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L'avenir en chantier

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Chaque année, depuis 1995, l'association parisienne Habiter au quotidien forme huit femmes aux métiers du second oeuvre du bâtiment, l'idée étant d'élargir leurs choix professionnels en les orientant vers un secteur en pénurie de main-d'oeuvre. Une reconversion la plupart du temps réellement choisie par ces stagiaires, qu'elles soient chômeuses ou désireuses de quitter un métier qu'elles n'aiment plus.

Dans la salle des fêtes de l'établissement et service d'aide par le travail (ESAT) La Montagne, à Cormeilles-en-Parisis (Val-d'Oise), les souvenirs affluent. Les fleurs, le store en trompe l'oeil et les couleurs vives leur rappellent les heures passées à jouer du pinceau. Voilà un mois que les huit stagiaires du programme Femmes et bâtiment n'y ont pas mis les pieds. Après un mois en entreprise, les « filles », comme les nomme affectueusement leur formateur, sont venues rendre leurs rapports de stage. Elles étaient, il y a six mois à peine, étudiantes, chômeuses, abonnées aux petits boulots alimentaires. Désormais, elles sont prêtes à s'engager dans une nouvelle vie professionnelle : grâce à l'association parisienne Habiter au quotidien(1), elles ont appris les bases des métiers du second oeuvre du bâtiment. Sur le chantier-école de l'ESAT, elles ont déposé des sols et des cloisons, isolé un réseau électrique, posé du carrelage mural, réalisé une frise en mosaïque, enduit des murs, confectionné des pochoirs, bouché des crevasses... « Et tous les jours elles se sont découvert des capacités qu'elles ne soupçonnaient pas », souligne leur formateur, Roland-Max Negluau.

La formation Femmes et bâtiment existe depuis 1995. « A l'origine, le fondateur de l'association, Faraone Bogazzi, avait créé des ateliers d'initiation dans le quartier de la Goutte d'Or, à Paris, retrace la chargée de mission Daniela Bulfaro, venue du privé et entrée dans l'association après une période de chômage. Les femmes de ce quartier en difficulté voulaient pouvoir améliorer elles-mêmes leurs logements. Petit à petit, la formation s'est professionnalisée. Il s'agit désormais de combattre les inégalités professionnelles entre hommes et femmes, sur un secteur porteur d'emploi. » Malgré la crise - 4 % de baisse d'activité au premier trimestre 2009, selon la Confédération de l'artisanat et des petites entreprises du bâtiment (CAPEB) -, le second oeuvre offre des perspectives aux femmes qualifiées. « On a de moins en moins de candidats, explique André Pillault, patron de Raval 2000, qui a embauché une ancienne stagiaire de l'association. Les garçons se désintéressent de nos métiers, réputés pénibles. Les filles sont donc les bienvenues. »

Malgré ses quinze ans d'existence, « le projet est toujours considéré comme innovant », observe Daniela Bulfaro, ce qui facilite la recherche des financements. Le budget du programme (80 000 € ) est constitué par le Fonds social européen, la région Ile-de-France, le conseil général du Val-d'Oise, la direction départementale du travail et de la formation professionnelle, la délégation régionale aux droits des femmes et à l'égalité, et la Fondation Raja-Danièle Marcovici(2). « A 95 %, le budget permet de payer les salaires : le mien, en CDI, et celui du formateur, en CDD, le temps de la session », détaille Daniela Bulfaro. L'association peut également compter sur l'équivalent de 17 000 € d'apport à titre gracieux: le siège est hébergé dans un local prêté par le président, et l'ESAT La Montagne offre non seulement ses locaux pour le chantier-école, mais aussi le matériel, les vêtements de travail et le déjeuner, tous les jours, dans son restaurant d'insertion.

Des publics mieux ciblés

Chaque année, la formation regroupe huit femmes, pour cinq mois de chantier-école et un mois de stage en entreprise. « L'idéal, ce serait six stagiaires, pour consacrer suffisamment de temps à chacune, remarque Roland-Max Negluau. A un moment, il avait été question de quinze. Là, ce serait impossible : je ne pourrais m'occuper que des deux ou trois plus motivées, en laissant les autres se débrouiller. » Pour atteindre son objectif - assurer le retour à l'emploi -, l'association a dû changer de mode de recrutement. « Les premières années, les filles qui suivaient le programme étaient celles qui voulaient bien venir, se souvient le formateur. Elles avaient juste répondu à une sollicitation d'une mission locale ou d'un référent Pôle emploi. Certaines prenaient une pause à 16 heures pour appeler le 115 et trouver un hébergement pour la nuit. Elles vivaient dans une telle détresse que quand je leur parlais d'enduit de finition, elles trouvaient ça sympa mais totalement dérisoire. » Des situations difficiles à gérer pour une petite structure : « Pour cibler de tels publics, qui cumulent les freins à l'emploi, il faudrait aussi des psychologues, des assistantes sociales », souligne Daniela Bulfaro. « Une fois, j'ai cherché à contacter une assistante sociale pour une jeune femme qui vivait avec son enfant dans un placard technique, sur le palier d'un immeuble, se souvient Roland-Max Negluau. Mais elle n'a pas donné suite et je n'ai pas insisté, car j'outrepassais mon rôle. »

Désormais, pour recruter des candidates, Daniela Bulfaro écume les salons et les tables rondes sur l'emploi. « Nos partenaires du Val-d'Oise, comme l'agence Pôle emploi d'Herblay ou encore la Maison de l'emploi d'Argenteuil-Bezons, nous aident à populariser l'action, explique-t-elle. Ils nous réservent les places dans les salons, parlent de nous autour d'eux... C'est plus efficace que de se contenter de référencer nos annonces. A Pôle emploi, nos offres de formation sont rangées dans un classeur dédié au bâtiment, que les femmes ne vont pas ouvrir spontanément. Du coup, ces offres sont assez mal diffusées. » Chef d'équipe au Pôle emploi d'Herblay, Roselyne Bildé confirme l'inefficacité des communications trop larges : « L'an dernier, j'ai envoyé une information à toutes les demandeuses d'emploi de niveau inférieur au bac. J'ai eu très peu de retours, car il s'agit d'une vraie démarche de reconversion. »

Privilégier une approche concrète

Les salons, en revanche, attirent un public motivé, qui réfléchit déjà à son projet professionnel. En 2008-2009, presque toutes les stagiaires ont été recrutées à l'issue d'un forum de l'emploi. Souvent issues de métiers très éloignés du bâtiment, elles avaient déjà formulé ce désir de reconversion auprès de leurs conseillers référents, avant de croiser Daniela Bulfaro. « Après mon DUT de techniques de commercialisation, j'ai enchaîné les petits boulots pendant un an, tout en suivant des cours du soir d'architecture, raconte Conceiçao Ntona, 23 ans. A la mission locale, j'ai expliqué à ma conseillère que je voulais devenir décoratrice, mais sans suivre un long cursus. Elle m'a juste proposé d'attendre la rentrée suivante en faisant de la vente en décoration. » Même expérience pour Jacqueline Chapellier, 47 ans : « J'étais au chômage depuis trois mois. J'ai un CAP de tapissière d'ameublement, mais j'ai aussi été vendeuse, pour nourrir ma fille. J'ai dit que je voulais faire de la déco, mais à l'ANPE, on m'a dit qu'il n'existait rien pour moi. J'ai trouvé la formation toute seule. »

Durant le stage, la hantise de Roland-Max Negluau est de « faire de l'occupationnel ». Compagnon du tour de France, il s'est tourné vers la formation à la fin des années 1990, après avoir été artisan, patron, puis membre d'une coopérative ouvrière de production. En 2005, Habiter au quotidien l'a recruté pour sa formation auprès d'un public féminin. « Ce qui m'a plu, c'est que les stagiaires devaient avoir un vrai projet professionnel. J'en avais assez d'engloutir des fonds publics pour faire de l'abattage et faire baisser les statistiques », explique-t-il en rappelant les idéaux du compagnonnage : entraide, protection, éducation.

Adepte du concret, le formateur privilégie la mise en oeuvre aux cours théoriques : « J'explique les techniques au coup par coup. J'apprends aux stagiaires à aller du diagnostic au résultat fini. La surface est-elle rugueuse, humide, écaillée, lisse ? Quels produits faut-il employer dans les différentes phases de préparation ? Au départ, les filles n'ont aucune notion du métier, mais elles savent lire, écrire, réfléchir. Je leur enseigne qu'avant de se lancer, il y a tout un travail spéculatif. » L'occasion de reprendre quelques bases simples en arithmétique ou en géométrie, pour définir, par exemple, les surfaces à couvrir ou la quantité de produit nécessaire. « L'objectif est de les amener vers le professionnalisme et l'autonomie », insiste Roland-Max Negluau. Une démarche à ne pas confondre avec un apprentissage empirique : « Je leur montre qu'il existe une méthodologie technique, et que si l'on s'y astreint, on ne peut que réussir, résume l'ancien compagnon. Mais que si l'on en sort, par exemple pour aller plus vite et se débarrasser d'une tâche, on se plante à coup sûr. » Pour profiter à plein de cette formation, les stagiaires doivent pouvoir s'y consacrer pleinement. Mais certaines, mères célibataires ou chômeuses de longue durée, vivent toujours des situations délicates. Au quotidien, le formateur a donc choisi la souplesse : « J'essaie de mettre à mes stagiaires un minimum de pression, pour qu'elles soient plus réceptives à l'apprentissage. Entre autres, je ne veux pas qu'elles paniquent parce qu'elles ont un quart d'heure de retard. Elles peuvent enterrer cinq fois leur grand-mère, je ne dirai rien. Mais je leur explique que c'est mon régime particulier, et qu'un patron ne le tolérera pas. »

Pour étayer un projet professionnel

Pendant toute la durée de la session, les femmes obtiennent le statut de stagiaire de la formation professionnelle. Les chômeuses qui perçoivent l'allocation d'aide au retour à l'emploi gardent le même niveau de rémunération, sans prolongation de leurs droits. Les autres, titulaires du RMI ou trop jeunes pour percevoir la moindre allocation, sont indemnisées par le Cnasea, selon des critères d'âge, de situation familiale ou d'activité antérieure, entre 310,39 € et 652,02 € par mois.

Point commun à toutes les stagiaires de la dernière session : l'existence d'un projet professionnel. « A la rentrée 2009, je vais intégrer une formation diplômante de peintre en décor événementiel, annonce Conceiçao Ntona. Le stage m'a permis de conforter mon choix et d'être sûre que le métier me plaisait. » A peine sortie d'un baccalauréat en gestion, Aline Sizine, 19 ans, cherche, de son côté, un contrat de professionnalisation. « Les jeunes stagiaires ont tout intérêt à faire le choix d'une formation qualifiante, approuve Roselyne Bildé. L'association procure des bases multiples et solides, mais les filles manquent peut-être encore un peu d'autonomie sur un chantier. » Gardienne d'immeuble en intérim à Paris, une autre stagiaire compte utiliser ses nouvelles compétences pour trouver un poste fixe : « Elle peut jouer sur sa capacité à effectuer les menus travaux d'entretien d'un immeuble », confirme Roland-Max Negluau. Enfin deux femmes ont choisi de créer leur propre entreprise. « Je me sens bien à l'aise dans le métier, et tant qu'à se lancer, autant être son propre patron ! », sourit l'une d'elles, Amandine Destin, 27 ans, agent de réservation en agence de tourisme et au chômage depuis plus de un an. « C'est l'aboutissement de notre démarche, se réjouit le formateur. Pendant toute la session, je leur ai vendu l'indépendance, mais à long terme. Pour des cas comme ceux-là, le nouveau statut d'auto-entrepreneur, c'est du cousu main ! » Pas question, cependant, de laisser les deux créatrices d'entreprise se débrouiller seules : l'association a prolongé le contrat du formateur pour les assister dans les premiers mois. « Il nous aidera pour les devis, les rendez-vous et les chantiers », explique Amandine Destin.

Un suivi au-delà de la formation

Le suivi constitue d'ailleurs l'un des points forts de Habiter au quotidien. « Sur une session, j'effectue à peu près 30 déplacements : informations collectives, salons professionnels, réunions pour le recrutement..., énumère Daniela Bulfaro. En général, les stagiaires viennent avec moi, sur leurs heures de recherche d'emploi. Elles en profitent pour rencontrer des employeurs potentiels ou déposer leur CV. Nous faisons aussi des sorties, pour enrichir leur culture professionnelle, comme au musée du Plâtre de Cormeilles. » Un suivi qui perdure au-delà de la formation, comme en témoigne Soumia Chihab, stagiaire en 2004-2005 : « Dès qu'elle voit passer un plan de boulot qui peut me correspondre, Daniela me prévient et, depuis cinq ans, j'ai pu rester dans ce métier. »

Au cours des années, des liens étroits se sont tissés avec les partenaires de l'association qui facilitent ce suivi efficace. « Dans l'insertion, il faut que les acteurs se connaissent, analyse Roselyne Bildé, de Pôle emploi. Daniela est très présente : elle contacte, relance, maintient son réseau très actif. C'est capital. » Trois fois par session, les partenaires de Habiter au quotidien se réunissent en comité de pilotage. Cette année, pour la première fois, la réunion s'est tenue sur le chantier-école : « C'est important de montrer aux femmes que tout un réseau se mobilise autour d'elles, et aussi de savoir précisément ce qu'elles font, pour pouvoir ensuite aller démarcher les entreprises », estime Roselyne Bildé. En fin de session, elle a également proposé aux stagiaires d'organiser des démarchages téléphoniques à partir de son agence, le soir, après 19 heures. En journée, occupés sur les chantiers, les patrons artisans sont souvent injoignables. A la Maison de l'emploi d'Argenteuil-Bezons, Jean-Paul Ayme, chargé de mission, suggère aussi des portes de sortie. Il a signalé aux candidates à la création d'entreprise l'existence des coopératives d'activité et d'emploi : « En auto-entreprenariat, on est seul pour les chantiers, la facturation, la comptabilité, la déclaration aux impôts... C'est délicat, les a-t-il prévenues. Dans une pépinière d'entreprises, on peut s'immatriculer avec le numéro de la coopérative, et on est à la fois salarié et entrepreneur. Cela laisse une grande liberté, tout en assurant une certaine sécurité. Pour des personnes qui ont besoin de gagner leur vie tout de suite, c'est intéressant. Ou alors, il faut monter une entreprise à plusieurs, une entreprise de femmes, et en faire un argument commercial. Ça peut marcher : dans les couples, ce sont plutôt les femmes qui choisissent la déco ! »

Après quinze ans d'existence, Femmes et bâtiment affiche d'assez bons taux d'insertion professionnelle. « La formation débouche sur 50 % de placement environ », a calculé Daniela Bulfaro. Mais pas forcément dans le bâtiment. « Avoir suivi une formation pendant sa période de chômage, ça rassure un employeur. L'important est d'apparaître actif », déclare Roland-Max Negluau. Les stagiaires de la session 2008-2009 affirment néanmoins toutes vouloir s'investir dans leur nouveau métier, « mais il est encore un peu tôt pour savoir si elles y parviendront, car la formation vient de s'achever », prévient la chargée de mission. Il leur faudra aussi vaincre les réticences des employeurs, et trouver leur place dans des équipes masculines. « Certains pensent que les filles ne sont pas assez fortes physiquement, admet André Pillaut, de l'entreprise Raval 2000. Mais c'est aux gars de leur donner un coup de main, comme ils le font avec les apprentis pas très costauds. » Parfois tout se passe bien. Ainsi, pendant son mois de stage, Aline Sizine a impressionné son patron en repeignant en une journée toute une cage d'escalier. D'autres fois, c'est plus difficile. Une autre jeune femme a dû interrompre son stage à cause des comportements déplacés d'un collègue. « Dans le bâtiment, on en est encore aux prémices, regrette Roselyne Bildé, et il faut à ces femmes un caractère bien trempé. »

Très impliqués aux côtés de l'association, les partenaires aimeraient que les stagiaires viennent témoigner devant d'autres femmes. Pour que leur parcours de pionnières aide à en finir avec « la litanie des inscriptions à Pôle emploi comme nounou ou employée de bureau », termine Roselyne Bildé. La transmission des savoirs est aussi l'un des idéaux du compagnonnage.

Notes

(1) Association Habiter au quotidien : 20, villa d'Alésia - 75014 Paris - Tél. 01 45 42 42 86 - hquotid@aliceadsl.fr

(2) Emanation d'un groupe industriel de distribution d'emballages, la Fondation Raja-Danièle Marcovici soutient des programmes, en France et dans le monde, en faveur des femmes, dans les domaines éducatif, social, médical ou culturel.

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