Recevoir la newsletter

« L'indépendance de la statistique publique ne se décrète pas »

Article réservé aux abonnés

A l'heure où la culture du résultat s'affiche comme une priorité gouvernementale, les statistiques publiques constituent, plus que jamais, un outil stratégique. Avec la tentation, pour les responsables politiques, de contrôler, voire de manipuler les chiffres. C'est ce que dénonce le collectif de fonctionnaires Lorraine Data dans « Le grand truquage », qui vient de paraître. Questions à l'un des auteurs, Pierre Concialdi, économiste à l'Institut de recherches économiques et sociales.

Quelles sont les différentes techniques utilisées par les responsables politiques pour accommoder les statistiques ?

Il existe quatre grandes méthodes. La première, très classique, consiste à ne retenir dans l'ensemble des données existantes que ce qui arrange. On peut citer le cas des heures supplémentaires, pour lesquelles il n'existait, jusqu'à la loi TEPA, que des statistiques peu fiables, en raison d'une sous-déclaration chronique des heures supplémentaires de la part des entreprises. Depuis, celles-ci ont été incitées à mieux les déclarer pour bénéficier d'exonérations. On dispose ainsi d'un meilleur suivi des heures supplémentaires. Mais quand ces données ont montré que la mesure d'incitation à l'allongement du temps de travail ne rencontrait pas le succès escompté, le gouvernement a fait profil bas, en évacuant la question dans un rapport de 20pages pour le moins évasif. Une autre méthode courante est celle de l'indicateur écran. Elle a été utilisée à propos du pouvoir d'achat. Le gouvernement a focalisé l'attention sur la question des prix et de la vie chère. C'est l'une des dimensions de la question du pouvoir d'achat, mais, pour que le débat ait du sens, il faut aussi prendre en compte l'évolution des revenus. La troisième méthode consiste à changer la façon de compter tout en gardant, en apparence, le même indicateur. C'est ce qui s'est passé entre 2005 et 2007 avec les chiffres du chômage. Des modifications importantes ont été apportées aux modalités d'enregistrement et de comptage des demandeurs d'emploi, ce qui a abouti à minimiser assez fortement les chiffres. Cela arrive assez facilement pour les données administratives qui sont, par définition, produites par les administrations. Elles évoluent en fonction des réglementations, mais aussi des pratiques d'enregistrement des informations. L'exemple le plus typique est celui des statistiques de la délinquance. On demande aux policiers et aux gendarmes d'obtenir des résultats fixés à l'avance, pour lesquels ils fournissent eux-mêmes les données... A partir du moment où les fonctionnaires savent que les modalités de recueil, en particulier en matière de plaintes, permettent de minimiser ou de maximiser les résultats obtenus, cela n'est évidemment pas neutre. La délinquance fournit aussi une illustration de la quatrième méthode, qui consiste à faire dire à un chiffre ce qu'il ne dit pas. Dans la police ou la gendarmerie, où le respect de la hiérarchie est une valeur cardinale, il est facile d'influencer les pratiques d'enregistrement des délits. Les chiffres reflètent donc bien plus l'activité d'enregistrement des actes délictueux que l'évolution réelle de la délinquance en France.

Vous revenez sur l'instauration, par Martin Hirsch, du seuil de pauvreté « ancré dans le temps »...

Non seulement un gouvernement peut ne retenir que ce qui l'arrange, mais, concernant la pauvreté, l'indicateur de base a tout bonnement été changé, de façon à atteindre plus aisément l'objectif fixé. La pauvreté est une notion relative : on est pauvre par rapport à des conditions de vie dans un espace donné et à un moment donné. Actuellement, le taux de pauvreté est défini comme la proportion de personnes ayant un niveau de vie inférieur à un montant donné appelé « seuil de pauvreté ». Celui-ci est calculé par l'INSEE sur la base des revenus fiscaux des Français et est fixé à 60 % du niveau de vie médian de l'ensemble de la population. Le seuil de pauvreté ancré dans le temps consiste, lui, à prendre le seuil de pauvreté actuel et à le faire évoluer, pendant une durée de cinq ans, en fonction du seul indice des prix. Or ce dernier sous-estime la hausse des prix réelle, en particulier celle des produits de consommation courante. Ce qui relativise la perte de pouvoir d'achat des ménages les plus modestes. Le seuil ancré dans le temps décroche donc un peu chaque année par rapport au seuil de pauvreté actuel. Mécaniquement, si on avait utilisé cet indicateur entre 1997 et 2002, le taux de pauvreté serait passé de 13,4 % à 8,1 %, soit une baisse de 40 %, alors qu'elle a seulement été de 9 % pour l'indicateur habituellement reconnu en Europe.

Vous évoquez aussi le problème que pose l'usage des moyennes pour appréhender la réalité des inégalités...

Les indicateurs statistiques ne sont pas, en eux-mêmes, bons ou mauvais. Ils ne sont pertinents que par rapport à une question. Si l'on souhaite mesurer l'évolution du pouvoir d'achat moyen des ménages, les indicateurs appuyés sur des moyennes suffisent. En revanche, si l'on cherche à expliquer pourquoi une proportion croissante des ménages déclare connaître des difficultés de pouvoir d'achat, on ne peut pas faire comme si chacun se situait dans la moyenne. Si les plus hauts revenus voient leur situation s'améliorer et les plus bas revenus, leur situation se dégrader, la moyenne peut rester stable, mais ne mesure pas le creusement des inégalités. Il faut donc prendre en compte les différences, selon les catégories de ménages, entre hausses de prix et niveaux des revenus.

S'agit-il, dans cet ouvrage, de dénoncer le fonctionnement de la statistique publique ?

Le titre de l'ouvrage, Le grand truquage, focalise beaucoup sur l'idée de manipulation et peut laisser percevoir, de notre part, une critique de la statistique publique. Or ce n'est pas du tout notre objectif. Au contraire, nous pensons que le débat démocratique doit se nourrir de repères chiffrés et qu'un système statistique public, au service du public et des citoyens, est absolument nécessaire. Nous voulons simplement montrer que la statistique est un outil nécessaire, à condition d'être utilisée de façon pertinente et qu'elle ne soit pas déformée pour soutenir une communication gouvernementale. Pour que les chiffres restent crédibles et utiles dans le débat démocratique, encore faut-il qu'ils soient produits selon un minimum de règles, de déontologie et de transparence.

Vous rappelez que l'Etat affiche une culture de résultats axée sur des évaluations chiffrées. Est-ce aussi pour cette raison que la question des statistiques est devenue plus sensible ?

Il est vrai que cela peut expliquer une certaine pression diffuse afin de contrôler, si ce n'est la production, du moins la communication des statistiques. Ainsi, dans le cas de l'Education nationale, une censure évidente a été exercée par Xavier Darcos sur les publications de son propre ministère. Les prévisions d'effectifs pour la rentrée scolaire, qui sont publiées chaque année, ne l'ont pas été en 2008. On peut penser que c'était parce qu'elles n'étaient pas tout à fait en cohérence avec le discours officiel sur la nécessité de réduire le nombre des enseignants en raison d'une baisse des effectifs. Et quand on ne peut pas éviter la parution des chiffres, on peut toujours essayer de les discréditer. C'est ce qui s'est passé avec l'évaluation du revenu de solidarité active (RSA). Une étude de la DREES, le service statistique du ministère des Affaires sociales, montrait qu'il n'y avait pas de différence dans les taux de retour à l'emploi entre les personnes qui avaient fait partie de l'expérimentation du RSA et celles qui n'en faisaient pas partie. Cette étude soulignait, en outre, que les emplois retrouvés dans le cadre du RSA étaient de moins bonne qualité. Martin Hirsch a cru utile de publier un communiqué pour expliquer que ces chiffres n'étaient pas pertinents. Ce qui a suscité une réaction des statisticiens publics, qui ont rappelé que cette étude avait été commandée, et sa méthodologie validée, par le comité d'évaluation du RSA mis en place par Martin Hirsch lui-même.

En juin 2008, le Conseil national pour l'information statistique (CNIS) a formulé une série de propositions pour améliorer la mesure de l'emploi, du chômage et de la précarité. Ont-elles été mises en oeuvre ?

Pas vraiment. Les statisticiens de la DARES ont rappelé récemment que les chiffres du chômage, fondés en large partie sur une statistique administrative, continuent de privilégier une seule catégorie de demandeurs d'emploi, alors que le CNIS recommandait de partir du chiffre global des demandeurs. Le CNIS avait également appelé au respect des embargos sur la publication des différents chiffres, et on sait que c'est loin d'être le cas.

La création, en janvier dernier, de l'Autorité de la statistique publique aidera-t-elle à restaurer l'indépendance de la statistique publique ?

Elle n'aura probablement aucun effet sur un certain nombre de problèmes tels que la rétention ou la censure d'informations. Elle ne modifiera pas non plus les conditions de production des données administratives et n'empêchera pas les responsables politiques de faire dire aux chiffres ce qu'ils ne disent pas. Ce qui ne signifie pas que cette Autorité ne sera pas utile. Mais l'indépendance de la statistique publique ne se décrète pas. Elle se construit dans la durée.

REPÈRES

Pierre Concialdi est économiste à l'Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Au sein du collectif Lorraine Data, il est l'un des auteurs de l'ouvrage Le grand truquage (Ed. La Découverte, 2009). Membre du Centre d'études des revenus et des coûts (CERC) entre 1981 et 1994, il est désormais membre du Réseau d'alerte sur les inégalités (RAI) et du conseil scientifique de l'association Attac. Il a publié Non à la précarité (Ed.Mango, 2007) et Retraites : on vous ment ! (Ed.Mando, 2005).

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur