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Le cirque pour se remettre en piste

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En Aquitaine, l'AFPA de Pau, aidée de plusieurs partenaires, a mis en oeuvre la troisième édition de Circonvolution, une formation originale destinée à des adultes handicapés, qui mêle les arts du cirque, un travail sur soi et un bilan de compétences. Et qui vient de s'achever par un spectacle.

Les balles multicolores volent autour des mains de Jean-Philippe Brasier, qui les ramasse sans paniquer lorsqu'elles lui échappent, pour son numéro « La roue tourne ». Noël Castan marche sur un fil en faisant tournoyer des foulards vaporeux pour son numéro « Conflication », tandis que François Gouin et Patricia Pierre s'échangent délicatement des baguettes pour leur « Mikado show ». Puis le spectacle se termine avec un intense moment collectif, où chacun des 11 participants devient à son tour le miroir de l'autre... Ces 11 artistes d'un jour sont des travailleurs handicapés accompagnés par Cap Emploi Béarn(1). Ils terminent en apothéose un stage de douze semaines commencé en avril dernier, baptisé Circonvolution. Sur les gradins en arc de cercle d'une salle du centre de rencontres de Lescar, dans la banlieue de Pau (Pyrénées-Atlantiques), les spectateurs, invités par les stagiaires, sont eux aussi impliqués dans l'action comme financeurs, partenaires ou animateurs. Ce sont des conseillères de Cap Emploi Béarn, des responsables de l'Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA)(2), du centre interinstitutionnel de bilan de compétences (CIBC) ou du plan départemental d'insertion des travailleurs handicapés (PDITH). A la fin du spectacle, tous sont sollicités pour remplir un questionnaire élaboré par les stagiaires, dans lequel ils doivent indiquer l'interprétation qu'ils tirent de chaque numéro.

L'originalité de Circonvolution est d'articuler travail sur soi, arts du cirque et bilan de compétences. Ce dispositif à part s'adresse à des adultes handicapés qui ont épuisé les mesures classiques, stages ou formations d'accompagnement du Fonds pour l'insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph). Des personnes qui ont subi des accidents de la vie, du travail ou sont victimes d'une maladie dégénérative. « On propose à certaines personnes qu'on accompagne de suivre cette formation, parce qu'elles sont très éloignées de l'emploi ou qu'elles ont du mal à se mobiliser à cause d'un éloignement long, d'une pathologie lourde ou d'une dévalorisation de soi », détaille Aline Garcia, directrice de Cap Emploi Béarn.

Circonvolution en est à sa troisième édition. Cette action est née de la conviction partagée par l'AFPA, le PDITH et Cap Emploi Béarn de la nécessité de proposer des approches nouvelles aux personnes très éloignées de l'emploi. Hervé Prévost, aujourd'hui responsable de la professionnalisation des formateurs à l'Institut national des métiers de la formation d'Istres, est celui par qui tout a commencé. Sa rencontre en 2004 avec Laurent Laval, de l'Association française du cirque adapté (AFCA), alors formateur et chercheur à l'AFPA de Pau, lui a donné « l'idée d'utiliser le cirque pour permettre aux personnes de révéler leurs talents, au lieu de ne s'intéresser qu'à leurs manques ». Il parle de son dessein à Céline Royer, du PDITH 64, l'instance chargée de fédérer les actions de terrain en direction des personnes handicapées et susceptible de servir de « niche » à des actions visant des besoins non couverts. Celle-ci organise à l'époque une rencontre entre l'AFCA et Cap Emploi, chargé de suivre les personnes handicapées à la recherche d'un emploi. « Dans le Béarn, l'équipe de financeurs et prescripteurs (le PDITH et Cap Emploi) nous faisaient confiance pour inventer des choses. Cela nous a permis de faire se rencontrer un cadre institutionnel et des idées pédagogiques innovantes », se souvient Hervé Prévost.

Acteurs de leur vie

Les futurs stagiaires sont conviés à une réunion d'information quinze jours avant le début de l'action. Un premier rendez-vous permet de vérifier leur motivation. « Ce qui est déterminant dans la réussite de l'action, c'est l'adhésion des stagiaires, souligne Céline Royer, coordinatrice du PDITH 64. Proposer de faire du cirque à des gens qui ont besoin de travailler pour manger, ce n'est pas évident ! Ils doivent accepter de repartir de loin. Nous avons eu des difficultés à recruter les deux premières années. Certains ont abandonné ensuite. Mais ce n'a plus été le cas cette année. »

Pendant douze semaines, les stagiaires sont rémunérés par le Cnasea, le coût pédagogique étant financé par l'Agefiph. André Poecker, formateur à l'AFPA, Claudine Urieta, psychologue du travail et conseillère bilan au CIBC, et Laurent Laval, de l'AFCA, se relaient ou travaillent ensemble pour leur proposer un programme sur mesure, en alternant l'individuel et le collectif, l'école et le cirque. « On essaie de casser les fonctionnements des autres formations, de faire en sorte que les personnes soient actrices, explique André Poecker. Ailleurs, tout est axé sur la recherche d'emploi. Ici, on revient à leur motivation première, à leurs besoins. » Ce que confirme François Gouin, 44 ans, licencié de son emploi de chauffeur-livreur en 2002 à cause des risques d'arrêt cardiaque liés à son poids excessif : « Dans ce stage, les formateurs sont à l'écoute de ce qu'on veut vraiment. Cela nous donne de l'assurance et de la confiance en nous. » Gabrielle Duc, 46 ans, a, elle, été licenciée il y a sept ans de son poste d'agent hospitalier à l'hôpital de Pau pour inaptitude, à la suite de plusieurs hernies discales. Reconnue handicapée à 60 %, elle a déjà suivi six formations pour retrouver un emploi. Sans succès. « Là c'est très différent. Le cirque nous permet de raconter notre vie avec des balles, des diabolos, des vélos. Cela m'a permis de sortir ce que j'avais dedans. J'étais renfermée sur moi-même, ça m'a débloqué complètement ! »

Mettre la personne au centre de la formation, être à l'écoute de chacun impliquent cependant une grande souplesse d'organisation. « Dans cette action, il y a autant de besoins que de personnes », affirme Claudine Urieta. Les formateurs construisent donc un canevas de formation théorique, puis réorganisent le programme en permanence afin de répondre à chaque demande de façon individuelle. « Au début, nous repérons avec chaque personne ses besoins, poursuit la psychologue. On l'aide à les analyser en lui donnant les outils. Mais elle le fait elle-même, et c'est ça qui est important. Nous considérons qu'elle est experte de sa situation et que nous sommes, nous, experts des moyens. » Dans cette perspective, André Poecker et Claudine Urieta travaillent sur la dimension du conseil avec le psychosociologue Alexandre Lhotellier. « On tient conseil, c'est-à-dire qu'on écoute la personne pour l'aider à se donner conseil elle-même. Pour cela, il faut prendre du temps, ce qui n'est habituellement pas possible dans les institutions comme l'AFPA ou l'ANPE », précise André Poecker.

Le douloureux rapport au corps

Le programme de Circonvolution comporte plusieurs outils. D'abord, et c'est le plus original dans cette formation, l'utilisation des arts du cirque. Les séances de cirque adapté durent trois semaines sur les douze que compte le stage. Elles permettent à ces travailleurs handicapés de mieux percevoir les limites de leur corps et de prendre conscience qu'ils pourraient l'utiliser autrement. Le travail a lieu en individuel et en groupe. « Le rapport au corps, au mouvement et à l'espace est douloureux », reconnaît André Poecker. Pour traverser la difficulté et se détendre, les stagiaires se font des massages avec de gros ballons et pratiquent la relaxation. Il n'y a aucune d'obligation de résultats. « Ce ne sont surtout pas des prouesses techniques, précise d'emblée Laurent Laval, animateur socioculturel et formateur à l'association du cirque adapté, mais une recherche de dépassement de soi. La plupart des stagiaires se sentent très éloignés du monde du cirque et totalement incapables de faire ça. On leur montre que, même dans un monde très éloigné d'eux, ils peuvent réaliser des choses et leur donner du sens. Les arts du cirque ne sont qu'un prétexte. » Le cirque aide aussi le groupe à se constituer. Ces personnes, souvent isolées, deviennent plus solidaires, comme l'illustre le dernier numéro collectif du spectacle. « Les dix premiers jours de cirque adapté nous ont bien aidés au niveau du groupe, confirme Patricia Pierre, 44 ans, handicapée à 40 % après sa chute d'un toit. Cela nous a soudés, nous a aidés à communiquer un peu plus entre nous, à voir le fonctionnement de chacun en dehors de la classe, à découvrir les personnalités. Le cirque m'a aussi permis de passer un bon moment ! »

Un accouchement par l'écriture

Le spectacle de fin de formation est laissé au libre choix des stagiaires. S'ils choisissent de le mener à bien, ce sont eux qui préparent le livret de présentation, lancent les invitations, font les relances des invités, préparent le diaporama de présentation du stage, installent le rétroprojecteur... « Circonvolution leur donne l'occasion de s'exprimer sur leurs représentations du monde professionnel et sur leur place passée, présente et future », explique Laurent Laval. Ce qui explique les noms des numéros présentés (« Evolution », « Conflication », « La roue tourne », « Trajectoire »...) et le fait que l'on demande aux spectateurs d'en donner leur interprétation. « Cela les aide à modifier leurs représentations, y compris d'eux-mêmes, poursuit le formateur. lls redeviennent quelqu'un qui peut agir et prendre la parole par le corps et le geste. » Jean-Philippe Brasier, 34 ans, était soudeur dans l'aéronautique. A la suite de difficultés familiales, il a subi un grave accident de scooter qui l'a laissé dans le coma. Lorsqu'il a fini par reprendre son travail, son employeur l'a licencié en raison de sa baisse de rendement. Circonvolution l'a beaucoup soulagé. « Dans mon numéro, «La roue tourne», j'exprime les étapes de ma vie, confie-t-il. Le cirque adapté permet de s'exprimer sans parler, par les gestes. Ça aide beaucoup à faire sortir ce que l'on a à l'intérieur, qui est difficile à exprimer par les mots. »

Pour Jean-Philippe Brasier, un autre outil de la formation s'est révélé extrêmement utile : les histoires de vie en formation. Une pratique qui incite à mettre du sens dans son histoire, sa carrière, sa vie, par l'analyse des changements de trajectoire. « Ecrire l'histoire de vie m'a beaucoup aidé, affirme-t-il. Je ne l'aurais jamais cru ! On ne ment pas, on pose les choses essentielles. Cela m'a permis de ne plus me lamenter sur moi-même et m'aide beaucoup à avancer. » Les formateurs André Poecker et Claudine Urieta reçoivent les stagiaires individuellement pour les aider à accoucher de cette histoire de vie, forcément douloureuse. La manière de faire est propre à chacun : on peut écrire sa vie depuis sa naissance, ou se concentrer sur les épreuves, les étapes, les tournants importants. Chacun rédige son histoire, mais ne la fait pas forcément lire aux autres, y compris aux formateurs. Du seul fait de son élaboration, ce travail sert lors des entretiens individuels et des séances collectives, sans que le contenu lui-même soit abordé. « Cet outil offre le moyen de contextualiser les situations, de voir que tel événement n'est pas forcément un échec, ou que la personne n'est pas forcément responsable de ce qui est arrivé, précise Claudine Urieta. Celle-ci peut prendre ainsi de la distance. » Ce travail sur soi, familier pour certains, reste très délicat pour d'autres, comme pour Nathalie Lecomte, 39 ans, handicapée à 50 % à la suite d'une rupture du tendon rotulien lors d'un match de football. « Ceux qui osent se dévoiler avancent plus vite que les autres, moi j'ai des blocages qui viennent de mon histoire, reconnaît-elle. Ma question au début du stage était «Pourquoi est-ce que je me mets des barrières tout le temps ?» Maintenant j'ai compris pourquoi, j'ai pu repérer l'origine de ces blocages, mais je n'ai pas encore trouvé la solution pour en sortir... »

Le stage comporte également de l'expression créative à base de collages, de peinture ou de musique, pour travailler les représentations, avec la méthode québécoise ADVP(3). Durant la dernière session, les stagiaires ont notamment réalisé des masques qu'ils ont accrochés aux murs de la salle, le jour du spectacle. Le travail personnel sur ses propres représentations du handicap passe aussi par la rencontre avec l'extérieur. Les stagiaires ont préparé un questionnaire et sont allés interroger des employeurs, le monde du travail en général et les organismes d'accompagnement sur leur perception du handicap en entreprise. Pour François Gouin, l'ancien chauffeur de poids-lourds, qui n'a pas retravaillé depuis 2002, l'expérience s'est révélée très enrichissante. « On se déplace chez les employeurs pour enquêter sur la manière dont nous sommes perçus, on se bouge, on pose des questions », s'enthousiasme-t-il. Le contact est personnel, en face à face. Une nouveauté pour des personnes qui, pour la plupart, n'ont pas remis les pieds en entreprise depuis des années. « Sur six entretiens, quatre se sont bien passés, raconte François Gouin. J'ai pu ainsi m'apercevoir que, pour beaucoup, le mot «handicap» évoque surtout le fauteuil roulant. » Parfois, les stagiaires reviennent même avec des offres d'emploi informelles. A l'issue de leurs enquêtes, ils rédigent un document de synthèse qu'ils renvoient aux chefs d'entreprise et aux organismes interrogés.

Les formateurs utilisent aussi l'approche stratégique, qui fournit une aide à la décision, un moyen de mesurer les coûts et les risques à s'engager dans telle ou telle action, et d'identifier les freins et les leviers d'action. Selon les besoins des stagiaires, André Poecker et Claudine Urieta recourent également à des outils classiques : bilan de compétences, orientation, tests de personnalité et de comportement, rédaction de CV et de lettres de motivation, techniques de recherche d'emploi, logiciels d'orientation... « Si une personne dit qu'elle se retrouve toujours dans la même situation de conflit au travail, on utilise un outil pour étudier le comportement », précise André Poecker. Petit à petit, chacun à son rythme, des pistes d'avenir se dessinent au fil des semaines. « On élargit, on ouvre les possibilités, on essaie de ne pas être seulement dans la froide raison, indique le formateur de l'AFPA. Puis on travaille les contraintes. Notre boulot est de ramener à ce qui est possible, au principe de réalité, mais c'est la personne elle-même qui recentre. » L'an dernier, une stagiaire petite et forte avait exprimé son désir de devenir hôtesse de l'air. Circonvolution lui avait alors permis de répondre à la question « Pourquoi les avions ? », d'enquêter sur place et de revenir avec un emploi de loueuse de voiture à l'aéroport, qui la satisfaisait pleinement ! « Cette formation fait rêver, mais rend aussi plus réaliste », résume Isabelle Boniface, conseillère à Cap Emploi.

Remobiliser avant tout

La formation se clôt par une réunion tripartite entre le référent Cap Emploi, le stagiaire et le formateur. Le but étant d'arriver à formuler des stratégies et des projets. Patricia Pierre va ainsi commencer une formation de technicien métreur en réhabilitation d'habitat, adaptée à son niveau et à ses envies. Gabrielle Duc envisage de devenir animatrice en maison de retraite ou accompagnatrice de promenade. Jean-Philippe Brasier, l'ancien soudeur, va suivre une formation en informatique, sa passion, de façon à ouvrir son entreprise de prestation de services informatiques et maintenance. Noël Castan, qui n'avait plus travaillé depuis cinq ans, cherche « quelque chose à son niveau scolaire, pas trop physique et où il puisse durer », peut-être moniteur d'auto-école. François Gouin a trouvé un employeur prêt à le prendre en stage en tant que livreur en véhicule léger. Nathalie Lecomte a « pris conscience de beaucoup de choses et essaie d'avancer au maximum ». « La finalité de l'action est la remobilisation professionnelle, précise Claudine Urieta. Mais si certains ne retrouvent pas de boulot à la fin, ce n'est pas grave. Nos techniques visent le retour à l'emploi, mais produisent aussi autre chose. » André Poecker complète : « Dès qu'on aide quelqu'un à formuler son besoin, sa question, ça marche. Les gens y trouvent leur compte. Ceux dont l'orientation est l'emploi trouvent du travail. Pour d'autres, cela peut être la santé. Ça intéresse la direction du travail, l'ANPE, Cap Emploi, même s'il n'y a pas d'insertion professionnelle au bout. »

« On a maintenant quelque chose de solide et qui a fait ses preuves. Cette action exemplaire porte ses fruits », conclut Céline Royer, coordinatrice du PDITH 64, qui a été sollicitée pour présenter Circonvolution à Bayonne, où une action similaire devrait démarrer en septembre.

Notes

(1) Cap Emploi Béarn : 4, avenue de Vignancour - 64000 Pau - Tél. 05 59 14 82 90 - EPSR-64@wanadoo.fr.

(2) AFPA : 37, avenue du Bézet - 64011 Pau - Tél. 05 59 72 70 70.

(3) L'« activation du développement vocationnel et personnel » (ADVP) est une démarche qui vise à analyser et résoudre un problème social ou humain en favorisant l'autonomie des bénéficiaires engagés dans une démarche d'orientation et d'insertion professionnelle. Elle est proche de l'« approche centrée sur la personne », développée par le psychologue Carl Rogers.

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