Le cabinet du docteur Dominique Seigneur ressemble à celui d'un généraliste comme les autres. Un bureau simple et fonctionnel, posé sur le sol parqueté, supportant l'écran plat d'un ordinateur, deux chaises pour les patients, une table d'auscultation, un pèse-personne, une toise... Il se distingue toutefois par le nombre important de supports iconographiques et de petites structures anatomiques à visée pédagogique. Des dessins d'organes, des schémas expliquant la procréation médicalement assistée, des reproductions d'os de la main ou d'articulations, comme le genou, sont disposés de part et d'autre, rangés dans des pochettes au pied des deux fenêtres qui illuminent la pièce, ou placés à portée de main sur l'armoire jouxtant le bureau. « L'outil de l'image et de l'explication visuelle est primordial. Avec un discours en langue des signes, cela peut aider à faire comprendre aux gens les pathologies dont ils souffrent », commente ce médecin de 65 ans qui dirige l'Unité d'accueil et de soins pour sourds (UASS) de la région Lorraine(1), installée au sein du CHU de Nancy. L'un des 13 services de ce type existant actuellement en France.
L'unité est animée par quatre professionnels : le médecin généraliste, une infirmière, une secrétaire pratiquant la langue des signes française (LSF), ainsi qu'un aide-soignant, lui-même sourd. L'équipe est ponctuellement assistée d'un interprète diplômé, pour des consultations médicales ou médico-légales qui exigent une grande précision linguistique. « A Nancy, un groupe de sourds de la ville est à l'origine de la création de l'unité. Ils voulaient en avoir autant qu'à Paris, où la première consultation pour sourds avait été mise en place en 1995 », raconte Dominique Seigneur. Les activités débutent en novembre 2003 à l'hôpital Central, au coeur de la ville, avec le soutien des praticiens du service ORL. Une demande de financement aboutit auprès du ministère de la Santé, et l'unité se pérennise avec le statut de mission d'intérêt général. « Nous disposons d'une dotation annuelle du ministère qui est envoyée au centre hospitalier, lequel a pour mission de nous la redistribuer », précise le médecin.
Dans les premiers temps, l'activité de l'UASS reste toutefois limitée. « Pendant la première année de fonctionnement, l'unité était un peu isolée. Il a fallu que l'on fasse notre trou, en montrant que l'on avait les mêmes procédures que les autres unités du CHU », se souvient Olivier Cloris, 41 ans, l'aide-soignant sourd qui intervient au sein de l'unité. Pendant les six premiers mois, un médecin pratiquant la LSF fait un aller-retour hebdomadaire depuis Strasbourg, pour une demi-journée de consultation. Puis Dominique Seigneur, dont le cabinet libéral est installé à Laxou, dans la banlieue de Nancy, rejoint l'unité : « J'avais trente ans d'expérience, et l'envie d'accéder à autre chose. Le chef du service ORL cherchait justement un médecin pour l'UASS. Je me suis dit : «Pourquoi pas ?» D'autant qu'avec une nièce qui est sourde profonde, j'étais sensibilisé à cette question-là. » Condition sine qua non : apprendre la LSF. Ce qu'il fait durant cinq ans, à raison de trois heures de cours par semaine pendant les périodes scolaires.
A l'époque, l'arrivée du médecin nancéien facilite l'essor de l'unité, mais tous les problèmes ne sont pas résolus pour autant. « Nous étions limités pour des questions de temps et de locaux, puisque nous n'avions pas d'existence géographique », relate Dominique Seigneur. Les consultations se déroulent alors au cabinet du chef de service ORL, l'UASS étant « hébergée » dans le bureau de la secrétaire, Patricia Gennari, 50 ans. Sans elle et sa collègue infirmière Marie-Christine Henry, 47 ans, l'unité n'aurait sans doute pas vu le jour. « En ORL, nous travaillions sur le dépistage de la surdité et avions demandé, en 1998, une formation en langue des signes pour pouvoir répondre aux patients ou à leurs parents. Nous avons été affectées à l'unité au moment de sa création », explique Patricia Gennari. Pour se développer, l'équipe entend disposer de ses propres locaux. Elle commence de longues recherches pour identifier un local adapté au sein du patrimoine immobilier du CHU. La démarche aboutit en octobre 2008, avec le début des consultations au premier étage d'un vieux bâtiment de l'hôpital Saint-Julien, tout proche de l'hôpital Central. L'UASS y dispose d'une salle d'attente, d'un secrétariat, d'un cabinet de consultation et d'une salle de réunion avec un mobilier de récupération.
Les consultations ont désormais lieu deux fois par semaine, le jeudi après-midi et le vendredi matin. Et leur nombre augmente : 163 en 2007, 204 en 2008, 130 déjà au premier trimestre 2009. Pour les patients, originaires de la région et parfois des départements limitrophes, la consultation est totalement gratuite. Beaucoup d'entre eux ont découvert l'existence de l'UASS par « le bouche-à-oreille », plaisante Dominique Seigneur. Les membres de l'équipe se sont aussi fait connaître auprès des services médicaux et sociaux, au sein du CHU et partout en Lorraine. « Nous pouvons être saisis par un médecin spécialisé parce qu'il a besoin de notre aide, ou travailler en coordination avec le médecin traitant. Les gens viennent parfois nous voir d'eux-mêmes parce qu'ils n'ont pas pu exprimer tout ce qu'ils voulaient dire, ou n'ont pas tout compris lors d'une consultation. Des patients qui ont une simple otite n'ont pas envie de passer une demi-heure à expliquer ce dont ils souffrent », confie le médecin. Pour prendre rendez-vous auprès de l'UASS, les patients sourds utilisent le fax, les courriels et les SMS.
La première des missions de l'UASS consiste à offrir un lieu d'accueil et d'échange pour les patients sourds. L'unité se met à l'écoute des problèmes médicaux, des demandes de soins et des difficultés de compréhension avec le monde des soignants. « Très souvent, les gens viennent au tout début de nos horaires de consultation, même s'ils ont rendez-vous beaucoup plus tard, pour discuter entre eux ou avec nous. La salle d'attente devient un lieu où l'on bavarde », explique Marie-Christine Henry. Chaque membre de l'équipe est identifié par un signe. Pour Marie-Christine Henry, les patients font référence à ses taches de rousseur. Pour Patricia Gennari, ce sont ses longs cils. Quant au docteur, c'est la mèche de cheveux qui domine son front. Patients et professionnels se tutoient, car le vouvoiement n'existe pas en LSF. Cette ambiance décontractée n'exclut en rien la confidentialité nécessaire à une unité médicale. « Et là, il faut faire très attention, parce qu'avec la langue des signes quelqu'un peut tout comprendre d'une conversation à 50 mètres de distance », précise Patricia Gennari. L'UASS a également une mission de sensibilisation dans le domaine de la santé et de la prévention. Elle prend la forme de conférences thématiques en langue des signes, organisées deux fois par an en moyenne pour tenter de combler le déficit d'information dont souffrent les sourds.
Les consultations généralistes du docteur Seigneur sont le coeur de l'activité de l'unité. C'est sur leur base qu'est calculé le montant de la dotation annuelle attribuée par le ministère (environ 140 000 € actuellement). Evidemment, les difficultés de communisation sont la problématique majeure des patients. Et le recours à l'écrit apparaît souvent illusoire. « Il y a 70 à 80 % d'illettrisme, car la démarche de passage du son à un mot écrit n'est pas du tout intuitive pour les sourds, précise Dominique Seigneur. Ils ont les mêmes problèmes que nous, mais en rajoutent d'autres du fait de l'enfermement dans leurs difficultés d'échange. Certains maux sont mal compris, donc mal résolus, ce qui peut entraîner une complexification du dossier médical. L'unité permet une remise à plat très importante pour les patients. » Comme cette patiente qui voulait cesser toute relation avec son médecin ne pratiquant pas la LSF, à la suite d'une confusion entre « coelioscopie » et « coloscopie » dans le cadre d'une opération de la vésicule biliaire. Ou encore ce couple de sourds, engagés dans une démarche de procréation assistée, et plongés dans un grand trouble face à des résultats d'examens qui leur étaient incompréhensibles.
Lors des consultations, pour s'adresser à ses patients, Dominique Seigneur oralise un peu, mais utilise surtout la langue des signes. Ce jeudi d'avril, il reçoit Patricia M., une mère de famille sourde venue de Metz avec son fils entendant. Pour elle, l'existence de l'UASS représente un soulagement : « Auparavant, l'approche de l'hôpital était pour moi un motif de stress, de peur. La communication était toujours restreinte. On me disait : «C'est pas grave, madame», et mes questions restaient sans réponse. Parfois, mon fils faisait l'intermédiaire. Quand il a fallu un jour l'emmener aux urgences parce qu'il avait reçu des projections dans les yeux, je me suis retrouvée à l'écart, sans comprendre ce qui se passait. La communication se limitait aux entendants. J'étais inquiète et personne ne pouvait me rassurer. Aujourd'hui, tout est bien plus facile, plus clair. » A la première consultation, Dominique Seigneur lui a expliqué ce que contenaient ses bilans sanguins. Depuis, quand son fils est malade, elle se rend à l'UASS avec lui, et peut tout à la fois le faire soigner et comprendre de quoi il souffre. La consultation en langue des signes rétablit ainsi un équilibre familial qui peut être mis à mal par le handicap. « L'un des problèmes extrêmement fréquents est la prise en charge des parents sourds par leurs enfants entendants, qui servent d'interprètes lors des consultations, et ont ainsi accès à des informations médicales, sociales ou financières, déplore le médecin. Il n'est pas rare de voir encore aujourd'hui des enfants accompagner leur mère à une consultation de gynécologie... C'est une intrusion dans la vie des parents. »
De son côté, Olivier Cloris, l'aide-soignant, se rend dans l'unité tous les jeudis. Le reste du temps, il travaille au service ORL du CHU, comme Patricia Gennari et Marie-Christine Henry (qui passent respectivement 50 % et 80 % de leur temps à l'UASS). « Mais je suis en priorité au service des sourds », assure, en LSF, Olivier Cloris, d'un geste qui l'amène à poser sa main sur son coeur. Son souhait serait de travailler à plein temps pour l'unité. En plus de sa formation d'aide-soignant, suivie grâce à l'aide d'un interprète, Olivier Cloris dispose d'une parfaite maîtrise de la LSF, grâce à laquelle il maintient et développe le niveau linguistique de toute l'équipe. A l'accueil ou dans la salle d'attente, il rassure les personnes avant les consultations, leur explique comment elles vont se dérouler. « Les gens sont soulagés de voir un professionnel leur parler en langue des signes », commente-t-il. Il assiste ensuite à toutes les consultations, dès lors que les patients l'acceptent. « C'est très utile, car cela aide à reformuler les explications données, à s'assurer que les choses ont été clairement exprimées et comprises. Olivier est un intermédiateur entre deux mondes, deux cultures, les entendants et les sourds », complète Dominique Seigneur.
Quant à Marie-Christine Henry, l'infirmière, elle accompagne les patients sourds dans les autres services de l'hôpital pour les consultations spécialisées. L'activité est soutenue (543 accompagnements en 2007, 590 en 2008) et demande une disponibilité sans faille : déplacements fréquents dans les différents services du CHU, dispersés à plusieurs endroits de la ville ; impossibilité d'abandonner un patient en plein examen, même si la journée de travail est normalement finie. « J'interviens soit directement à la demande du patient s'il nous connaît, soit à celle de notre médecin, après une consultation généraliste », confie la soignante en allant à la rencontre de Sylvia Richter, une femme sourde d'une soixantaine d'années, qui patiente dans la salle d'attente bondée du service d'ophtalmologie du CHU. « Avant, mon mari et moi allions dans un cabinet libéral, mais depuis que nous avons découvert l'UASS il y a deux ans, c'est bien plus pratique de se faire soigner à l'hôpital avec une infirmière qui nous sert d'interprète », raconte Sylvia Richter, vite prise en charge par un interne pour un problème à la paupière. Marie-Christine Henry reste présente pendant toute la consultation, traduisant en alternance les questions du soignant et les réponses de sa patiente, donnant les consignes sur l'attitude à adopter pour faciliter l'examen, détaillant les soins à effectuer ensuite...
Les demandes des patients vont parfois au-delà des compétences des membres de l'équipe. « La semaine dernière, deux personnes me posaient des questions sur leur comportement, comme si j'étais une psychologue. Je les écoute, mais ne peux pas aller plus loin dans l'entretien. Les gens restent dans leur souffrance », raconte Patricia Gennari. De manière ponctuelle, une psychologue du service ORL qui maîtrise les rudiments de la langue des signes intervient au profit des patients de l'unité. Cela reste toutefois insuffisant aux yeux des membres de l'équipe, qui aident parfois des patients à résoudre certaines tracasseries administratives. « Ils nous amènent des courriers d'EDF, de leur opérateur de téléphonie, de leur mutuelle, dont ils ne comprennent pas le sens. Là, on voit si on peut les aider ou s'il faut faire appel à une assistante sociale du CHU. Dans ces cas-là, on se tourne en général vers les travailleurs sociaux du service des urgences, qui nous contactent aussi parfois quand une personne sourde est prise en charge chez eux, et on peut servir d'interprète. Si un patient sourd est suivi par une assistante sociale de secteur, nous pouvons nous déplacer pour aider à la traduction ou la faire venir dans notre unité avec le patient. Nous sommes ouverts à toute possibilité », précise la secrétaire de l'UASS.
Actuellement, cependant, les relations avec le service social du CHU fonctionnent au coup par coup. Jusqu'en 2007, l'unité s'appuyait en cas de besoin sur les compétences de Mathilde Leroy, une assistante sociale des urgences pratiquant la LSF. « J'ai commencé à apprendre la langue des signes pendant mes études d'assistante sociale, par curiosité de découvrir une population et un mode de communication différents. Rapidement, j'ai voulu approfondir cette langue pour connaître et comprendre davantage le «monde des sourds» si passionnant », témoigne cette dernière, en disponibilité depuis deux ans pour suivre son mari à l'étranger. Et les besoins sont réels, car la personne sourde rencontre des problématiques spécifiques quant à la compréhension de sa santé, de ses droits, de ses devoirs, des démarches à effectuer, des services à contacter. « Le rôle de l'assistante sociale est de l'informer et de le suivre dans son parcours, de l'amener à davantage d'autonomie, tout en aidant le personnel soignant dans la prise en charge, poursuit la travailleuse sociale. Par l'intermédiaire de l'accès aux soins rendu possible par l'UASS, l'assistante sociale peut mettre à jour la situation administrative de la personne. La présence d'une assistante sociale en langue des signes avec un statut reconnu à l'hôpital et dans l'unité me paraît indispensable quant à la prise en charge globale de la personne sourde à l'hôpital. »
Dominique Seigneur en est lui aussi convaincu. « Il est primordial que nous poursuivions notre travail d'information auprès des services sociaux extérieurs, CCAS ou autres, pour que l'on nous transmette d'éventuels dossiers problématiques. Nous avons aussi une volonté absolue d'intégrer dans notre équipe un travailleur social qui sera un pivot dans nos relations avec l'hôpital », affirme-t-il. Le renforcement de ce lien avec les travailleurs sociaux est d'ailleurs l'un des axes de développement de l'unité pour les années à venir. Un autre objectif consiste à franchir le cap des 500 consultations généralistes par an, ce qui permettrait de doubler la dotation ministérielle allouée à l'unité et d'étendre les vacations rémunérées du médecin. Olivier Cloris aurait alors sans doute la possibilité de consacrer une plus grande partie de son temps professionnel à l'UASS et à ses patients sourds. Pour se rapprocher d'eux, l'équipe ambitionne aussi de délocaliser régulièrement les consultations dans d'autres villes lorraines (Epinal, Thionville, Verdun...). Le projet ne demande qu'à mûrir, et le docteur Seigneur en parle déjà au futur : « Ce sera une extension progressive de nos activités, sur une base mensuelle. » Mais pour qu'il s'épanouisse véritablement, ce sera là aussi une question de temps et de moyens.
(1) UASS Région Lorraine : Hôpital Saint-Julien - rue Foller - 54000 Nancy - Tél. 03 83 85 99 49 - Fax : 03 83 85 99 50 - E-mail :