«Fin mars, plus de 1 500 personnes se sont rendues aux «assises de la protection de l'enfance», à Lyon (1), pour faire le bilan de la mise en oeuvre de la loi rénovant la protection de l'enfance. Ce bilan a été largement positif, face à la mobilisation des acteurs qui avaient contribué à l'élaboration de cette loi et à leur volonté de continuer ensemble le travail pour l'améliorer. Quasiment au même moment (le 12 mars), le Conseil national des villes (CNV) adoptait un avis sur la mise en oeuvre de la loi relative à la prévention de la délinquance. Constatant »l'absence quasi systématique de mise en oeuvre de cette loi», cette instance dresse un bilan très contrasté (2). Comment en est-on arrivé là ?
Nées le même jour (le 5 mars 2007), ces deux lois sont des fausses jumelles. Alors qu'elles avaient comme point commun de s'intéresser à l'enfance, leurs histoires parallèles sont inscrites depuis le début dans des dynamiques politiques contraires. Et deux ans après, l'écart continue de s'accentuer. On peut se demander jusqu'où ? Et surtout, il faut s'interroger sur les tensions que ce décalage opère sur les institutions, les travailleurs sociaux et les jeunes concernés par ces deux lois à la fois.
Adoptés en même temps au Parlement, les deux textes y sont parvenus après des parcours différents. Et leur histoire continue de marquer leur évolution respective. La loi rénovant la protection de l'enfance a connu un lent processus de maturation rapprochant un ensemble d'acteurs qui incluait aussi bien les conseils généraux que le secteur associatif et les services de l'Etat. C'est-à-dire tous ceux qui se sont retrouvés à Lyon pour mesurer le chemin parcouru en deux ans. Ayant bénéficié de ce long mouvement de préparation et de négociation, cette loi était attendue et souhaitée. Les acteurs ont assimilé sans peine ce texte inscrit dans une forme de continuité avec leurs pratiques et leur réflexion et ont le sentiment de progresser avec lui.
De son côté, la loi relative à la prévention de la délinquance était une première du genre. Bien sûr, on disposait depuis longtemps de mesures concernant la prévention et la lutte contre la délinquance, mais il n'existait pas de loi générale sur ce sujet. Alors que, dans le cas de la première loi, on cherchait à rénover, dans celui de la seconde on cherchait à innover. Portée par le puissant volontarisme politique de l'Etat central, sa conception s'effectue sur une période plus courte. En s'appuyant sur le constat de la régulière montée de la délinquance des mineurs, elle s'est nourrie aussi bien de la remise en cause de l'ordonnance de 1945, de la critique du laxisme des juges des enfants, de la stigmatisation de la démission parentale, d'une contestation des pratiques des travailleurs sociaux jugées trop peu contributives à l'effort de sécurité. Il faut reconnaître que l'idée courait depuis longtemps, aussi bien à gauche qu'à droite, de la nécessité d'introduire un changement dans l'approche de la délinquance des jeunes. Bref cette loi est produite dans un esprit de rupture qui l'a placée en position de discontinuité avec les principaux acteurs du secteur : juges des enfants, travailleurs sociaux, associations habilitées, mais également - et on ne l'a pas perçu tout de suite - avec les collectivités locales. Le CNV s'en fait maintenant l'écho lorsqu'il tient à «préciser», sur le ton du reproche, que la loi a voulu «régler par de nouvelles préconisations des questions déjà abordées et pour lesquelles des solutions étaient déjà en place, des réponses existaient». Si la loi relative à la prévention de la délinquance a dans un premier temps été redoutée, elle est maintenant délaissée par des acteurs qu'elle a débordés et qui ne se l'approprient pas.
Curieusement, le degré de mise en oeuvre des deux lois est inversement proportionnel à leur place dans le débat politique, où les questions concernant la délinquance bénéficient d'un fort effet d'écho aussi bien au niveau national que local, tandis que les questions concernant la protection de l'enfance sortent peu du cercle des spécialistes. L'utilisation des chiffres dans le débat public le montre bien. Alors que les chiffres de la délinquance (201 000 mineurs mis en cause en 2007, source INHES-Observatoire national de la délinquance) font l'objet d'une surpolitisation à grands renforts de querelles scientifiques et médiatiques sur les soupçons de «bidouillages» et de manipulations idéologiques, les chiffres de la protection de l'enfance restent dans une relative discrétion. Les 260 000 enfants de moins de 18 ans bénéficiant d'au moins une mesure en 2007 (source : Observatoire national de l'enfance en danger) ne font pas l'objet de débats contradictoires, encore moins de polémiques, on est proche de la sous-politisation.
Si l'on pousse plus loin l'analyse, on voit que l'orientation de ces deux lois et la place qu'elles occupent sur l'agenda politique mettent en évidence le clivage qui s'est installé dans la société française entre la figure de l'enfant en danger et celle de l'enfant dangereux. Par glissement progressif de la pensée, la puissance publique les considère aujourd'hui comme deux entités de nature différente, objets de lois contradictoires, alors qu'elles sont le plus souvent, dans la vie, les deux faces d'un seul et même sujet.
Il nous faut parvenir à exorciser la représentation de l'enfant dangereux qui intoxique les représentations dominantes et l'approche législative de l'enfance à problèmes. La tâche n'est pas aisée comme on le voit aussi à travers l'évolution du langage. En effet, le terme «enfant» disparaît du vocabulaire de la justice qui lui a substitué celle, plus administrative, de «mineur». Si les choses et les gens sont transformés par le nom qu'on leur donne, alors cette appellation désincarne encore plus les sujets fragiles au moment où il faudrait au contraire les humaniser davantage. A 16 ans, aujourd'hui, le même individu sera considéré non seulement comme «enfant» s'il est situé dans le champ de la protection de l'enfance ou «mineur» s'il est placé dans le champ de la justice, mais aussi comme «élève» s'il est inscrit dans le champ de l'éducation nationale ou enfin comme «jeune» s'il se trouve dans le champ des politiques d'insertion et de la jeunesse. Il devient urgent de redonner, par le haut, une cohérence d'ensemble à ces approches et de cesser, comme si l'on n'y pouvait rien, de mettre ainsi la jeunesse en miettes. »
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(1) Organisées par le Journal de l'action sociale et le conseil général du Rhône.