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La force du groupe

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En France, les communautés thérapeutiques sont encore rares. Pourtant, en se fondant sur la dynamique de groupe, elles proposent aux toxicomanes une méthode pertinente pour sortir de l'addiction. Reportage au sein de la communauté de Brantôme, en Dordogne, ouverte depuis 2007.

«C'est quoi, ces sorties où on ne peut pas dépenser d'argent ? », bougonne Pierre G. (1), 48 ans, l'un des résidents de la communauté thérapeutique de Brantôme, en Dordogne(2). Installés en cercle dans l'une des vastes pièces de l'ancienne demeure périgourdine qui abrite l'établissement, ses voisins énoncent chacun à leur tour les activités qu'ils ont prévues pour le week-end à venir : ballade à vélo, tour en ville, sortie au cinéma, visionnage de DVD... Deux éducatrices prennent des notes, font des suggestions et rappellent les règles : pour Pierre, par exemple, qui a « rechuté » récemment et consommé de la cocaïne à l'extérieur, les sorties ne sont pas autorisées sans la présence d'un résident plus ancien ou d'un éducateur. Et, à l'instar des autres, il ne peut retirer de l'argent qu'une fois par semaine.

Première étape : l'abstinence

La communauté thérapeutique de Brantôme a été créée en juillet 2007 par l'association Aurore, grâce à un financement global de l'assurance maladie. Elle est installée dans un domaine de 10 hectares - la Maison d'André Le Gorrec - mis à disposition par la Fondation de France. Son objectif est, d'abord, de parvenir à une abstinence de consommation de substances psychoactives, en s'appuyant sur la dynamique du groupe, une organisation structurée du temps et un travail thérapeutique centré sur la verbalisation des émotions. Cette structure vise aussi à préparer la réinsertion sociale des bénéficiaires. « En 2005, nous avons eu connaissance d'un appel à projet de la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) pour la création à titre expérimental de quatre communautés thérapeutiques, résume François Hervé, responsable du pôle « addictions » de l'association Aurore, psychologue de formation et directeur de la communauté. C'était l'occasion de développer une activité en complément de celles que nous menions déjà dans ce secteur. » Les communautés thérapeutiques sont en effet inscrites dans le plan gouvernemental de lutte contre les drogues illicites, le tabac et l'alcool 2004-2008. Ce type d'établissement demeure rare dans l'Hexagone, où l'on n'en comptait que quatre avant l'ouverture de celui de Brantôme(3). « Jusqu'à présent, la France est restée sur l'expérience négative du Patriarche et ses dérives violentes, voire sectaires, précise François Hervé. Mais de nombreuses communautés de ce type fonctionnent à l'étranger, et cela représente une offre de soins alternative au modèle fondé sur la prise en charge individuelle qui prédomine chez nous. »

L'un des éléments clés des communautés réside dans le parcours de soins proposé, dont la durée pourra s'étaler de douze à vingt-quatre mois. A Brantôme, ce parcours chemine au travers de quatre phases, depuis l'accueil jusqu'à l'insertion socioprofessionnelle. Compte tenu de la jeunesse de la communauté, peu de résidents sont actuellement parvenus à ce terme. Chacune des phases est définie par des objectifs à atteindre et un niveau d'autonomie différent. Ainsi, lors de la première phase, aucune sortie n'est possible, et les dépenses personnelles sont gérées par l'équipe éducative. Le résident doit apprendre à s'intégrer au groupe, respecter les lieux et les personnes et s'adapter au fonctionnement de la communauté. La phase suivante autorise les sorties accompagnées par un éducateur ou un résident déjà parvenu à la phase 3 ou 4 du processus. Les sorties en autonomie (plusieurs jours hors de la communauté) sont réservées aux résidents en phases 3 et 4. Ces derniers doivent élaborer leur projet d'insertion via la recherche d'un logement, l'obtention du permis de conduire, la réalisation de stages ou de formations, etc.

Les premiers patients ont intégré la communauté à la fin de 2007, orientés par des centres spécialisés en addictologie. Tous sont des polyconsommateurs (alcool, opiacés, cocaïne/crack, médicaments...) ayant déjà engagé de multiples tentatives de sevrage. L'une des spécificités de la communauté périgourdine est de réserver au minimum la moitié de ses places à des personnes provenant de la région parisienne. Leur recrutement s'effectue donc sur dossier et après entretien téléphonique avec le demandeur et l'établissement d'origine. « Nous sommes à distance, alors nous misons sur la confiance avec l'équipe d'origine pour que le passage par la communauté soit cohérent avec le parcours de la personne », précise François Hervé. Dans les premiers temps, la communauté a essuyé quelques revers : « Nous avons d'abord récupéré les échecs thérapeutiques ou des personnes présentant d'importantes comorbidités psychiatriques, se souvient François Hervé. Beaucoup sont également venus en pensant qu'ils allaient pouvoir se reposer tranquillement... » D'où les nombreux départs qui ont émaillé les tout premiers mois d'activité du site. « Puis nous avons appris à mieux faire connaître notre spécificité, précise le directeur de la communauté. Ces départs ultraprécoces deviennent moins fréquents. »

Occuper tout le temps libre

Au total, 39 personnes ont séjourné à la Maison d'André Le Gorrec en 2008, dont 11 femmes - un ratio qui recoupe celui des hébergements pour toxicomanes en général. Les résidents sont âgés en moyenne de 37 ans. La capacité actuelle est d'environ 20 résidents. Elle devrait monter à un total de 35 personnes d'ici à la fin de 2009, lorsque les chalets qui complètent le site auront été aménagés. La communauté se prépare également à accueillir des femmes avec enfants. « C'est dans notre projet d'établissement, et nous recevons régulièrement des demandes à ce propos, précise François Hervé. Mais nous devons préalablement tisser des liens solides avec la protection de l'enfance. »

Loin d'être une mise au vert, la communauté affiche un emploi du temps rythmé par de multiples activités, animées par les travailleurs sociaux(4). « Chaque espace de la journée doit être occupé, depuis le lever jusqu'au coucher. D'ailleurs, les résidents eux-mêmes sont demandeurs d'une organisation », explique Philippe Van Mele, chef de service éducateur. « Avec la toxicomanie, ils ont souvent perdu tout repère, précise Jean-Loup Vallette, directeur adjoint de l'établissement. Même le temps libre, il faut leur apprendre à l'occuper. » Les groupes de parole ou d'échanges occupent une grande place dans l'agenda. Chaque semaine commence ainsi par un retour en groupe sur les activités du week-end, puis par la réunion « objectifs », où chacun se fixe un but : se remettre au jogging pour Sofiane T., reprendre les cours de gym pour Juliana C., entreprendre des démarches auprès de Pôle emploi pour Nacer H., etc. En outre, quatre fois par semaine, durant une heure, Jennifer Martin, psychologue à temps plein sur le site, anime le groupe de parole, parfois assistée d'un éducateur : « Il s'agit de favoriser les interactions, l'expression des émotions, éventuellement de cadrer les règles de l'échange. Mais l'outil thérapeutique majeur, c'est le groupe des résidents entre eux », explique la psychologue, qui reçoit aussi individuellement. A l'issue du groupe de parole, les résidents se séparent en trois ateliers : cuisine, menuiserie ou espaces verts. « L'objectif est d'apprendre à se mettre en action, à valoriser la création. C'est très important pour l'estime de soi », affirme François Hervé.

Après un temps de pause, la cloche sonne l'heure du repas, pris dans l'une des deux granges réhabilitées du site. Dans le réfectoire, chacun se sert de la macédoine de légumes préparée par l'atelier cuisine. L'équipe éducative et les résidents sont installés autour de tables en bois clair. Là aussi, il faut respecter les règles. « Il est 12 h 45, on reste à table jusqu'à 13 h 15 », lance Dominique Jousset, éducatrice. Le minimum requis pour des résidents qui, sinon, se lèveraient au bout de dix minutes, leur assiette à peine terminée. Théo M., installé en face de l'un des deux moniteurs-éducateurs, en profite pour lui parler de cinéma. « J'ai bien essayé de passer un Kurosawa dans une soirée DVD, mais un film en noir et blanc sous-titré, ça ne passe pas, regrette-t-il. C'est aussi ça, la communauté, il faut faire des concessions. » Puis vient le retour en atelier jusqu'à 16 h 30. Ensuite, hormis le mardi - jour de réunion de préparation du week-end -, les résidents profitent de leur temps libre, participent à l'atelier théâtre hebdomadaire, aident à la préparation du dîner ou partent faire leurs courses personnelles de la semaine.

Réapprendre à gérer l'argent

Ce soir, Juliana, Nacer, Sofiane et Karim S. grimpent dans la camionnette, direction le supermarché. Sophie Engel, l'une des cinq éducatrices, est au volant. Le circuit est bien rôdé : arrêt au distributeur automatique, où chacun retire de l'argent sur son compte, emplettes rapides dans la grande surface - surtout des confiseries, des biscuits et des boissons sans alcool ni excitants -, puis passage au bureau de tabac. Entre les rayons du supermarché, Karim fait montre d'une incroyable rapidité. Nacer, lui, déjà en phase 4 du parcours, empile dans son sac soda, jus de fruits, chips et barres chocolatées. « J'ai pris 15 kilos en quatre mois, explique-t-il, penaud. Alors je n'achète plus de fraises Tagada et deux fois moins de paquets de tuiles salées... » Sophie Engel, de son côté, assure le réapprovisionnement de la communauté. « Chacun doit réfléchir à ses achats à l'avance, il n'y a qu'une sortie courses par semaine, explique Philippe Van Mele. Et les résidents doivent réapprendre à gérer l'argent, cela fait partie du travail qu'ils ont à faire avec leur éducateur référent et avec notre CESF. » La moitié du public accueilli est bénéficiaire du RMI, un quart reçoivent des indemnités journalières d'arrêt maladie, et 17 % perçoivent l'allocation aux adultes handicapés. Seuls 3 % sont strictement sans ressources. L'argent est de toute façon interdit dans les murs de la communauté, et tous les portefeuilles des résidents sont gardés sous clé dans le bureau des éducateurs. Quelques billets en poche sont en effet considérés comme une possible incitation à la consommation. « C'est pourquoi nous surveillons les retraits d'argent au guichet automatique et contrôlons les tickets de caisse », explique Sophie Engel.

En cette fin d'après-midi, Théo, 36 ans, est pour sa part resté à la communauté. Il doit rédiger son projet de sortie. L'écrit est fréquemment utilisé dans le processus thérapeutique. Ainsi, à son arrivée, chacun doit rédiger une « présentation de soi », par le biais d'un questionnaire de huit pages : description des relations familiales, influence de la consommation de drogues... « C'est important de poser les choses sur le papier, cela permet de mieux réfléchir, de saisir certains détails que le résident n'aurait pas appréhendé autrement », explique Dominique Jousset, éducatrice. De même, pour chaque sortie de plus d'une journée, un projet écrit devra indiquer les activités et les moyens de transport envisagés, le lieu d'hébergement, etc. Un plan B doit également être prévu pour le cas où la visite prévue ne pourrait finalement pas se réaliser. « Si nous savons que la personne est encore dans une certaine fragilité par rapport à la consommation de stupéfiants, nous refusons ou repoussons la sortie », explique Hélène Fantin, éducatrice. Pour Théo, le prochain voyage devrait lui permettre d'assister au mariage de son père, en Normandie. « Il y aura de l'alcool, mais j'ai déjà fait plusieurs sorties en toute abstinence et puis, avec la présence de mes frères, cela devrait aller. »

L'abstinence reste néanmoins un équilibre toujours fragile. En 2008, près de la moitié des résidents bénéficiaient d'une substitution buprénorphine ou méthadone, mise en place avant leur arrivée. « Nous n'avons pas le plateau technique qui permettrait de prendre en charge un sevrage », précise Maud Hervé, l'infirmière. Pas de médecin non plus sur le site, mais deux conventions ont été passées, l'une avec un généraliste de Brantôme, l'autre avec un addictologue de Périgueux, présent deux heures par semaine. « Les résidents parviennent rapidement à s'abstenir dans le cadre de la communauté, note François Hervé. La difficulté est ensuite de maintenir cet acquis lorsqu'ils partent en séjour extérieur. » A ces occasions, les rechutes ne sont pas rares, et sont même considérées comme faisant partie du processus de soin. « L'essentiel est qu'ils en parlent, explique l'infirmière. On pourra aider à analyser la situation, voir ce qui a provoqué la rechute. » Et pour ceux qui ne joueraient pas le jeu, des tests urinaires, pratiqués à chaque retour de séjour à l'extérieur, ont été mis en place.

Car la règle est rigoureuse : toute faute est sanctionnée par le conseil de maison. Créé en juillet 2008, celui-ci se réunit tous les quinze jours afin d'impliquer davantage les résidents dans le fonctionnement de la communauté. Composé de deux professionnels et de deux résidents choisis parmi les plus anciens, il doit statuer sur les sanctions visant ceux qui ne respectent pas le règlement. La personne mise en cause est présente et assistée par un « avocat » qu'elle choisit parmi les éducateurs ou les autres résidents. « Cela a permis de modérer certaines sanctions, souligne Philippe Van Mele. Ainsi, fumer dans sa chambre était initialement passible d'une exclusion définitive. Après discussion, il a finalement été décidé de se contenter d'une exclusion temporaire. » En demande d'un cadre, les résidents ont eux-mêmes participé à l'élaboration de l'échelle globale des sanctions, qui va du simple rappel à la règle (lors d'un manquement à l'entretien des locaux, d'une absence aux réunions obligatoires...) jusqu'à l'exclusion immédiate (en cas de consommation illicite sur le site ou de violence physique). Reste que, du côté de l'équipe, ces rappels réguliers à la règle ne sont pas toujours faciles à vivre. « Quand je suis arrivée, j'ai eu du mal avec ce cadre très strict, car ce sont des adultes, explique Hélène Fantin, éducatrice. Mais compter leurs coups de téléphone - ils n'ont droit qu'à deux appels personnels par semaine -, vérifier les retraits d'argent au guichet, fermer le bureau à clé systématiquement, fouiller les bagages en retour de week-end... au fil du temps, cela prend du sens, c'est aidant et, si nous ne le faisons pas, ils nous rappellent à l'ordre. »

D'autres mesures ont été prises pour encourager la responsabilisation. Ainsi, à tour de rôle, tous les résidents exercent, en binôme, la fonction de coordinateurs durant quinze jours. La mission : assurer le réveil le matin, fermer les chambres à clé pendant les groupes et les ateliers, diffuser le programme de la journée, rappeler à chacun ses rendez-vous avec son éducateur référent ou la psychologue... Quant aux conseillers encadrants, les plus avancés dans le cheminement, ils profitent de plus de liberté - accès au téléphone presque sans restriction, possibilité de sortie en ville deux soirs par semaine, dépenses non limitées. Ils sont aussi responsables de l'accompagnement des sorties de résidents plus récemment installés et encadrent les nouveaux arrivants.

La réinsertion critique

Parmi ces anciens, Juliana, Nacer et Malika F. seront les prochains à partir, même si aucune date n'est arrêtée. Chacun cherche un logement, de préférence dans la région. « Retourner à Paris, pour moi, c'est trop de tentations », précise Nacer. Pour mieux organiser les départs, l'équipe est en train de recenser tous les dispositifs avec lesquels elle pourrait travailler : ateliers ou chantiers de réinsertion, centres d'hébergement et de réinsertion sociale, maison relais... « Mais, pour beaucoup de nos résidents, la réinsertion ne sera pas forcément professionnelle, précise François Hervé. Certains, à 40 ans, n'ont jamais travaillé. Il serait difficile d'envisager une entrée dans la vie active dans le contexte actuel. » Côté logement, la communauté devrait bientôt bénéficier de quatre appartements situés en ville afin que des résidents puissent s'essayer à une plus grande autonomie. Mais les sorties du dispositif posent encore problème. « Au bout de six mois environ, nous avons beaucoup de demandes, poursuit François Hervé. Les personnes se sentent bien et pensent pouvoir repartir. Mais à ce stade, elles présument encore trop souvent de leur capacité à gérer le quotidien... »

Les statistiques de cette première année de fonctionnement n'autorisent cependant pas encore une mesure de l'efficacité de la prise en charge. Quant à l'équipe, elle doit continuer à se former. « Nous avons suivi des formations mises en place par la MILDT et l'Association nationale des intervenants en toxicomanie et addictologie (Anitea), et nous continuons à effectuer des stages, notamment dans les communautés thérapeutiques belges », précise le directeur. Peut-être l'évaluation du projet (5), imposée par le cahier des charges, aidera-t-elle aussi à affiner cette prise en charge originale proposée par la communauté thérapeutique.

Notes

(1) Les prénoms ont été changés.

(2) Communauté thérapeutique de Brantôme : Maison d'André Le Gorrec - Le Grand Bost - 24310 Brantôme - Tél. 05 53 35 10 03 - gdbost.t@wanadoo.fr

(3) Trois établissements sont gérés par SOS drogue international, dont deux situés dans le sud de la France - Mas Saint-Gilles (Gard) et Val d'Adour (Hautes-Pyrénées) - et un en Guyane. Le quatrième, géré par le Service d'accueil des toxicomanes (SATO), est implanté dans l'Oise. Un cinquième a ouvert depuis en Gironde et deux autres devraient voir le jour dans le Nord et le Val-d'Oise.

(4) L'équipe comprend, en équivalent temps plein, 5 postes d'éducateurs spécialisés, 2 de moniteurs-éducateurs, 3 de moniteurs d'atelier, 2,5 de veilleurs de nuit, plus une psychologue, une CESF, une infirmière, un directeur, un directeur adjoint, un chef de service et une secrétaire, le cahier des charges exigeant un encadrant pour deux résidents.

(5) Le cahier des charges impose notamment un dispositif d'évaluation des projets.

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