Christine Serrano, Jacques Gauthier et Martine M. (1) prennent le café en fumant une cigarette dans le jardin de leur maison de Floirac, dans la banlieue de Bordeaux, en compagnie de Corinne Richard, Alexandra Martin et Sylvie Moreno, tandis que Mireille Jukowski va chercher Katia à la danse. Une vie ordinaire... Sauf que Christine, Jacques, Martine et Katia sont des traumatisés crâniens graves (2), à la suite d'accidents, principalement de la circulation. Ils souffrent de toutes sortes de séquelles invalidantes, mais souvent invisibles : troubles de la mémoire, du comportement, difficultés à se repérer dans l'espace et le temps, difficultés à élaborer des stratégies, manque de motivation, voire désinhibition... Alexandra Martin, Corinne Richard, Mireille Jukowski et Sylvie Moreno sont les tierces personnes qui les aident à se débrouiller au quotidien, en préparant leurs repas, en les accompagnant à leur travail, à l'établissement et service d'aide par le travail (ESAT), ou à leurs activités, en gérant leur argent, leurs cigarettes, parfois en les incitant à sortir ou à prendre une douche.
Dans la région bordelaise, il existe 14 lieux de ce type, appelés « maisons des quatre » ou « maisons familiales », accueillant 125 traumatisés crâniens. Un modèle qui essaime un peu partout en France (voir encadré page 40). Ces maisons sont développées par l'Agence de développement d'activités sociales et médico-sociales (ADAMS) avec le soutien de Covéa AIS, l'entité de gestion des sinistres « assistance indemnisation service » du groupe mutualiste Covéa, qui réunit les assureurs GMF, MAAF et MMA.
L'idée de ces maisons est née dans la tête de deux ergothérapeutes du centre de rééducation Château-Rozé spécialisé pour les traumatisés crâniens, situé à Cénac, près de Bordeaux. « On s'est aperçus qu'il n'y avait pas de solutions de vie pour ces personnes, explique Rodolphe Peter, l'un des deux concepteurs du projet, aujourd'hui gérant de l'ADAMS. Leur retour à la maison s'accompagne d'une dégradation de la qualité de vie, quand la famille se rend compte progressivement de l'importance des séquelles cognitives et comportementales. Leur quotidien peut alors se résumer à télé-canapé-frigo. Cela entraîne souvent un isolement social et relationnel des blessés, un repli de la cellule familiale sur elle-même, parfois une fratrie sacrifiée, une mère qui s'arrête de travailler ou un couple qui bat de l'aile... » Et lorsque le blessé est placé en institution, ce n'est pas forcément mieux, car les places manquent pour cette population spécifique. « Or on a constaté que les traumatisés crâniens ne supportaient pas les centres non spécialisés, où ils sont mélangés avec des malades mentaux s'ils ont des problèmes de comportement, avec des handicapés physiques s'ils ont des séquelles neurologiques graves ou en maison de retraite à partir de la cinquantaine », poursuit Rodolphe Peter. En 1997, avec Hervé Delmas, il travaille à l'ADAPT (association pour l'insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées). Les deux collègues proposent une expérience de cohabitation entre quatre traumatisés crâniens. Cette idée d'un logement communautaire fait suite à l'échec de plusieurs tentatives de logement individuel. « Les personnes se sont retrouvées seules, à traîner avec des marginaux », se souvient Rodolphe Peter. La formule facilite aussi la mutualisation de leurs ressources afin d'obtenir une assistance suffisante, tandis que l'allocation compensatrice tierce personne (ACTP) forfaitaire de quelques centaines d'euros permettait alors difficilement d'assurer une prise en charge quotidienne pour une seule personne.
La première maison appartient à un propriétaire particulier, et les difficultés posées par l'aménagement de ce logement privé en vue de le louer à des personnes handicapées poussent l'équipe à trouver une autre solution. En 2000, la MAAF propose de financer à titre expérimental l'acquisition, la réhabilitation et l'aménagement de cinq maisons. Plusieurs partenariats (avec des bailleurs sociaux locaux et le Fonds de garantie des assurances obligatoires) aident alors à compléter le financement des 14 maisons bordelaises. Une Association de familles de traumatisés crâniens (AFTC) se charge de gérer la sous-location aux blessés. Pour Hervé Delmas, aujourd'hui président de Traumatisés crâniens assistance (TCA), un service d'aide humaine spécialement créé, ces maisons fournissent une alternative au placement en établissement conforme aux dispositions de la loi de février 2005, qui prévoit de « restaurer une meilleure capacité de participation sociale et de citoyenneté pour les personnes handicapées ». Hervé Delmas témoigne : « Les blessés nous disent que cette solution leur convient car elle est à taille humaine, et leur permet d'être insérés dans la cité. Ils choisissent l'endroit et les personnes avec lesquelles ils vivent. Ils sont entre eux et ne se sentent pas jugés. On constate un vrai sentiment d'appartenance et une baisse des troubles du comportement. »
Chaque projet se révèle spécifique, car dépendant des besoins des blessés habitant la maison, qu'ils soient semi-autonomes ou totalement dépendants. « On définit d'abord la population, puis on crée la maison qui lui est adaptée », explique Rodolphe Peter. Aujourd'hui, trois types de maisons existent : les premières servent de support à une insertion professionnelle en milieu protégé ; les secondes accueillent de façon durable une population de handicapés dépendants ou semi-valides ; enfin, les dernières sont totalement adaptées à la très grande dépendance (GOS 4), avec une équipe d'assistance constituée à 100 % d'aides-soignantes (la première a été créée en avril 2008 à Latresne). Les maisons des quatre accueillent sans distinction des hommes et des femmes de tous âges, même si la population des traumatisés crâniens est majoritairement jeune. « A Bègles, les personnes hébergées ont 50 ans en moyenne et veulent un jardin, raconte Hervé Delmas. Tandis qu'au collectif du cours de l'Argonne, situé dans le centre-ville, ce sont des jeunes qui veulent sortir en boîte et se trouver une copine, avec une ou deux personnes plus âgées jouant un peu le rôle de parents de substitution. »
A Floirac, les âges sont aussi variés que les activités : Katia a 20 ans ; Christine, 35 ; Martine, 54 ; et Jacques, 58. Katia a eu un accident de bus scolaire à 10 ans. Elle est là depuis trois mois, après un séjour en institut médico-éducatif (IME). Elle fait de la danse et de l'équitation. Christine a été renversée par une moto il y a une dizaine d'années. « Je travaille à l'ESAT tous les matins, à l'encartage et au filmage de plats, explique-t-elle. Mais j'en ai marre ! Je vais arrêter pour aller faire de la poterie au centre d'accueil de jour » (CAJ). Martine, arrivée il y a quelques mois parce qu'elle s'ennuyait chez elle, connaît très bien le CAJ : « J'y vais depuis l'âge de 27 ans ! s'exclame-t-elle. Après mes études, j'ai travaillé comme ingénieure commerciale pendant un an et demi, puis j'ai eu un accident de voiture à 24 ans. J'ai été dans un coma profond, puis paralysée, et j'ai dû réapprendre à parler, à manger, à marcher, à écrire... »
Le point commun de ces différentes structures est qu'elles correspondent à un vrai projet de vie des personnes et à un libre choix de leur part. « Les maisons familiales ne peuvent pas faire l'objet d'une orientation ou d'une prescription, même si les traumatisés crâniens sont totalement dépendants, souligne Rodolphe Peter. La deuxième maison a été un échec, parce qu'il y a eu des orientations sur prescription médicale. Pour que ça réussisse, le blessé doit s'essayer à la pratique communautaire et adhérer au collectif. » La préparation d'un projet d'entrée en maison familiale se fait lors de la fin de la période de réadaptation et prend environ un an. Les traumatisés crâniens se rencontrent et créent des affinités. Katia, Martine et Jacques se sont rencontrés au « club », un lieu géré par TCA au centre de Bordeaux, ouvert la semaine de 9 heures à 17 heures, où les traumatisés crâniens se retrouvent pour faire des jeux ou des activités (ping-pong, théâtre, vidéo, informatique, etc.). Ils ont rejoint Christine, arrivée il y a huit ans, la seule qui reste des premiers locataires de la maison de Floirac. Les autres habitants ont pu partir en appartement individuel, tout en continuant à graviter autour de la maison. « Douze blessés vivant en individuel sont rattachés à notre maison, elle-même inscrite dans un réseau d'entraide de quatre autres maisons », précise Corinne Richard, référente de site à Floirac.
La vie dans une maison des quatre ressemble à ce qu'elle serait dans le cadre d'une prise en charge à domicile. Les blessés bénéficient des services médicaux ambulatoires (médecin traitant, infirmière libérale, kinésithérapeute, orthophoniste), de l'équipe médico-sociale du Service mobile d'accompagnement aux traumatisés crâniens (SMATC), qui fait le lien avec le secteur sanitaire, pour le suivi neurologique. La principale différence, c'est l'aide humaine spécialisée et mutualisée mise en place spécifiquement, après évaluation des besoins, par la maison départementale des personnes handicapées de Gironde. Cette aide constitue le coeur du dispositif. Elle est gérée par l'association TCA, qui emploie aujourd'hui 150 équivalents temps plein dans l'agglomération bordelaise, dont 80 auxiliaires de vie sociale (AVS), appelées « tierces personnes ». Dans la maison de Floirac, deux tierces personnes sont ainsi présentes en permanence le matin à partir de 7 heures, et trois l'après-midi. Un veilleur de nuit passe après 21 heures « Lorsque la première tierce personne arrive à 7 heures, Christine est déjà debout, explique Corinne Richard. On l'aide à se doucher, puis on l'emmène à l'ESAT. Martine se lève seule, se prépare le petit déjeuner et s'habille pour aller au CAJ. Nous devons réveiller Jacques et Katia, car ils n'ont pas la notion du temps. »
En 2000, les employés étaient salariés par les familles, et l'association TCA n'était que mandataire. A partir de 2003, TCA a pu employer directement son personnel. Aujourd'hui, pour éviter au maximum le turn-over, elle propose presque uniquement des temps pleins . « Il est très difficile de recruter du personnel formé, explique Alain Larribau, directeur de service à TCA Bordeaux. Les AVS titulaires du diplôme sont souvent des aides à domicile pour les personnes âgées. Leur formation ne comprend que trente heures de cours sur le handicap. Cela oblige à former en interne. Nous consacrons un budget très important à la formation du personnel que nous recrutons. La formation est ciblée en fonction de l'ancienneté des salariés, des configurations d'assistance, de la nature spécifique du handicap. »
Les tierces personnes sont recrutées, avec ou sans diplôme, sur leurs dispositions personnelles, leur posture relationnelle et leur capacité à communiquer avec le blessé. La formation initiale pratique est assurée sous la forme d'un tutorat (les tuteurs étant souvent les référents maison). A Floirac, Corinne Richard, 45 ans, titulaire d'un DEUG de psychologie, a eu Hervé Delmas comme tuteur. Référente depuis 2006, elle fait fonction de tutrice auprès d'Alexandra Martin, 34 ans, entrée à TCA en contrat de formation en janvier 2008, après onze ans dans la restauration et des interventions en maisons de retraite. Sylvie Moreno, 45 ans, est arrivée en novembre 2008, après avoir travaillé dans le spectacle et accompagné bénévolement des enfants en fin de vie. Elle a bénéficié d'une formation initiale de plusieurs jours sur le travail de tierce personne et les spécificités du handicap. Elle suivra bientôt, avec l'équipe, neuf jours de spécialisation à l'assistance et à l'accompagnement des traumatisés crâniens GOS 2-3 en milieu ordinaire.
Bien que travaillant dans un cadre « familial », les tierces personnes s'appuient sur le travail en équipe. Tous les quinze jours, l'équipe se réunit pour aborder les problèmes rencontrés avec les blessés, échanger des informations. L'ergothérapeute référent et le coordinateur de TCA y assistent parfois. Un cahier de transmission et un agenda pour les rendez-vous journaliers sont tenus scrupuleusement. La référente, Corinne Richard, assume le rôle de médiatrice entre les familles, tuteurs et curateurs, d'une part, et les blessés, d'autre part. Elle fait également le lien avec l'ergothérapeute et gère les comptes de la maison ainsi que ceux des blessés.
Les tierces personnes intervenant dans les maisons des quatre disent apprécier la qualité du travail et de la relation avec les personnes dont elles s'occupent. « J'ai exercé la fonction d'aide-soignante en maison de retraite, et c'était un peu l'usine, témoigne Alexandra Martin. Nous n'avions pas le temps d'avoir de contact humain. Ici, on leur donne une vie normale. C'est très enrichissant, même si c'est parfois un peu dur psychologiquement... » « C'est un cadre de travail idéal pour les aider, complète Sylvie Moreno. Mais on ne peut pas faire ce job à moitié. Il faut gérer les crises et les aider à les surmonter. On peut être parfois une copine, une confidente... » Pendant notre discussion, Christine, l'une des résidentes, se fait un énorme sandwich à la chantilly et part le manger dans sa chambre. « Christine ne se contrôle en rien, glisse Sylvie, pour la nourriture comme pour les cigarettes. On doit la limiter. Parfois, on est donc vues comme des casse-pieds, des tyrans. Mais ça les rassure. C'est d'ailleurs l'une de nos missions, validée avec l'ergothérapeute et le tuteur dans le projet de vie. »
Pour Rodolphe Peter, le bilan est aujourd'hui très satisfaisant. « Nous avons inventé un service d'aide humaine taillé sur mesure pour les traumatisés crâniens, utilisable dans tous les types de situations, maison familiale ou individuelle », s'enorgueillit-il. Avec l'avantage de pouvoir répondre précisément aux besoins des blessés et de leurs familles lorsqu'ils ont épuisé les autres services et sont confrontés à un manque de compétences spécifiques. Une dynamique de spécialisation d'ailleurs rendue indispensable par l'instauration de la prestation de compensation du handicap.
« Le nombre au niveau national de traumatisés crâniens en phase séquellaire qui pourraient bénéficier de maisons familiales est d'environ 3 000 à 5 000 personnes par an », avance Bernard Sauvignet, qui accompagne le déploiement du concept des maisons familiales chez Covéa AIS. Le groupement d'assureurs (MAAF, GMF et MMA) a missionné l'ADAMS pour déployer 42 maisons d'ici à 2011. Il bénéficie ainsi d'une place réservée dans chaque maison qu'il a créée et financée, et garde pendant dix ans une priorité d'accès pour les maisons réalisées par d'autres bailleurs sociaux. Les conditions nécessaires pour la création de nouvelles maisons des quatre sont la présence d'une association de familles de traumatisés crâniens (AFTC) motivée, d'acteurs médico-sociaux mobilisables (foyers, équipes mobiles) et de tutelles (DDASS, conseil général) favorables au concept. C'est le cas dans plusieurs départements. Une troisième maison doit ainsi être créée à Chartres en 2009, et une quatrième en 2010. A Mulhouse, deux maisons ouvriront à la fin de 2009 et une cérébro-lésion assistance (CLA) est en train de voir le jour, modélisée par ADAMS, avec trois pôles (AVC, traumatisés crâniens et grande dépendance). A Aix-en-Provence, un service TCA 13 indépendant a été créé et une deuxième maison ouvrira courant 2010. A Strasbourg, une maison est ouverte et deux autres suivront d'ici à 2010. Au Mans, deux maisons devraient ouvrir à la mi-2010. Elles seront accompagnées par un TCA 28, unité dédiée aux cérébro-lésés créée à partir d'une structure existante, qui sera rattachée à TCA Bordeaux.
Mais le modèle ne se limite pas aux traumatisés crâniens. « Nous avons confié à ADAMS la mission d'explorer la faisabilité du dispositif des maisons familiales auprès d'autres populations (handicapés mentaux, IMC, etc.), explique Bernard Sauvignet. Il faut un dispositif propre à chaque type de handicap, mais le support, le développement et l'audit peuvent être mutualisés, voire le dispositif d'aides humaines, s'il met en place des pôles spécialisés. »
(1) Le prénom a été modifié à la demande du tuteur de la personne.
(2) La gravité de leurs séquelles de traumatisme crânien est classée GOS 2-3 sur l'« échelle de sortie de Glasgow », qui compte cinq degrés. GOS 2-3 signifie des séquelles importantes mais plus ou moins compatibles avec le milieu ordinaire. Tandis que GOS 4 correspond à des personnes très dépendantes avec peu de capacités relationnelles.