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« La misère rurale, oubliée du débat public »

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Alors que la crise bat son plein, la pauvreté rurale reste négligée et mal connue. Les campagnes sont pourtant frappées, elles aussi, par le chômage et l'exclusion (1). Qui sont les exclus en milieu rural, et comment les travailleurs sociaux interviennent-ils ? L'analyse du sociologue Alexandre Pagès, qui a enquêté sur le terrain pendant deux ans.

On a coutume de dire que la misère est plus supportable à la campagne. Est-il vraiment plus facile d'être pauvre en milieu rural ?

Non, c'est même l'inverse. Le logement est aussi cher, parce qu'il faut l'entretenir et que les surfaces sont plus importantes. Ce qui compte sur le plan du chauffage. Quand on a peu de ressources, il faut constamment trouver des moyens de survie, par exemple en allant couper son bois. Tant qu'on est jeune, ça va. Mais dès que l'on commence à vieillir, cela devient beaucoup plus difficile. Un autre paramètre à prendre en compte est le coût des transports. Pour travailler en milieu rural, il faut pouvoir se déplacer. Ce qui implique d'avoir une ou deux voitures et de pouvoir payer l'essence. Cela grève énormément le budget des ménages. Et quand le chômage s'installe, la voiture finit par être vendue. Ce qui ne facilite évidemment pas la recherche et la reprise d'un emploi.

En quoi l'exclusion en milieu rural se distingue-t-elle de celle que l'on connaît en milieu urbain ?

En milieu rural, les processus d'exclusion se trouvent surtout caractérisés par l'isolement géographique lié à la dispersion de l'habitat, et par le fait que ces personnes ont tendance à se replier sur un univers domestique restreint. Ce qui entraîne qu'elles ne sont pas faciles à repérer, à dénombrer, mais aussi à aider. La différence avec la ville réside vraiment dans cette moindre visibilité des personnes les plus en difficulté. Et puis la composition de la population en voie d'exclusion se révèle différente de celle que l'on trouve en milieu urbain.

Justement, quelles sont les catégories sociales les plus touchées ?

On note d'abord les publics traditionnels souffrant de handicap ou de dépendance. Les difficultés les plus importantes, je les ai observées chez ces personnes. Certaines vivent dans des conditions difficilement imaginables, dans des logements ne possédant ni sanitaire ni chauffage, avec des problèmes qui se posent de façon aiguë lorsqu'elles vieillissent. Il faut hélas souvent attendre que ces personnes atteignent l'âge de la retraite et que leur état de santé se dégrade pour envisager une solution, tel un placement en maison de retraite. On trouve aussi, dans une proportion un peu moindre, des jeunes couples et des familles monoparentales. En milieu rural, la situation de monoparentalité est liée aussi fréquemment à un veuvage qu'à une séparation conjugale. Les néoruraux sont une autre figure de la pauvreté. A partir des années 1970, ils sont arrivés en masse dans l'arrière-pays méditerranéen et dans d'autres zones géographiques. Ils se retrouvaient en général autour des idées de nature, d'artisanat, d'art, d'agriculture respectueuse de l'environnement... Ils pensaient s'en sortir, mais cela n'a pas toujours été le cas. Plus récemment, on a vu arriver des chômeurs et des allocataires du RMI qui espéraient mieux s'en sortir à la campagne. En effet, voilà une dizaine d'années, le prix du foncier permettait d'acquérir assez aisément une maison sans confort. Les municipalités de certains villages se réjouissaient de leur arrivée, car cela pouvait aider à conserver une école et à renouveler une population déclinante. Mais, bien souvent, ces personnes n'ont pas trouvé de travail à proximité. Enfin, un certain nombre de personnes vivent dans des baraquements ou des cabanons, et des routards sont parfois hébergés chez l'habitant contre services rendus.

Le monde agricole est-il, lui aussi, affecté par la pauvreté ?

Il y a bien sûr des exploitants en difficulté. Mais, en réalité, chez les agriculteurs, on rencontre surtout de la précarité, car ils ne savent pas de quoi demain va être fait. La profession est traversée de doutes, et cette instabilité chronique se répercute sur l'état de bien-être des personnes. Et puis c'est un monde marqué par la dureté des conditions de travail. Mais de là à dire que ces personnes vivent dans la misère, il y a un grand pas... Les conditions de vie du monde agricole se sont tout de même améliorées, notamment en ce qui concerne le logement, même s'il reste une frange de petits agriculteurs et d'éleveurs qui vivent avec le strict minimum. En réalité, dans le monde agricole, les personnes pauvres se rencontrent surtout chez les retraités et les ouvriers agricoles vieillissants qui, souvent, vivent seuls et sont en mauvais état de santé. Selon les régions, il s'agit fréquemment de travailleurs immigrés venus du Maghreb, des ex-pays de l'Est ou de gens du voyage sédentarisés. J'ai également rencontré chez ces ouvriers agricoles beaucoup de personnes issues de l'assistance publique qui, du fait de l'absence de liens familiaux, n'ont pu accéder à la terre et s'installer. Ils ne disposaient pas du patrimoine nécessaire.

La pauvreté en milieu rural connaît-elle un essor ?

Je dirai qu'elle est restée à peu près stable ces dernières années, même s'il est difficile de l'évaluer, car ces populations sont un peu les oubliées du débat public. La question de la pauvreté en milieu rural n'a jamais vraiment fait l'objet d'une réflexion politique. Et les comparaisons chiffrées avec la ville n'apparaissent pas nécessairement pertinentes. Les revenus fiscaux sont, en moyenne, plus faibles à la campagne qu'en ville. L'analyse du taux de pauvreté ne semble pas non plus très probante. Une revalorisation des pensions pour les personnes handicapées et du minimum vieillesse a été appliquée au début des années 2000, et beaucoup de personnes qui étaient considérées comme pauvres sont alors passées au-dessus du seuil de pauvreté, sans que leur situation ait vraiment changé. Quant aux agriculteurs, même si l'on sait qu'un sur deux déclare des revenus inférieurs au SMIC, il est très difficile d'évaluer leurs ressources réelles, notamment en raison du système très complexe d'aides et de subventions. Il faut donc utiliser d'autres indices, tels que le niveau de confort des logements ou l'analyse des paniers de biens.

En quoi la crise actuelle pèse-t-elle sur ce milieu ?

Elle pèse de manière localisée, lorsqu'une usine ferme. Beaucoup de ruraux travaillent dans des industries locales. Dans certains territoires, on avait en effet stoppé l'exode rural en installant ces usines qui bénéficiaient d'un coût de la main-d'oeuvre moins élevé qu'en ville. Mais, aujourd'hui, il suffit que l'usine disparaisse pour que les salariés se retrouvent sans emploi et sans possibilité d'en retrouver. Lorsque Moulinex a mis la clé sous la porte, des dizaines d'ouvrières des campagnes normandes se sont ainsi retrouvées sans travail. Cette situation crée des poches de pauvreté. Dans le monde agricole, des crises cycliques se sont toujours produites, comme celle du prix du lait en ce moment. Il existe cependant un problème de fond pour ce qui est de l'élevage. Les prix des animaux n'ont en effet guère augmenté depuis des années. Les régions d'élevage sont donc très touchées.

Quelles sont les spécificités de l'intervention sociale dans les campagnes ?

Les visites à domicile constituent un outil essentiel. Un peu comme pour les médecins de campagne. Mais il est très difficile pour les travailleurs sociaux d'effectuer autant de visites qu'il le faudrait, en raison du nombre important de dossiers qui leur sont confiés. Sur les cantons où j'ai enquêté, environ une personne sur dix était suivie, à un titre ou à un autre, par l'assistante sociale de secteur. Cela représente une masse de travail considérable. Le deuxième axe d'intervention est le travail en partenariat, notamment avec les infirmières de l'aide à domicile et les médecins... Pour que le repérage des situations puisse se faire, il faut éviter les cloisonnements. Malheureusement, les travailleurs sociaux envoyés dans les campagnes sont souvent jeunes, et beaucoup s'en vont au bout de quatre ou cinq ans, juste au moment où ils connaissent bien la population et les différents réseaux.

A quelles difficultés particulières se heurtent les travailleurs sociaux ?

Le problème majeur vient du fait que les gens ne vont pas spontanément demander de l'aide. Je me rappelle le cas d'une dame qui avait droit au RMI, mais qui a attendu six ans avant d'en faire la demande. Franchir la porte de l'assistante sociale est loin d'être facile. A la campagne, les relations sont très personnalisées, et certains ne souhaitent pas risquer de devoir subir le regard de l'autre. Il existe une pression du qu'en-dira-t-on. Il n'est d'ailleurs pas rare que les personnes se rendent à la permanence du village voisin pour ne pas être repérées dans leur propre village. En outre, si quelqu'un se trouve très isolé et que personne ne le pousse à engager une démarche, il risque fort de rester longtemps dans ses difficultés. Il faut donc des intermédiaires, les voisins, les amis, la famille, ou encore le médecin.

REPÈRES

Alexandre Pagès est maître de conférences en sociologie à l'université de Franche-Comté, IUT Carrières sociales. Il a publié La pauvreté en milieu rural (Ed. Presses universitaires du Mirail, 2005) à partir d'une enquête de terrain de deux années dans un département rural. Il travaille également sur la territorialisation des politiques sociales.

Notes

(1) La Commission européenne devait organiser une conférence et présenter une étude sur cette question les 11 et 12 juin à Budapest.

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