Pourquoi avez-vous mené cette vaste enquête sur la souffrance psychique à travers la France ?
Il s'agissait de la suite logique de l'enquête que j'avais réalisée sur la folie. Quand on s'intéresse à la maladie mentale, on s'aperçoit très vite que les patients des psychiatres sont majoritairement, et de plus en plus, des personnes dépressives, angoissées, souffrant de ce que l'on appelle la « souffrance psychique » ou « psychosociale ». D'où l'idée d'enquêter sur ce sujet.
Vous faites un lien direct entre cette souffrance psychique et le travail. Pour quelle raison ?
En commençant cette enquête, je me posais deux questions préalables : cette souffrance psychique est-elle massive ? et quelle en est l'origine ? Or j'ai tout de suite buté sur le travail. Pas seulement le chômage et l'emploi, mais le travail au sens large du terme. Sachant que ceux qui ont un travail souffrent, mais aussi ceux qui n'en ont pas.
Qu'est-ce qui vous a particulièrement frappé au cours de cette enquête ?
A travers tous les témoignages recueillis auprès de salariés, de militants, de médecins, de travailleurs sociaux, de soignants, etc., ma première impression a été le côté massif de la souffrance au travail. Je me suis également rendu compte qu'il s'agit d'un phénomène extrêmement violent. Ainsi, dès les années 1990, les médecins ont parfois vu arriver dans leurs cabinets des gens présentant des tableaux de type post-traumatique, comme s'ils avaient subi un accident grave ou un attentat. Et cela touche toutes les catégories professionnelles, les cadres comme les employés et les ouvriers.
La souffrance au travail n'est pourtant pas nouvelle. Qu'est-ce qui la caractérise aujourd'hui ?
Bien sûr, il y a quarante ans, quand vous étiez à la chaîne en usine, vous souffriez. Mais ce qui a changé, ce sont les conditions de cette souffrance. Les gens sont maintenant seuls parce qu'on a organisé cette solitude dans l'entreprise et parce que les structures traditionnelles, telles que la famille, la figure du père, la religion ou encore les collectifs politiques, qui protégeaient l'individu et lui permettaient de vivre, y compris sa pauvreté, ont explosé. Après la guerre, la création du système de protection sociale a aidé l'individu à s'émanciper de ces anciennes structures. Et, pendant une trentaine d'années, la sécurité sociale et le plein emploi lui ont effectivement permis de prendre son autonomie. Mais aujourd'hui, le néolibéralisme remet en cause le système de protection sociale, et le plein emploi n'existe plus. Il n'y a donc plus de positions de repli pour l'individu. Celui-ci ne peut plus compter sur la famille comme système de protection, ni sur les autres structures anciennes. Il est seul face à ses difficultés.
Justement, vous décrivez une « pathologie de la solitude ». De quoi s'agit-il ?
C'est le résultat de la montée de l'individualisation dans l'ensemble de la société. On a voulu faire de l'individu le coeur de toute vie sociale en niant la société elle-même en tant que collectif. Et le creuset de cette évolution se trouve, à mon sens, dans l'entreprise. Après 1968, une aspiration importante à l'autonomie de l'individu s'est exprimée, et les entreprises ont su l'utiliser. On a affirmé aux gens qu'ils allaient devenir plus autonomes. On a alors créé des cercles de qualité, mis en place des petites équipes, encouragé la polyvalence, fixé des objectifs individuels de plus en plus élevés... tout un ensemble de conduites managériales sur lesquelles certains travaillaient déjà depuis les années 1960. Les salariés, qui voulaient en terminer avec le taylorisme, ont bien accepté ces changements au début. Mais cela a contribué à faire éclater les collectifs de travail, et placé les gens en concurrence les uns avec les autres. On pensait être autonomes, alors qu'en réalité on se trouvait isolés. C'est le cas, par exemple, chez Peugeot à Mulhouse, où les ouvriers à la chaîne sont désormais en compétition entre eux. Cette aspiration à l'autonomie n'a donc pas tenu ses promesses. Bien plus, l'objectif n'est plus la qualité, mais de gagner le plus d'argent possible, le plus vite possible. L'homme de métier est mis de côté au profit du consultant, qui donne une solution en trois points avant d'être parachuté ailleurs. Le néolibéralisme, tel qu'il s'est développé depuis une vingtaine d'années, a fait de ce modèle celui de la société tout entière, avec une mise en concurrence jusque dans la vie intime et sociale. Les gens doivent se battre seuls dans tous les domaines, ne serait-ce que pour avoir un logement convenable ou mettre leurs enfants à l'école. Et l'échec, aujourd'hui, se paie fort cher. Le résultat est qu'il y a une insécurisation générale, dans l'entreprise et au-dehors. A tel point qu'un Français sur deux pense qu'il peut devenir un jour SDF, et que la plupart sont convaincus que leurs enfants n'auront pas un avenir meilleur que le leur.
Faut-il considérer le travail comme une sorte de pathologie ?
Au contraire. Si l'on affirme que le travail représente une pathologie, cela signifie que l'on peut être malade du travail comme on l'est du coeur ou du cerveau, avec des remèdes et des spécialistes pour traiter la maladie. On va alors mettre en place un système qui banalisera la souffrance et rendra plus acceptable l'augmentation des courbes de dépressions et de suicides. Mais on ne se posera pas la question de fond et le système continuera à produire de la souffrance.
Les professionnels du social et de la santé mentale participent-ils à leur insu à ce processus délétère ?
Il serait malvenu de ma part de montrer du doigt des professionnels qui font ce qu'ils peuvent pour essayer d'aider les personnes en difficulté. Mais il est certain que le système doit se réguler pour pouvoir continuer à fonctionner sans changer sur le fond. Il met donc en place, de façon à la fois spontanée et réfléchie, toute une série de dispositifs, parmi lesquels ceux qui touchent à la santé mentale et à l'accompagnement social. On ne peut évidemment pas reprocher aux travailleurs sociaux et aux soignants de venir en aide aux gens, au prétexte qu'ils participeraient au maintien d'un système générateur de souffrance. Mais, pour autant, il me paraît dangereux de s'installer dans cette situation sans s'interroger sur les rouages de la machine. Faute de quoi on risque fort de participer à cette reproduction du système et de la souffrance des hommes. Dans le domaine de la santé mentale, on voit d'ailleurs émerger un débat politique très riche autour de ces questions. Quant aux travailleurs sociaux, ils me semblent confrontés à de telles difficultés qu'il leur faut déjà arriver à garder la tête hors de l'eau.
Face à cette solitude et à cette souffrance de l'individu, vous appelez à une réhabilitation du sujet. C'est-à-dire ?
Notre société met l'individu-roi au centre de sa vision du monde. Il doit être totalement adaptable au marché, performant, responsable de ses actes et de sa situation. Il doit s'autoconstruire, se conformer à la société ou à l'entreprise et ne pas chercher à la modifier. Dans l'Education nationale, par exemple, cela fait trente ans que l'on essaie de fabriquer des individus qui s'adaptent au marché. Le sujet, lui, c'est la personne unique, avec son identité, son histoire, ses sentiments. C'est ce sujet qui est malmené, isolé, et sans marge de manoeuvre. Le citoyen, comme le salarié, est dépossédé des choix qui le concernent, car il vit dans un monde d'experts qui décident pour lui. Cela participe aussi de son isolement et de son manque de maîtrise sur les événements. Le sujet, au bout du compte, est dans une cage d'acier invisible, selon l'expression du sociologue Max Weber, qui le tient par tous les bouts et sur laquelle il n'a pas d'emprise. C'est à ce sujet qu'il faut donner la priorité.
Peut-on changer ce système devenu mortifère ?
Il n'y a pas de recette toute faite, mais je crois qu'il faut commencer par repolitiser le débat au sens noble du terme. Comment vit-on ensemble ? Dans quelle société ? A quoi sert-il de travailler ? Qu'est-ce qu'une entreprise ? A quoi servent le travail social et le dispositif de santé mentale ? Si l'on ne pose pas ces questions, on va s'enfermer dans ce système qui va continuer à se reproduire lui-même. On ne va évidemment pas revenir au clan ni à la famille patriarcale, mais il va bien falloir inventer un autre collectif et un autre rapport entre l'individu et le collectif. Car l'individu ne peut pas vivre sans le collectif, sans la société. Au bout du compte, cela signifie qu'il faut repositionner notre démocratie, reposer la question de la place du politique.
Patrick Coupechoux est journaliste indépendant. Il vient de publier La déprime des opprimés. Enquête sur la souffrance psychique en France (Ed. Le Seuil, 2009). Il avait déjà publié Un monde de fous. Comment notre société maltraite ses malades mentaux, une enquête sur la folie en France (Ed. Le Seuil, 2006), et Mon enfant autiste. Le comprendre, l'aider (Ed. Le Seuil, 2004). Il collabore régulièrement au journal Le Monde diplomatique.