Educateur spécialisé de formation, sociologue et directeur de l'organisme de formation Pluriel formation
« Une notion floue, un terme polysémique »
«Cette recommandation de l'ANESM suscite une certaine perplexité. Alors que les réactions à l'égard de la recommandation sur la bientraitance de juin 2008 étaient plutôt favorables, elles sont inquiètes ou dubitatives à l'égard du dernier texte. En effet, si l'accent mis sur la responsabilité particulière de l'encadrement se justifie, il questionne également.
Il se justifie par l'insuffisante efficience des écrits indicatifs en matière de prévention et de signalement. «Les procédures et protocoles mis en place ne sauraient tenir lieu d'une véritable démarche de prévention.» La recommandation considère qu'ils ne sont pas à la hauteur des enjeux, voire sont susceptibles d'être un obstacle si l'encadrement ne leur donne pas sens auprès des équipes et n'en assure pas le suivi. Salutaire rappel : l'interaction d'éducation et d'accompagnement à l'autonomie ne se réduit pas à des dispositions systématiques et générales, mais relève aussi d'une posture, d'un état d'esprit, de pratiques contextualisées, élaborées en situation par les acteurs concernés.
On s'étonnera en revanche que les professionnels soient rappelés à leur «responsabilité pénale, civile et professionnelle» et à «une responsabilité morale à part entière». Jusqu'alors n'était évoquée dans les textes relatifs à la maltraitance que la double responsabilité professionnelle et personnelle : chaque salarié était responsable du signalement d'une maltraitance en tant que professionnel auprès des usagers et en tant que personne au titre de l'assistance à personne en danger. La responsabilité civile, quant à elle, est aujourd'hui couverte par le dispositif assurantiel, et la responsabilité pénale suppose une intention de nuire, autrement dit ne relève pas du registre professionnel. Une recommandation de bonne pratique est un document de référence de caractère professionnel. La responsabilité du gestionnaire associatif, du directeur, du cadre de proximité, du professionnel de terrain, concerne le signalement d'une situation de maltraitance dont il est le témoin. La culpabilité d'un professionnel auteur d'un acte de maltraitance avec intention de nuire relève de la compétence de la justice, pas du cadre professionnel et de la recommandation de bonne pratique.
Ces réserves ne retirent rien à l'intérêt de la recommandation. Pour exemple, citons quelques repères parmi de nombreux autres qui ont retenu notre attention : ne pas assimiler les violences subies par les professionnels et les maltraitances subies par les usagers, afin de ne pas induire des confusions en chaîne ou en miroir comme parfois observé en matière de harcèlement ; incarner par l'exemplarité la conviction de l'équipe d'encadrement en matière de prévention des situations de maltraitance ; engager des formations pluriprofessionnelles pour croiser les regards et les approches ; accompagner les professionnels dans l'exercice de leurs tâches quotidiennes, afin de comprendre la manière dont ces tâches sont accomplies, etc.
Nombre des repères formulés par la recommandation sont d'ailleurs initiés par les équipes, et ces dernières en mettraient volontiers d'autres en oeuvre si elles disposaient des moyens requis. Le contenu de la recommandation n'est donc pas en cause, mais plutôt les enjeux qui entourent la question de la maltraitance et, par là même, le flou de la notion, la polysémie actuelle du terme.
Dans l'esprit des acteurs du secteur social et médico-social, le terme de maltraitance couvre un continuum qui va de l'abus sexuel et des coups portés à une personne jusqu'à la mesure physiquement contenante ou/et privative de liberté motivée par sa sécurité, en passant par les manquements qui portent atteinte involontairement ou indirectement à son intégrité ou/et sa dignité. Ainsi, dans la classification établie par le Conseil de l'Europe en 1992, à laquelle se réfère l'ANESM, on relève des actes d'une gravité telle qu'ils peuvent entraîner la mort, des actes consécutifs à une insuffisance de moyens ou une omission et entraînant des gênes d'importance variable pour la personne, des actes relevant de l'irrespect, du manque d'égard, de la négligence relationnelle. L'hétérogénéité de ce regroupement, cet amalgame sémantique, risque d'aggraver la qualification de certains actes ou, à l'inverse, de banaliser des transgressions comme consubstantielles de la relation d'aide.
Certains actes comportant une intention de nuire et justifiant une sanction pénale peuvent se produire en situation de travail mais aussi dans le domaine privé. Ils ne relèvent pas du procès de travail en tant que tel. Ils exigent que les salariés qui en sont témoins exercent leur responsabilité d'assistance à personne en danger, notamment par le signalement.
D'autres actes sont de l'ordre de l'insuffisance de moyens ou de vigilance et relèvent pour partie de l'obligation de moyens partagée par les pouvoirs publics et le gestionnaire de l'établissement, pour partie de la responsabilité de l'encadrement en ce qu'il doit mettre en oeuvre les moyens disponibles et assurer les responsabilités relevant de ses compétences.
D'autres actes encore relèvent de l'insuffisante compétence ou de la négligence des professionnels au contact du public. Sans qu'ils soient motivés par une intention de nuire, ils engagent la responsabilité des personnels incriminés, qui encourent des sanctions disciplinaires.
D'autres actes enfin relèvent de la contention ou de la limitation de liberté pour assurer la protection de la personne accueillie (ex : empêchement de se blesser) et la sécurité relative à son environnement (ex : consignes de sécurité) et sont paradoxalement motivés par la bientraitance.
Ce continuum du mauvais traitement passible de sanctions pénales jusqu'aux insuffisances de traitement est d'autant plus problématique qu'il devient la figure inversée des bonnes pratiques, celles-ci risquant de se définir par défaut de la maltraitance, sous la forme de normes injonctives - ce dont se distingue clairement la recommandation de l'ANESM - ou d'un moralisme vétilleux et culpabilisant qui ne contribue pas au professionnalisme du secteur social et médico-social, mais le fragilise par l'accusation récurrente de manquer à la mission conférée.
Alors que les pouvoirs publics n'assurent pas toujours leur obligation de moyens en matière de scolarisation, d'accessibilité ou de financements ajustés aux transferts de compétence, alors que la rationalisation du secteur se renforce - en partie à juste titre - au travers des taux directeurs, des indicateurs statistiques de convergence, des contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens, des futures agences régionales de santé se développe conjointement au nom de l'usager un discours culpabilisant, contre-productif à terme. En dévalorisant les métiers de l'action sociale et médico-sociale, il est susceptible de démotiver l'engagement de ses personnels.
Peut-on, en effet, déclarer des intentions aussi généreuses que celles des lois relatives à l'action sociale et médico-sociale (2 janvier 2002), au handicap (11 février 2005), à la protection de l'enfance (5 mars 2007), sans toujours développer les moyens qu'elles impliquent ? Peut-on prétendre se préoccuper des personnes en situation de handicap, de difficulté éducative ou sociale et réitérer périodiquement le doute sur le professionnalisme des acteurs chargés de les accompagner ?
A propos de la présentation par la secrétaire d'Etat chargée de la solidarité, Valérie Létard, des mesures en faveur de la bientraitance des personnes âgées accueillies en établissement (1), Isabelle Donnio, psychologue enseignante à l'Ecole des hautes études en santé publique de Rennes, se demande s'il s'agit d'«une diversion d'un Etat qui chercherait à faire oublier ses responsabilités, alors que, dans le même temps, il accorde des moyens insuffisants pour remplir les exigences de qualité qu'il impose» (2).
La recommandation de l'ANESM énonce la maltraitance comme «un risque incontournable, consubstantiel des pratiques pour tous les professionnels au contact des personnes vulnérables». Certes, la relation d'aide est inégalitaire, mais il serait dangereux de considérer que la maltraitance y participe alors qu'elle en est la négation, de considérer comme consubstantiel ce qui est une dérive à combattre. L'amalgame de conduites différentes et différemment motivées sous une même notion est susceptible de jeter l'opprobre sur un secteur d'activité fragilisé par les évolutions structurelles. La façon dont est actuellement abordée la question de la maltraitance renforce le déficit de reconnaissance des savoir-faire développés par les professionnels, alors qu'ils ne maîtrisent que partiellement l'obligation de moyens et que, depuis plusieurs décennies, ils contribuent avec les pouvoirs publics à l'amélioration des conditions d'accueil du public. A souligner le soupçon, à amalgamer des actes différenciés, on risque de démotiver plutôt que de soutenir une exigence partagée. »
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Educateur spécialisé de formation et directeur du cabinet ProEthique Conseil
« Un texte indissociable des recommandations déjà parues »
«Les dernières recommandations de «bonnes pratiques professionnelles» publiées par l'ANESM sur «la mission du responsable d'établissement et le rôle de l'encadrement dans la prévention et le traitement de la maltraitance» suscitent des interrogations, c'est bien légitime. Il semble pourtant nécessaire de les considérer de manière globale, dans leur contexte, en lien avec les autres recommandations, dans la logique de leurs contenus, puis dans leur détail, au regard de leur utilisation possible.
La formalisation des recommandations de «bonnes pratiques professionnelles» est liée à la conception de l'évaluation comme démarche certes obligatoire, mais centrée davantage sur l'amélioration continue de la qualité que sur son contrôle. La loi du 2 janvier 2002 avait délégué à un organisme, le Conseil national de l'évaluation sociale et médico-sociale (CNESMS) la mission d'élaborer ces recommandations. Le CNESMS, de 2005 à 2007, a posé des repères (notes d'orientation, guide de l'évaluation interne), mais n'a pu aller au bout de ses ambitions, avant le relais pris par l'ANESM. Cette dernière a pu, en 2008, se pencher sur ces recommandations, avec un premier programme de 15 thèmes, mais qui n'a pu être mis en oeuvre dans sa totalité (neuf recommandations publiées à ce jour).
Les choix du législateur se confrontent à un paradoxe : rendre les professionnels, les équipes, les institutions, acteurs d'une interrogation (formulation de repères, analyse des écarts avec les pratiques, construction d'axes de progrès), mais néanmoins les nourrir de recommandations établies sous l'angle d'une autorité et d'une expertise.
Le CNESMS s'était penché sur la définition des «bonnes pratiques» : des «passages obligés par rapport à des valeurs communes qui donnent du sens aux actes professionnels et éclairent sur les perspectives de l'action», supports pour des pratiques toujours en progrès, sans référence à des vérités intangibles, mais pouvant néanmoins donner lieu à l'énoncé des pratiques à écarter. Il avait établi une déclinaison possible de ces «bonnes pratiques» dans trois types d'énoncés articulés : des «recommandations» (valeurs, orientations, sens, pour chercher l'intervention la plus appropriée dans un contexte, construites à partir de la «plus-value» apportée à l'usager, adaptables, évolutives) ; des «références« (énoncés d'une exigence au regard des objectifs à atteindre, en lien avec un cadre général) ; des « procédures » (séquences ordonnées d'actions dans une situation donnée, référées à un cadre et une orientation).
L'ANESM a, quant à elle, adapté une méthode d'élaboration des contenus sur le principe de consensus formalisé mis en oeuvre à la Haute Autorité de santé, sur la base de «l'Evidence Based Medicine» : étude de la littérature de référence publiée dans des éditions ou revues à comité de lecture, cotation de bonnes pratiques par des acteurs, formulation finale par des rédacteurs experts, validation.
La lecture des recommandations publiées par l'ANESM depuis mai 2008 montre une élaboration à mi-chemin entre les deux approches : les éléments établis par le CNESMS ne sont qu'en partie repris, la méthode formulée par l'ANESM, certes mise en oeuvre, n'est pas reliée à des conséquences exhaustives (peu d'éléments de preuve, peu d'analyses lisibles des hypothèses issues de la littérature autorisée, ni interrogation même de la bibliographie présentée), peu de déclinaisons précises dans des pratiques formelles.
Ainsi, les recommandations de «bonnes pratiques professionnelles» publiées alignent-elles des recommandations et références qui sont censées faire autorité, mais qui reprennent essentiellement ce qui est consensuel : des énoncés positifs, certes, mais qui parfois confinent à des généralités (valables quels que soient les professionnels concernés), brillant davantage par leur contenu euphémistique que par leur précision. Indiquons d'emblée que les recommandations concernant le rôle de l'encadrement en matière de prévention et de traitement de la maltraitance font exception (désignation d'un type de professionnels, références plus précises).
Les recommandations «Bientraitance : définition et repères pour la mise en oeuvre», publiées en août 2008, contiennent une étude effective de la littérature sur l'histoire du concept et une définition multiforme, attrape-tout, consensuelle, mais porteuse de confusions. Elles proposent quatre directions de travail qui signalent une logique. Partant d'un positionnement premier (l'usager coauteur de son parcours), pour mettre en avant ensuite la nécessaire qualité du lien (entre professionnel et usager), puis pour recommander des interventions et structures ouvertes (à l'entourage, aux ressources externes, aux échanges, à l'évaluation et la recherche), elles demandent enfin un soutien des professionnels (promotion de leur parole, prise de recul, repères institutionnels dont l'appui sur un projet).
Les recommandations «Mission du responsable d'établissement et rôle de l'encadrement dans la prévention et le traitement de la maltraitance», publiées en janvier 2009, ne présentent que peu d'études de la littérature, s'appuient sur une définition (celle du Conseil de l'Europe, déclinée dans une typologie des actes) n'ayant pas donné lieu à une analyse, puis énoncent des principes éthiques signalant des convictions (principes d'engagement, de responsabilité et de justice). Elles proposent ensuite trois directions de travail qui signalent une logique : partir du développement nécessaire d'une prise de conscience sur les risques (au niveau de l'encadrement, des professionnels, des usagers et de leurs proches), pour ensuite recommander une organisation et des pratiques d'encadrement conformes à des objectifs de prévention (démarche et outils de prévention, encadrement mettant en valeur les ressources des professionnels, encadrement présent et engagé), et enfin demander un traitement systématique des faits de maltraitance (dont leur signalement).
La bientraitance (définition et démarche) semble ainsi un concept (références au «prendre soin» de Winnicot, à l'«empathie» de Rogers, à la «sollicitude» de Ricoeur, au «care» anglo-saxon, à la «reconnaissance» d'Honneth, aux concepts de la pédagogie piklérienne) et une démarche (culture, mouvement et état d'esprit, interprétation d'exigences). La maltraitance semble une réalité légale (néanmoins peu interrogée) et concrète appelant des pratiques, d'abord de la part des responsables, autour de la notion de risques (les connaître, les prévenir, les traiter). D'un côté donc ce qui devrait rassembler et qui, malgré des concepts établis, s'appuie sur des énoncés généreux, peu évaluables, de l'autre ce qui divise et qui devrait donner lieu à des réalités formelles ; telle semble être l'articulation entre les deux textes. Je note néanmoins que dans les deux cas l'analyse des concepts est limitée : ainsi le concept de risque (danger sans faute, danger prévisible et calculable, danger qui prolifère (3)) n'est pas développé dans le texte sur la maltraitance, pas plus que celui d'«usager coauteur de son parcours» dans le texte sur la bientraitance, etc.
Comme le directeur de l'ANESM l'a récemment précisé (4), ces deux textes sont à comprendre ainsi : le premier (bientraitance) comme fondamental et le deuxième (maltraitance) comme support autour de points de vigilance. Discuter, critiquer ces textes semble vain, si l'on ne s'appuie pas sur ce positionnement.
Plusieurs remarques néanmoins. Pour la bientraitance : une logique globale qui peut être interrogée (pourquoi parler en premier de l'usager coauteur de son parcours plutôt que de l'attitude d'accueil et relationnelle ?), des thèmes non repris (la déontologie professionnelle, la confidentialité interne, etc.), mais néanmoins une démarche complète dans sa construction, certaines incantations qui ne peuvent que contenter (par exemple : «amener au moins une ressource de pensée indispensable pour maintenir vivant le désir d'agir pour et avec l'autre», «soutenir les professionnels dans leur légitime recherche de sens, de fierté et de plaisir professionnels»...), mais qui ne sont pas reliées à des pratiques précises.
Pour la maltraitance : une démarche globale logique mais qui ne différencie pas les niveaux légaux, déontologiques, pratiques, une démarche qui met de côté certains thèmes qui peuvent fâcher (par exemple, les pratiques à développer devant un manque de moyens pouvant porter atteinte à la sécurité ou développer des risques), une centration sur le rôle des directions et de l'encadrement de proximité, sans suffisante différenciation des niveaux, des thèmes non repris (notamment sur un plan réglementaire les circulaires Kouchner-Royal de 2001-2002, etc.), des propos plus précis que dans les recommandations sur la bientraitance.
Des lectures trop superficielles ou à l'inverse trop parcellaires sont à craindre certes... Mais surtout l'inflation des recommandations et de leurs contenus (sur sept recommandations parues, on peut compter 275 références pour les pratiques !) est redoutable. S'il s'agit de textes pour penser des démarches, ils peuvent être utiles, notamment par leur caractère d'expertise. S'il s'agit de textes pour construire les pratiques, ils risquent de confronter les professionnels et les directions à la complexité des contenus, repris alors de manière instrumentale et suscitant des mécanismes de déguisement (l'écart entre le prescrit et la réalité géré par les acteurs dans des stratégies de mensonges (5)). S'il s'agit de se servir de ces contenus pour l'évaluation interne, il manque encore une recommandation globale : comment se servir des recommandations de l'ANESM (tout utiliser, discerner en prenant quelques points, mais lesquels ?) ? Je propose que l'ANESM intègre dans ses futures recommandations un chapitre final : des références/critères/indicateurs incontournables dans les évaluations, avec indications des modes de mesure des écarts, à côté d'autres contenus plus optionnels. »
Contact : cabinet ProEthique Conseil - 15-29, rue Guilleminot - 75014 Paris - Tél. 01 43 27 48 60 -
(2) Journée débat du 20 novembre 2008 : « Maltraitance, bientraitance : quels repères pour les professionnels d'aujourd'hui ? » - Voir ASH n° 2595 du 6-02-09, p. 37.
(3) Patrick Peretti-Watel, La société du risque - Ed. La Découverte, 2001.
(4) Didier Charlanne, « ANESM : 2009, année de l'évaluation externe et du déploiement des recommandations », in L'année de l'action sociale 2009 - Ed. Dunod, 2009.
(5) Christophe Dejours, L'évaluation du travail à l'épreuve du réel - INRA éditions, 2003.