissent associer étroitement les parents aux mesures de soutien envisagées pour leur enfant dans le cadre de la protection de l'enfance, encore faut-il que les uns et les autres se parlent. Or le courant peut avoir du mal à passer. Pour intervenir dans les cas où le dialogue est en échec, la Seine-Saint-Denis a créé en 2003 une instance de concertation parents-professionnels, qui regroupe la protection maternelle et infantile (PMI), l'aide sociale à l'enfance (ASE) et le service social départemental (9). Fonctionnant sur deux circonscriptions du département, ce dispositif se réunit uniquement à la demande d'un professionnel, avec l'accord et en présence des parents. L'intervenant qui prend l'initiative de saisir l'instance, parce qu'il rencontre une difficulté dans la mise en place d'un projet pour l'enfant, convie ses collèges impliqués dans la situation (école, ASE, service social, référent associatif...). Ces derniers ne viendront que si la famille l'accepte. « Nous avons eu le cas récent d'une maman qui récusait la présence d'une assistante sociale avec laquelle elle était en conflit : c'est la responsable de circonscription qui a participé à la réunion - ce qui a d'ailleurs permis ensuite à la mère de renouer avec l'assistante sociale », explique le Dr Serge Bouznah, promoteur du projet et l'un des deux animateurs de ces rencontres. Celles-ci s'apparentent à de véritables médiations : entre des « partenaires » en position asymétrique, entre des protagonistes qui ne comprennent pas la logique de l'autre, voire pas non plus sa langue. Aussi un médiateur culturel peut-il également être de la partie.

Au fil d'une réunion qui dure environ trois heures, les professionnels exposent leurs points de vue. La famille est invitée à y réagir et à donner sa propre interprétation des difficultés qu'elle rencontre. Quant aux conciliateurs, il leur revient d'interroger les modes d'intervention des professionnels et d'aider les parents à évoquer et analyser leur situation. « Nous partons du postulat que l'usager détient une partie de l'explicitation de son problème. En participant à la définition de celui-ci, il a la possibilité de s'impliquer activement dans l'élaboration et la mise en oeuvre du projet destiné à le résoudre », déclare Serge Bouznah. L'approche multidimensionnelle de la situation familiale permet d'agencer entre eux les éléments de solution. Ainsi, lorsque les parents ont des problèmes financiers ou de logement, l'assistante sociale explique ses démarches et pistes de travail. « Il s'agit d'identifier et de mobiliser l'ensemble des ressources institutionnelles et familiales pour que professionnels et parents puissent avancer ensemble dans l'intérêt de l'enfant », commente le médecin.

Il n'y a pas un modèle-type de situation ayant vocation à être débattu dans le cadre de cette instance de concertation. Les rencontres peuvent concerner des tout-petits, voire des enfants à naître, comme de grands adolescents. Certaines sont de l'ordre de la prévention, d'autres relatives à des jeunes qui sont placés ou bénéficient d'une mesure administrative ou judiciaire de suivi dans leur milieu de vie. Leur point commun est un blocage dans la communication autour d'un projet pour l'enfant. Et le fait est que, dans la très grande majorité des cas, une seule séance suffit à (re)lancer une dynamique d'action. Sinon, il est possible de se revoir une ou deux autres fois, exceptionnellement plus. L'objectif du dispositif n'est pas de se substituer aux acteurs de terrain, mais de faciliter l'émergence d'éléments de compréhension dont ces derniers peuvent se saisir pour poursuivre leur accompagnement dans de meilleures conditions. « L'évolution des pratiques professionnelles dans le domaine de la protection de l'enfance ne peut être que secondaire à l'évolution des représentations sur les familles en situation de détresse », affirme Serge Bouznah. « Abandonner le modèle du parent démissionnaire stigmatisé au bénéfice de la valorisation des compétences parentales, tel est l'enjeu. »

C. H.

Notes

(1) Voir ASH n° 2177 du 25-08-00, p. 6.

(2) Terme psychanalytique signifiant « exclue inconsciemment du champ de la conscience ».

(3) Cf. Réussir la protection de l'enfance. Avec les familles en précarité - Ed. de l'Atelier, 2008 - Voir ASH n° 2574 du 26-09-08, p. 25.

(4) Après avoir dénoncé une première version du système de recueil des données jugé sur certains points stigmatisant et dangereux pour le droit des personnes, les associations de professionnels ont obtenu d'être consultées sur un nouveau document - Voir ASH n° 2614 du 19-06-09, p. 23.

(5) Habillement, argent de poche, fournitures scolaires, loisirs : les frais occasionnés par l'accueil d'un enfant sont pris en charge par les conseils généraux.

(6) Voir ASH n° 2577 du 17-10-08, p. 31.

(7) Au motif qu'il viendrait complexifier les financements existants - Voir la réponse à une question orale au Sénat de Nadine Morano, secrétaire d'Etat à la famille et à la solidarité, ASH n° 2616 du 3-07-09, p. 27.

(8) Pacifique aventure. Nous nous sommes tant écoutés - Editions Sansonnet : 73, rue de Rivoli - 59800 Lille - 5 .

(9) Direction de l'enfance et de la famille - Secrétariat de la circonscription de PMI Gagny-Le Raincy-Villemomble : 87, boulevard de l'Ouest - 93340 Le Raincy - Tél. 01 43 02 61 18.

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