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Ethique médicale et précarité : une équation complexe

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Face aux situations d'exclusion et à un environnement institutionnel en pleine mutation, les professionnels de santé, à l'instar des travailleurs sociaux, s'interrogent sur le sens et la portée de leurs pratiques. Comme en témoignent les débats sur la rationalisation économique de l'hôpital ou le devoir d'assistance aux personnes sans abri, les situations de vulnérabilité mettent leurs principes éthiques à rude épreuve.

L'éthique des soignants « entre en résonance avec [leur] conception de la justice sociale », résume Pascale Estecahandy, de Médecins du monde, dans le cadre de la réflexion lancée par le Centre d'éthique clinique de l'hôpital Cochin sur les Enjeux éthiques des conséquences sanitaires de la précarité (1). Mais cette conception, fondée sur la préservation de la santé pour tous, dans le respect de la dignité de chacun, se heurte aux difficultés d'accès aux soins des populations vulnérables. Si, aussi loin que remonte le serment d'Hippocrate, les médecins ont toujours dû concilier leur pratique avec une exigence de solidarité, « il y a un contraste de plus en plus important entre l'évolution des principes éthiques qui fondent aujourd'hui la médecine moderne - la participation de la personne, son information, sa liberté et son choix - et le non-accès aux soins ou à la préservation de la santé pour une partie de la population », soulignait Jean-Claude Ameisen, président du Comité d'éthique de l'Inserm et membre du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), lors des journées « Pour une santé solidaire » organisées par le Collectif interassociatif sur la santé (CISS) en mars dernier. Les obstacles sont d'ordre réglementaire - problèmes d'ouverture de droits, augmentation du reste à charge par les dernières réformes de l'assurance maladie -, mais pas seulement. Tandis que les refus de soins aux bénéficiaires de l'aide médicale de l'Etat et de la couverture maladie universelle par les médecins libéraux sont régulièrement dénoncés, l'hôpital, dernier recours pour beaucoup, se détourne de sa fonction asilaire. « Le système hospitalier est devenu plus efficace en termes de soins, mais moins performant en termes d'humanisation », souligne Patricia Serres, assistante sociale à l'Hôtel-Dieu, membre du Centre d'éthique clinique de l'hôpital Cochin, dont elle a été chargée de mission. L'institution hospitalière, traditionnellement lieu d'accueil des indigents, s'est départie de ses missions sociales pour se concentrer sur sa vocation de plateau technique et d'hôpital entreprise. Alors même que les structures spécifiques comme les permanences d'accès aux soins de santé (PASS) fonctionnent de façon disparate et sont insuffisamment développées, elle n'est pas organisée pour fournir une réponse médico-sociale adaptée et se fait moins accueillante pour les plus fragiles. Dans un article intitulé « Egalité d'accès aux soins : l'hôpital face à l'exclusion », publié dans Hôpitaux Magazine en janvier 2007, Jean-Claude Ameisen et Chantal Deschamps, ancienne membre du CCNE, fondatrice de la première maison des usagers, membre du CISS, analysent ce paradoxe : l'hôpital public est aujourd'hui le principal, parfois le seul lieu d'accueil des personnes malades les plus vulnérables, souvent par le biais des urgences. Mais il est dans le même temps « de plus en plus inadapté à la prise en charge des maladies de la pauvreté, de la précarité, de la vieillesse, de l'exclusion et à la prise en charge des maladies mentales ». Un constat également dressé par Didier Sicard, ancien président du CCNE, dans L'alibi éthique (Plon, 2006). Devant l'absence de réponse technique, explique-t-il, l'hôpital se sent désarmé. « L'acmé de cette situation est celle du malade psychiatrique en situation précaire. »

La pression des contraintes budgétaires

Les objectifs de rationalisation de l'hôpital public, avec des indicateurs de financement qui reposent sur la durée moyenne de séjour des patients, contribuent à renforcer ce sentiment. « En situation précaire ou pas, les patients sont censés sortir dans les mêmes délais », témoigne Patricia Serres. Dans ces conditions, ils sont perçus comme des éléments perturbateurs d'une bonne gestion des coûts. « Certains services, pris à la gorge par les exigences de rentabilité, renoncent à prendre en charge des malades cumulant grandes difficultés sociales et pathologies lourdes, voire un polyhandicap, ajoute Marie-Christine Lebon, psychologue au service de médecine infectieuse et tropicale à l'hôpital Avicenne, à Bobigny (Seine-Saint-Denis), membre du Centre d'éthique clinique. Une étude de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), réalisée en vue d'intégrer le «facteur précarité» à la tarification à l'activité (T2A), montre que la durée moyenne de séjour d'un patient en situation de précarité est de trois jours supérieure aux autres. Mais ce délai ne représente que le temps nécessaire aux soins, sans tenir compte de l'accompagnement social ! Il n'est pas certain que la codification de la précarité dans la T2A [prévue dans la dernière campagne budgétaire] incite les services à mieux accueillir ces publics... » Surtout face à une pénurie d'effectifs et des services sociaux hospitaliers insuffisamment dotés pour répondre aux besoins. Dans son avis rendu en novembre 2007 sur Santé, éthique et argent : les enjeux éthiques de la contrainte budgétaire sur les dépenses de santé en milieu hospitalier (2), le CCNE recommande de « réintégrer la dimension éthique et humaine dans les dépenses de santé, afin de permettre à l'hôpital de remplir de manière équilibrée l'ensemble de ses missions, et pas uniquement les plus techniques ou les plus spectaculaires ». Ce qui nécessiterait de prendre en compte les aspects qualitatifs de santé pour évaluer les services non techniques rendus au patient.

Comment par ailleurs prendre en charge la santé, s'interroge Pascale Estecahandy, « quand tout l'environnement du patient lui dénie la capacité d'aller mieux » ? Quel sens du soin quand un malade, remis à la rue ou rejoignant l'insalubrité, le manque d'hygiène, la promiscuité, ne sera pas en mesure de poursuivre ses soins ? Quand, n'ayant que la mendicité pour se nourrir, il ne pourra pas suivre de régime adapté à son diabète ? Lorsque le remède ne peut être seulement sanitaire, parce qu'il se heurte aux conditions de vie - mal-logement, absence de ressources, manque de repères et mésestime de soi... -, les insuffisances de l'accompagnement social entrent en collision avec la déontologie médicale. Pour les personnes sans domicile, une solution est de poursuivre le traitement en hôpital de jour. Mais en l'absence de dispositif adapté, le service de médecine infectieuse et tropicale de l'hôpital Avicenne a mis en place en 2007, avec la mairie de Bobigny, un dispositif original pour éviter les ruptures de soins : un appartement associatif fonctionnant comme un lieu de vie à la journée, qui offre aux malades la possibilité de suivre leur traitement dans les conditions requises, en dehors de l'hôpital. « Un accueil incontournable, notamment pour les patients sans domicile atteints par la tuberculose ou le VIH », précise Marie-Christine Lebon. Pour permettre à l'hôpital de continuer à assurer sa fonction de soins pour tous, l'articulation du sanitaire et du social, qui s'est délitée à la fin du XIXe siècle et redevient une ambition affichée dans les politiques publiques, doit encore se construire, et les réseaux alliant professionnels de santé et du social, se développer davantage.

Le Centre d'éthique clinique de l'hôpital Cochin témoigne d'une autre dimension de l'éthique médicale face à des situations de vulnérabilité : la confrontation entre deux principes, ceux d'égalité et de justice. « L'égalité des soins ne suffit pas à rendre une décision médicale juste si elle n'est pas ressentie comme telle par l'intéressé », insiste Véronique Fournier, médecin, responsable du Centre d'éthique clinique. En clair, à situation clinique égale, la même décision n'est pas forcément la meilleure dans tous les cas, selon le contexte social du patient. Depuis sept ans, le Centre d'éthique clinique en fait la délicate expérience. Créé au sein du groupe hospitalo-universitaire Cochin-Saint-Vincent-de-Paul, à Paris, comme un dispositif d'accompagnement de la loi du 4 mars 2002 sur le droit des malades, inspiré du modèle américain développé par Mark Siegler à Chicago, il a pour mission d'aider à la décision médicale éthiquement difficile dans les établissements de l'AP-HP. La structure, sollicitée par des soignants, des malades ou leur famille, a vocation à agir comme un « tiers neutre » en accordant une place égale à la parole de chacun, sans se substituer à la responsabilité du médecin. La première phase de consultation clinique, menée par un binôme formé par un médecin et un non-médecin, consiste à recueillir les arguments de toutes les personnes concernées (malades, entourage proche, équipe médicale). Puis l'observation est soumise à la discussion du staff d'éthique clinique multidisciplinaire (soignants, juristes, philosophes, sociologues, travailleurs sociaux, représentants de la société civile), formé aux principes fondateurs de l'éthique biomédicale: d'autonomie, de non-malfaisance, de bienfaisance, de justice. Les éléments de la délibération sont ensuite oralement restitués aux personnes concernées, dans le seul objectif d'éclairer la décision.

Face aux frontières de plus en plus ténues entre problématiques médicales et sociales, le centre est régulièrement saisi de cas où la situation de précarité intervient dans la réflexion. « La question se pose alors de savoir jusqu'où il est légitime que ce contexte influe sur le choix, explique Véronique Fournier. Faut-il tenir compte de cet élément, au risque d'être discriminant, ou le faire passer au second plan, au risque de faire perdre tout sens éthique à la décision ? » Tout comme l'impact du choix médical pour le patient, le respect de l'autonomie - que Véronique Fournier définit comme le respect de « ce que la personne dit du sens de la décision pour elle » - est un thème récurrent. Exemple : un jeune homme schizophrène, vivant à la rue avec sa mère, est pris en charge à l'hôpital psychiatrique à la suite d'une crise d'épilepsie. Au moment de son départ, le service diagnostique un anévrisme de l'aorte. Une intervention chirurgicale s'impose, mais la mère la refuse. L'équipe devait-elle aller contre ce refus de soins, alors que le patient multipliait les chances de rompre son anévrisme en raison de ses conditions de vie précaires ? Ce contexte social devait-il amener les médecins à être plus directifs ou le patient devait-il bénéficier du même droit au refus de soins que tout le monde, dès lors qu'il était informé des conséquences de cette décision ? « Supposer qu'une personne n'est pas en capacité d'exprimer ses besoins, c'est lui retirer une part d'autonomie, explique Patricia Serres. S'il y a des limites, lesquelles et comment les gère-t-on ? Il nous a semblé important d'interroger directement les personnes concernées, dans le but d'éclairer les pratiques, les situations d'éthique clinique et d'alimenter le débat public. »

C'est dans cet objectif que le centre a mené, de janvier 2007 à février 2008, une enquête de terrain en partenariat avec le service d'accueil d'urgence (SAU) de Cochin, la PASS de l'Hôtel-Dieu et le service «santé mentale et exclusion sociale » (SMES) du centre hospitalier Sainte-Anne. Le public visé dans ce cadre était donc restreint aux personnes sans domicile fixe (sans hébergement stable). Il s'agissait de recueillir leurs attentes vis-à-vis de l'institution hospitalière ainsi que la parole des soignants sur la prise en charge proposée. Au total, 58entretiens de patients ont été conduits par un binôme formé d'un médecin et d'un non-médecin, conformément à la pratique du centre.

L'enseignement de cette enquête est troublant : non seulement les patients ont des attentes claires vis-à-vis des structures auxquelles ils s'adressent, différentes selon leur degré de marginalisation, mais une forte adéquation apparaît entre la demande et la prise en charge proposée. Avec un paradoxe, tout du moins dans les apparences : plus leur exclusion est profonde, plus l'attente des patients se situe au plan du minimum vital, moins ils sont demandeurs d'une prise en charge sur la durée et globale. Moins elle est ancienne, plus ils sont prêts à accepter un accompagnement pour ne pas se marginaliser davantage. Le public le plus marginalisé, le moins demandeur, se dirige vers la structure la moins dotée en moyens d'accompagnement, le service des urgences. Au SAU de Cochin, la majorité des personnes interrogées sont ainsi sans domicile depuis plus de cinq ans et rencontrent des problèmes somatiques sérieux. Venues de leur gré ou avec les pompiers, elles expriment une demande uniquement médicale, ponctuelle, limitée au strict rétablissement du fonctionnement de leur corps. Elles revendiquent la liberté de refuser la contrainte, notamment la poursuite des soins. Quant aux soignants, ils essaient de les convaincre d'une hospitalisation quand il le faut, mais respectent cette volonté, non sans se sentir désarmés. A la PASS de l'Hôtel-Dieu, les publics sont sans domicile depuis moins longtemps (depuis moins d'un an pour presque la moitié d'entre eux). Ce sont essentiellement des patients en situation administrative précaire ou sans papiers qui s'adressent à la structure spontanément, sollicitent une prise en charge régulière, bien que seulement un tiers formulent une demande à la fois médicale et sociale. Les personnels, de leur côté, ne se montrent pas intrusifs, même s'ils proposent un lien médical dans la durée. Au SMES de Sainte-Anne, les publics sont globalement installés dans la précarité depuis encore moins longtemps que les autres, un peu plus de la moitié des personnes rencontrées étant sans domicile depuis moins d'un an. Pour la plupart orientées en raison de problèmes psychiques, elles manifestent clairement une demande de prise en charge globale. Avec ces patients, les soignants travaillent sur la qualité du lien, proposent une prise en charge à la fois médicale et sociale. « Faut-il en conclure qu'il faut respecter ce que les personnes expriment comme une demande, l'hôpital devant alors rester dans une fonction de soins, ou bien au contraire estimer que ce qui s'exprime par les personnes en situation de précarité est une autonomie brisée et mettre des moyens proportionnels à la profondeur de la marginalisation ? », interroge Véronique Fournier.

Si, dans sa démarche didactique, le Centre d'éthique clinique verse volontairement les deux options au débat, les professionnels revendiquent clairement une adaptation des moyens au degré d'exclusion, au nom du principe d'accompagnement et du non-abandon. Pour Nicole Maestracci, présidente de la FNARS (Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale), l'enjeu majeur est celui de « l'objectif que la société se fixe à l'égard des plus précaires », alors que, « dans la santé comme dans le secteur social, on a de pauvres politiques pour les plus pauvres ». En outre, les demandes exprimées ne correspondent pas forcément aux besoins, comme le montrent toutes les études sur les inégalités sociales de santé, dont les résultats concernent aussi les catégories socioprofessionnelles modestes. Médecins du monde et l'AP-HP de Marseille, qui ont mis en place une expérience innovante d'équipe pluridisciplinaire en santé mentale, viennent pour leur part de réaliser avec Les morts de la rue une étude mettant en évidence la surmortalité des personnes sans abri et ses causes (3), dans l'objectif de mobiliser les acteurs publics sur la nécessité de faciliter l'accès effectif aux soins par de nouvelles modalités d'accueil. Comme l'ont illustré les débats de l'hiver 2008 sur les maraudes, les professionnels de l'urgence sociale et de l'insertion défendent l'impérieuse nécessité d'« aller vers », de proposer, avec une détermination qui ne doit pas être confondue avec l'obligation de soins ou d'insertion. « Si on propose quelque chose d'acceptable pour elles, les personnes peuvent entrer dans un parcours, même chaotique, qui suppose le respect du principe éthique du droit au recommencement », souligne Nicole Maestracci.

Instaurer un chaînon manquant

Comme les travailleurs sociaux, les professionnels de santé ne devraient donc pas se précipiter dans l'« agir » et le « bien faire » : « Dans ces situations, il ne faut pas accorder moins de respect au principe d'autonomie qu'à celui de la bienfaisance, car il constitue la base d'une relation de confiance avec le soignant, analyse Véronique Fournier. Mais faut-il considérer que la manifestation d'un refus de soins est ce que l'on peut escompter de mieux dans l'expression de la volonté ? Si plus de poids doit être accordé au principe de justice, c'est plutôt en augmentant les moyens pour «aller vers» que pour prendre en charge par la contrainte. Ne pourrait-on pas proposer dans les services d'urgence des hôpitaux une équipe pluridisciplinaire spécialisée d'intervention en précarité, qui ne serait pas une équipe du faire mais de la rencontre ? » Pour illustrer la pertinence d'instaurer un tel chaînon manquant, le psychiatre Alain Mercuel, chef de service du SMES de Sainte-Anne, distingue les « refus éclairés » des « refus obscurs », qui peuvent être « l'équivalent d'un début de consentement ». Faut-il attendre que la situation s'aggrave, ou au contraire intervenir de manière ostentatoire ? Entre deux attitudes extrêmes - « tous les précaires à l'hôpital » ou « respectons leur choix » -, Alain Mercuel propose « un lien souple à enclencher de manière lente et progressive ». Dans son avis d'avril 2005 intitulé Refus de traitement et autonomie de la personne (4), le CCNE estime que, pour le médecin, « respecter un malade, c'est avant tout lui donner le sentiment que, quelle que soit sa décision, il ne l'abandonnera pas à son sort ». La pratique répandue qui consiste à refuser un patient en manque de repères sociaux sous prétexte qu'il ne s'est pas présenté à plusieurs rendez-vous est pour cette raison contraire à l'éthique des soignants.

Ce maintien du lien suppose un décloisonnement des pratiques et des dispositifs pour offrir des lieux d'« accrochage », auquel s'emploie le travail en réseau. Certains hôpitaux ont également mis en place, dans cette perspective, des initiatives pour éviter les refus ou les ruptures de soins des populations vulnérables, qui ne concernent pas seulement les grands précaires. Le service de médecine infectieuse et tropicale de l'hôpital Avicenne, par exemple, a constaté que nombre de patients africains primo-arrivants quittaient l'hôpital, où ils refusaient de s'alimenter, les repas ne correspondant pas à leurs habitudes culturelles. Jusqu'à ce qu'en 2001, à l'initiative de Chantal Deschamps, alors attachée d'administration hospitalière, un partenariat soit mis en place avec une association de femmes médiatrices : une cuisine adaptée a pu être proposée aux patients, des liens sociaux ont pu renforcer la relation médicale. « Cette solution a contribué à faire de l'hôpital un lieu accueillant, décrypte Marie-Christine Lebon. Elle a également permis d'éviter des ruptures de soins, les personnes continuant à rencontrer les femmes médiatrices une fois sorties. » Pour Chantal Deschamps, l'essentiel est finalement de tout mettre en oeuvre pour que « la personne soit à égalité avec vous pour bénéficier de la même autonomie ». Citant le philosophe Gabriel Marcel, Jean-Claude Ameisen évoque pour sa part la nécessité de « collaborer à la liberté de l'autre ».

Au-delà, estime le chercheur, la réflexion éthique devrait davantage s'intéresser aux inégalités sociales de santé. Car le débat, à trop se focaliser sur le début et la fin de vie, refuse d'« explorer les raisons qui font qu'un ouvrier âgé de 35 ans dans notre pays a une espérance moyenne de vie de sept ans inférieure à celle d'un cadre ». Ou encore « les raisons pour lesquelles, chez les personnes âgées, il existe, en fonction de facteurs socio-économiques et culturels, une différence de 15 ans dans l'âge auquel surviennent les maladies, l'invalidité et la perte des fonctions cognitives ». La liste de ces constats est encore longue : le taux de prématurité peut doubler selon la catégorie socioprofessionnelle de la mère, le taux de décès annuel est de 2,5 % parmi les bénéficiaires de la CMU-C en affection longue durée, contre 1,8 % dans le reste de la population... En la matière, affirmer des droits sans chercher à démonter les déterminismes sociaux ne suffit pas. Aussi louables que soient les différents plans annoncés - en faveur des personnes âgées, des personnes en situation de handicap... -, ces initiatives traduisent, estime Jean-Claude Ameisen (5), « par défaut ce qui leur manque : une vision, une approche et une volonté globales d'accompagnement et d'insertion des personnes les plus vulnérables au coeur de notre société ». Chacune ayant en outre pour inconvénient de « laisser toujours dans l'ombre des formes de souffrances qui n'ont pas été définies comme prioritaires ».

UN THÈME CENTRAL À L'ESPACE ÉTHIQUE DE L'AP-HP

Lieu d'échanges, de formation, de recherche, d'évaluation, de propositions et de ressources sur l'éthique hospitalière et du soin, l'Espace éthique, structure de réflexion éthique de l'AP-HP, a été créé en 1995 par le philosophe Emmanuel Hirsch, son directeur, Alain Cordier, alors directeur de l'AP-HP, et Didier Sicard. Le sujet de la précarité - accès aux soins des plus démunis, conséquences sanitaires des vulnérabilités sociales, accompagnement des personnes en situation d'exclusion dans la maladie- traverse ses différents travaux. Sa base documentaire (sur www.espace-ethique.org) répertorie plusieurs textes sur le sujet, notamment sur la précarité et les urgences. Dans le cadre d'une plateforme « Veille et réflexion, pandémie, éthique et société », l'Espace éthique vient notamment de se saisir des enjeux sociaux d'une pandémie grippale due au H1N1.

La structure fonde ses missions sur la volonté de renforcer la responsabilité éthique des professionnels du soin et se veut une interface entre l'hôpital et la cité. A ce titre, elle a initié en 2008, avec le département de recherche en éthique de l'université Paris-Sud 11, la « Charte éthique et maraude », qui pose en particulier le principe du non-abandon, mais aussi de la non-injonction (6). Sa commission organise régulièrement des débats thématiques. Emmanuel Hirsch (7), qui défend une éthique démocratique au service des plus vulnérables, est également à l'origine du Collectif « Plus digne la vie », qui rassemble des représentants associatifs, des professionnels de la santé, du social et des personnalités de la vie civile. Son manifeste a d'ores et déjà été signé par plus de 1 500 personnes (8).

DANS LE SECRET DES CONSULTATIONS

Sensibiliser, notamment les médecins et les futurs diplômés, aux problématiques sociales, au repérage des difficultés pour proposer des prises en charge adaptées, telle est l'une des ambitions de Mady Denantes, membre du Comegas (Collectif des médecins généralistes pour l'accès aux soins), enseignante à la faculté de médecine Paris-VI. Médecin généraliste dans le XXe arrondissement, elle a consigné avec son associée Marie Chevillard (9) une série d'« histoires de consultations » pour décrire la réalité quotidienne de l'exclusion des soins. Extraits.

« Mlle T. a une perforation tympanique, elle travaille, au SMIC. Je l'ai adressée à un ORL qui l'a adressée à un confrère pour une tympanoplastie réalisée en juillet 2007. Elle a payé en dépassement 700 € pour le chirurgien et 300 € pour l'anesthésiste. Depuis, elle a dû revoir deux fois le chirurgien, car son oreille coule et est douloureuse. Chaque consultation lui a coûté 80 €. Elle vient me voir car elle a très mal et ne peut plus retourner voir le chirurgien: elle n'a plus d'argent...»

« M. H., 49 ans, a longtemps vécu dans la rue : il s'en est sorti, travaille et a un logement. Il a un antécédent de tuberculose. Il vient consulter car il tousse depuis plusieurs semaines et il maigrit. Je lui demande de faire une radio pulmonaire. Je le croise quelques semaines plus tard dans la rue : il tousse toujours, mais il n'a pas fait sa radio ; il n'a pas l'argent pour la radio (environ 30 €) ni pour le ticket modérateur [TM] de la radio (10 €), il la fera plus tard.»

« M. G., 66 ans, vit avec le minimum vieillesse (628 € au 1er janvier 2008 après revalorisation de 1,1 %), donc il n'a pas droit à la CMU-C. Je le connais depuis longtemps, une assistante sociale me téléphone pour me demander si je peux le recevoir : il ne peut pas payer les 22 € de la consultation et il a besoin en urgence d'un certificat médical pour une demande de foyer résidence. En consultation, je le trouve amaigri, fatigué; j'aimerais qu'il fasse un bilan sanguin en urgence. Il ne peut pas payer le TM de ce bilan.»

« M. C., 55ans, est bénéficiaire de la CMU-C depuis peu de temps. Il me raconte avec beaucoup d'émotion comment, devant une salle d'attente pleine de monde, il a été renvoyé d'un cabinet de radiologie lorsqu'il a tendu au secrétariat son attestation CMU-C. Je lui propose de signaler ce dysfonctionnement à l'ordre des médecins et à la CPAM. Il refuse immédiatement en me disant qu'il craint que cela n'aboutisse à un retrait de sa CMU-C. Aucun argument ne vient à bout de sa crainte, il regrette même de m'avoir raconté l'épisode.»

Notes

(1) Après une première journée sur ce thème le 25 mai 2005 avec Emmaüs et Médecins du monde, le Centre d'éthique clinique de l'hôpital Cochin organisait le 30 janvier dernier une journée de réflexion sur l'éthique clinique et la précarité. Rens. : www.ethique-clinique.com - ethique.clinique@cch.aphp.fr - Tél. 01 58 41 22 23.

(2) Avis n° 101, disponible sur www.ccne-ethique.fr.

(3) Accessible sur www.medecinsdumonde.org.

(4) Avis n° 87.

(5) « Penser le manque », in Les couleurs de l'oubli - François Arnold, Jean-Claude Ameisen - Ed. de l'Atelier, 2008.

(6) Voir ASH n° 2552 du 4-04-08, p. 34.

(7) Il a notamment dirigé l'ouvrage collectif Ethique, médecine et société : comprendre, réfléchir, décider - Ed. Vuibert, 2007.

(8) Voir ASH n° 2593 du 23-01-09, p. 39.

(9) Elles sont coauteures avec Jean-François Renard et Patrick Flores (enseignants à Paris-VI et à l'université Paris-V) d'un article sur les difficultés d'accès aux soins et les inégalités sociales de santé paru en janvier dernier dans la revue française de médecine générale Exercer.

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