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« Le «care», une révolution micropolitique »

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Terme anglais multiforme, « care »(1) désigne tout ce qui touche au soin et à l'attention portée aux autres. Développé en Amérique du Nord, le concept d'une politique du « care » commence à émerger en France. L'économiste et sociologue Liane Mozère trace les grandes lignes de la pensée de Joan Tronto, professeure américaine de théorie politique, dont l'ouvrage majeur sur le sujet, « Un monde vulnérable », vient d'être traduit en français.

Quelle définition donneriez-vous du care ?

Je ne pense pas que l'on puisse en donner une définition universelle, car il est forcément spécifique et contextualisé. Ce n'est jamais une théorie. C'est une pratique, ou plutôt une rationalité pratique, qui se nourrit d'expériences, d'inventions, de bricolages... Le care ne s'inscrit pas dans une relation dyadique, mais dans un agencement collectif. L'association Aides, en ce sens, est un mouvement que je qualifierais de « caring ». La professeure et féministe américaine Joan Tronto, qui enseigne la science politique au Hunter College de New York, suggère néanmoins une définition. Pour elle, le care peut être considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Selon sa propre formulation, ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. De ce point de vue, tous les moyens visant à maintenir et à améliorer ce monde dans lequel nous vivons relèvent du care. Celui-ci, il est important de le rappeler, ne procède cependant pas d'une conception puérile de la société et ne se confond pas avec la « gentillesse », même si ceux qui pratiquent le care peuvent, bien sûr, être bienveillants.

Quel est le processus de cette pratique du care ?

Joan Tronto définit plusieurs étapes. La première consiste à « se soucier de... » (caring about), autrement dit à reconnaître que des personnes ou des groupes peuvent rencontrer des difficultés particulières, et donc avoir des besoins spécifiques. La deuxième implique de « se charger de... » (taking care of). C'est-à-dire d'assumer une responsabilité à l'égard du besoin identifié et de déterminer la nature de la réponse à y apporter. La troisième phase est la plus concrète. Il s'agit de « prendre soin de... » (care giving). C'est l'action physique, au contact direct de celui ou de celle qui fait l'objet du soin. Enfin, il faut « recevoir le soin » (care receiving), afin de pouvoir évaluer l'adéquation de l'aide proposée.

En quoi le care se distingue-t-il d'une démarche classique de soin ou d'accompagnement social ?

Ce terme est aujourd'hui entré dans les moeurs en France, au moins dans les milieux académiques, mais il renvoie trop souvent aux seules activités de soin en direction des personnes dépendantes que sont les nourrissons, les malades, les personnes handicapées ou encore âgées. Il faut évidemment s'intéresser aux personnes âgées dans les maisons de retraite et aux malades dans les hôpitaux, mais pas seulement. Ces tâches, socialement dévalorisées, sont assurées le plus souvent par des femmes ou par des personnes disposant d'un statut social subalterne. Mais on ne peut pas cantonner la pratique du care à ces seuls métiers féminisés et dévalorisés. C'est, pour moi, une approche complètement réductrice, qui ne pose aucune question politique et éthique. Ce que je reproche d'ailleurs aux visions très abstraites développées par certaines intellectuelles françaises, c'est que le care ne les dérange pas. Or le care est dérangeant. Sa portée politique vient de ce que nous sommes tous inclus dans des processus de care, tous responsables - ou plutôt comptables - du care, du fait de l'interdépendance qui nous relie aux autres et à notre monde. Car tout le monde est à la fois producteur et consommateur de care, même sans le savoir. Pour Joan Tronto, la question centrale est donc de savoir ce que serait un care démocratique. Elle part du principe que la relation d'aide entre celui qui donne et celui qui reçoit est forcément asymétrique, mais qu'elle s'inscrit dans une sphère collective - un être ensemble commun - où, de son point de vue, même le non-spécialiste peut apporter quelque chose pour améliorer le care. Il s'agit d'un moyen de passer de questions très abstraites relatives à la satisfaction des besoins à un niveau où, de façon prosaïque, chacun, chacune peut énoncer et expérimenter des formes imprévisibles, non programmables, pour répondre à ses aspirations. La notion de care offre ainsi des possibilités de transformation de la pensée sociale et politique, en particulier de la façon dont nous traitons les autres et le monde auquel nous appartenons. Malheureusement, le care n'a absolument pas cette place politique dans le monde actuel quand on voit ce que l'on fait aux « autrui », tels les sans-papiers.

Ce care politique constitue-t-il une alternative à la conception libérale d'une société composée d'individus autonomes les uns par rapport aux autres et mus par leurs seuls intérêts ?

De fait, il s'agit de deux visions du monde totalement différentes. Ce dont nous mourons aujourd'hui, c'est de la prédominance de cette conception de l'individu autonome. Par exemple, il m'arrive de parler aux gens dans le métro, et ils sont généralement étonnés que je ne les considère pas comme une masse inerte, sans relation, comme flottant dans un vide social. Contrairement à la conception, héritée des Lumières, d'un individu indépendant de la société, dans le care nous ne sommes pas autonomes, mais au contraire en permanence interdépendants les uns des autres et de notre environnement. Nous avons tous besoin de soin, au sens large du terme, prodigué par les autres même sans le savoir. Cela va dans le sens d'une éthique du lien, de la relation, du contexte. Il est très important de noter qu'il ne s'agit pas d'une relation duelle. Dans les établissements et services sanitaires et médico-sociaux, on pense toujours la relation de soin comme une relation à deux. Or, pour Joan Tronto, le care est pris dans un agencement collectif qui implique de l'encadrement, des institutions, des financements... En ce sens, cette notion est très proche des idées mises en oeuvre dès les années 1950, notamment à la clinique de La Borde, dans lesquelles l'ensemble de l'institution tend à être - ou, mieux, tente d'être - thérapeutique et bien traitante, y compris pour les soignants.

Dans son ouvrage, Joan Tronto insiste aussi sur le fait que le care n'est pas un domaine réservé aux seules femmes et relevant de la sphère privée...

Elle opère en effet une grande rupture en démontrant que le care, c'est-à-dire tout ce qui touche aux émotions, à l'affectif, à l'intime, ne relève pas exclusivement d'une « moralité » des femmes. En d'autres termes, que si ces activités de soin auprès des personnes dépendantes ou souffrantes sont assurées surtout par des femmes, c'est d'abord en raison de leur cantonnement traditionnel à la sphère domestique, où elles sont censées s'occuper des autres, et non parce qu'elles auraient intrinsèquement des qualités morales particulières.

Mais concrètement, comment le care peut-il se traduire dans les pratiques des professionnels du soin et du travail social ?

En Hollande, par exemple, les formations des personnels de crèches se révèlent beaucoup plus qualifiantes qu'en France, même si les formations ne font pas tout. Et l'accent est mis sur la manière de rendre audible et visible le désir de la personne dont on s'occupe. Il s'agit de prêter attention à ce qu'elle manifeste. Aujourd'hui, alors que l'on privilégie de plus en plus l'expertise et la rationalité budgétaire, dire, échanger sur ses pratiques et essayer d'imaginer des solutions ensemble me semblerait beaucoup plus efficace. C'est ce que l'on pratique notamment en Suède, où l'on prend le temps d'observer les enfants dans les institutions avant de réfléchir aux meilleures réponses possibles. Le care tel que le conceptualise Joan Tronto n'est pas une idée à la mode. C'est pourtant éminemment révolutionnaire d'un point de vue micropolitique, car cela vise à redonner la parole et la puissance d'agir aux gens hic et nunc, là où ils vivent et conduisent leur action. Tous ces professionnels peu ou pas qualifiés et souvent ignorés possèdent des trésors d'intelligence et de compétence, mais encore faut-il les reconnaître et leur donner les cadres et le temps nécessaires pour les exprimer. Les travailleurs sociaux pourraient ainsi créer des groupes transversaux pour échanger, des groupes où il n'y aurait pas que le spécialiste à avoir droit à la parole. Cela nécessiterait évidemment de reconnaître les métiers du care et de les rémunérer correctement. Ce qui n'est pas le cas actuellement. Pourtant, toutes ces personnes font un travail qui a autant de valeur que, par exemple, celui de la justice. D'ailleurs, toute société véritablement démocratique devrait prendre en compte le care et lui accorder une place aussi importante qu'à la justice.

REPÈRES

Economiste et sociologue, Liane Mozère est membre du Centre de recherche universitaire lorrain d'histoire. Elle a travaillé dans les années 1960 à la clinique de La Borde (Loir-et-Cher) et fait partie d'un groupe de recherche autogéré animé par Félix Guattari. En 2000, elle rencontre la professeure américaine Joan Tronto et rédige la préface de son ouvrage majeur, Un monde vulnérable. Pour une politique du « care », paru aux Etats-Unis en 1993 et publié en France en 2009 (Ed. La Découverte).

Notes

(1) Ce terme anglais est à la fois un nom et un verbe qui recouvrent tout ce qui touche au soin (au sens large du terme), au souci d'autrui et à l'attention affectueuse portés aux personnes, particulièrement à celles qui sont vulnérables. To be in care, par exemple, signifie « être placé à l'ASE », alors que l'expression de nursing care renvoie aux soins prodigués aux malades, et celle de social care, à la protection sociale.

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