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Nadine Parraud exerce les fonctions de monitrice-éducatrice au Coral, une structure éducative implantée à Aimargues, au sud de Nîmes, qui accueille des personnes de 18 à 45 ans souffrant de troubles psychiques. Dans la tolérance et la convivialité.

Cheveux bruns coupés court, l'air un peu hagard, Christine(1) étale de la confiture sur une biscotte. Elle parle toute seule devant son bol de chocolat. Christine souffre de troubles autistiques. Le son d'une télévision provient du coin salon, à côté. Un chat déambule au milieu des résidents, pas bien réveillés en ce matin de semaine, qui s'installent peu à peu autour de la grande table, devant la cheminée de la salle à manger. « T'as bien dormi Pedro ? », lance Gérard Durand, le directeur du Coral, en surveillant du coin de l'oeil le déroulement du petit déjeuner. « Ça va, tu as bu assez de café, Evelyne ! » Des petites boîtes bleues avec des étiquettes sont étalées sur un bord de la table. C'est l'heure de la distribution des médicaments du matin.

Un rituel que connaît bien Nadine Parraud. Visage rond, cheveux ras agrémentés d'une houppette et accent rocailleux des Pyrénées, voilà douze ans qu'elle a débarqué de son Aude natale dans ce lieu de vie fondé en 1975 par Claude et Marie Sigala à Aimargues, au sud de Nimes(2). « Je suis arrivée ici après avoir vu Visiblement, je vous aime, le film tourné sur Le Coral. J'avais pas mal galéré et n'étais alors vraiment pas bien. Le film m'a donné envie de venir au Coral et, surtout, d'arrêter de tout centrer sur mes problèmes. » Passé la trentaine, après avoir fait des tas de boulots à droite, à gauche, et s'être débattue avec des problèmes d'addiction, Nadine Parraud voit plutôt Le Coral comme un endroit où se poser. Aussitôt embauchée à l'époque par Claude Sigala, elle remplit aujourd'hui, à 44 ans, les fonctions de monitrice-éducatrice, sans en avoir le diplôme. Dans les lieux de vie, les permanents ont suivi des parcours très divers et possèdent rarement un diplôme spécialisé. « Nous regardons moins les formations diplômantes que le vécu du futur accueillant, ses motivations, son implication et sa capacité à travailler en équipe et à se remettre en cause. Ici, les permanents ont effectué pour la plupart leur formation sur le terrain, comme Nadine. Un accueillant est arrivé avec une licence en art, un autre, avec une expérience en équithérapie », souligne le directeur du Coral. La motivation et l'implication restent des qualités essentielles pour travailler en lieu de vie. Il ne faut « pas compter ses heures », confirme Nadine Parraud, qui passe au moins un week-end par mois et une ou deux soirées par semaine sur place. Célibataire, elle a d'ailleurs vécu près de six ans sur le lieu de vie, avant de prendre un peu de distance en logeant à l'extérieur.

Désormais, la travailleuse sociale est la plus ancienne permanente de l'équipe éducative du Coral qui, outre le directeur, compte quatre permanents éducateurs et moniteurs-éducateurs, deux salariés en contrat d'accompagnement dans l'emploi (CAE), quelques bénévoles et, régulièrement, des stagiaires. Depuis deux ans, pour obtenir son diplôme d'éducatrice spécialisée, elle s'est engagée dans une validation des acquis de l'expérience (VAE). « Si on m'avait dit alors que j'allais être éducatrice, j'aurais rigolé », confie-t-elle, tout en reconnaissant qu'il ne lui est pas facile de transposer par écrit les fruits de sa longue expérience de terrain.

Accompagner vers l'autonomie

Nadine Parraud a commencé sa journée par un tour dans les deux bâtiments des résidents, pour aider ceux qui ont du mal à se lever et vérifier que tout se passe bien. Dans un jardin parsemé de tamaris, de lauriers et de plantes grasses, les petites bâtisses aux tuiles orangées côtoient le bâtiment principal, qui abrite les parties communes et l'appartement du directeur. A l'autre bout du terrain, deux mobile homes ont été aménagés pour les éducateurs de permanence du jeudi soir au dimanche. Comme le montre l'inscription en mosaïque plaquée sur une façade, il s'agit, pour les neufs résidents comme pour l'équipe de permanents et de stagiaires, de faire ici l'expérience au quotidien du « vivre avec ». Au Coral, on partage tout : la cuisine, les courses, les activités sportives ou d'expression artistique, le travail au potager, la distribution de nourriture aux poules et aux deux chevaux, les déjeuners, etc. A travers cette vie communautaire, l'équipe éducative tente d'accompagner vers une plus grande autonomie des personnes âgées de 18 à 45 ans et souffrant pour la plupart d'importants troubles psychiques. Dans ce lieu de répit, on essaie de mettre en pratique des principes de tolérance et de convivialité, mais aussi de proposer une étape vers autre chose, en s'ouvrant à l'extérieur et en se confrontant à la différence. Pour Nadine Parraud, « le Coral est une porte ouverte pour des jeunes et des adultes ayant un parcours difficile en institution, et souvent rejetés pour des problèmes de comportement ».

Une fois le petit déjeuner terminé et la table débarrassée, la journée commence à 9 heures par une réunion visant à dérouler le programme des activités du jour et à répartir les tâches. C'est aussi un moment qui aide à revenir sur les problèmes et incidents éventuels de la veille. Evelyne explique qu'elle essaie d'aller mieux, mais qu'elle « n'améliore pas les choses pour l'instant ». « On va en reparler », assure Gérard Durand. S'exprimant avec difficulté et lenteur, Léo arrive de l'hôpital pour une période d'essai de un mois. Il interpelle indirectement Nadine, qui sera son référent. « Elle veut pas qu'on la taquine. » « Déjà, on va apprendre à se connaître », réplique celle-ci. Certains éducateurs rappellent le mode de fonctionnement du sèche-linge, puis Nadine sollicite Pedro et Kevin, grand gaillard athlétique et silencieux, pour aller faire les courses au supermarché du village. Les tâches ont été attribuées, la réunion s'achève.

Dans la foulée, une autre réunion, imprévue et plus réduite, commence au premier étage, dans le petit salon qui jouxte le bureau du directeur. « Evelyne est venue me dire qu'elle n'allait pas bien. Elle est angoissée, délirante, comme quand elle fume des joints. On va tenter d'en savoir un peu plus », souffle Nadine. Grand canapé recouvert d'un tissu à fleurs et fauteuil en rotin, du café sur la table basse... Si le décor est plus feutré qu'au rez-de-chaussée, l'échange entre les trois éducateurs et le directeur, d'un côté, et Evelyne, de l'autre, s'annonce compliqué et tendu. « Pourquoi tu te mets mal en fumant des pétards ? », demande Gérard Durand. Selon Nadine, le départ en congé sabbatique du directeur, prévu dans deux semaines, explique en grande partie le mal-être de la jeune fille. « Le directeur a une place particulière ici : il doit tenir le cadre et se situer dans une optique de sécurisation et de rappel à la loi », souligne en aparté la monitrice-éducatrice. Avec les autres membres de l'équipe éducative, elle cherche à savoir d'où vient le cannabis. « J'ai eu des rapports avec quelqu'un pour avoir l'argent », finit par lâcher la jeune fille devant l'insistance des éducateurs. Un moment de silence. Pour Nadine, il faut protéger Evelyne en lui interdisant d'aller au village pendant un temps. « Evelyne est ici depuis huit mois et sa relation avec moi est très forte. Je suis son référent et, quand elle n'est pas bien, elle vient me voir pour chercher quelque chose de rassurant, un cadre. Et là, il fallait vraiment poser des choses, éviter qu'elle continue de se mettre en danger tout en apportant du sens à cette décision. » La discussion se termine. Evelyne promet d'en reparler plus tard avec Nadine.

Reprendre pied dans la réalité

En raison de cette réunion impromptue, la permanente a pris du retard sur le planning. Avec Emilie, une éducatrice stagiaire, elle embarque rapidement Pedro et Kevin en voiture pour aller faire les courses. Dans la grande surface, tout le monde s'affaire. Kevin pousse le chariot, y dépose une palette de yaourts, Pedro met des choux dans un sac plastique et Nadine barre les produits de sa liste au fur et à mesure. Elle propose aux deux jeunes d'aller chercher du soda et de choisir les gâteaux qu'ils préfèrent. « C'est vrai que je les laisse aussi se faire plaisir, parce que le peu d'argent de poche qu'ils ont, ils le mettent dans les cigarettes. On ne fait pas de miracles, mais à partir du moment où il y a du désir, il y a de la vie. » Courses au supermarché, passage quasi quotidien au tabac ou au bureau de poste, soins chez le médecin ou l'esthéticienne, activités au centre équestre ou sur le terrain de football d'un village voisin : le rapport avec l'extérieur est un élément primordial pour ces personnes qui ont souvent passé de longs séjours dans des institutions. Il aide certaines d'entre elles à reprendre pied dans une réalité sociale. Ainsi Pedro, arrivé au Coral après plusieurs mois en hôpital psychiatrique et qui avait peur de la foule. Aujourd'hui, il va au cinéma et a repris goût à beaucoup de choses. « On sent vraiment que ça lui fait du bien », souligne la monitrice-éducatrice. D'autres résidents peuvent même entrevoir la possibilité d'une vie plus autonome. « Ils projettent de s'installer en appartement et, en faisant les courses, font un pas de plus vers l'autonomie, en prenant conscience de la façon d'acheter, du prix des choses, etc. »

Ce fonctionnement suppose néanmoins l'acceptation d'une prise de risque. D'abord pour les personnes accueillies, qui doivent affronter une liberté parfois effrayante, se situer dans une dynamique de projet et s'habituer à la vie en groupe. « Cette vie en communauté suppose d'accepter la différence. Nous avons reçu des jeunes de l'ASE qui commençaient par dire : «C'est qui ces fous ?», et finissaient par les aider dans la vie de tous les jours. » Prise de risque aussi pour les encadrants, qui favorisent cet apprentissage de l'autonomie auprès d'un public très hétérogène. Si Le Coral accueille essentiellement des personnes majeures aux prises avec d'importantes difficultés psychiques, l'équipe a en effet tenu à accompagner aussi quelques jeunes adressés par la justice. « Bien sûr, certains éducateurs avaient des inquiétudes et se demandaient, par exemple, s'il était possible de les laisser aller seuls au village. Mais on en a parlé entre nous et avec le psychanalyste chargé de la supervision mensuelle. En fin de compte, ces personnes ont droit, elles aussi, à une chance, et c'est le propre de l'éducateur de s'adapter. » Malgré le cadre posé par la loi du 2 janvier 2002, Le Coral reste un lieu militant destiné à ceux qui ont du mal avec les institutions : « C'est un lieu de parole, de tolérance et de rencontre, qui interroge sur la place que tient la folie dans notre société », explique son directeur.

L'implication dans le groupe

Fin de matinée, retour au Coral de l'équipe chargée du ravitaillement. Nadine range les produits avec quelques résidents, tandis que l'on s'active déjà en cuisine pour préparer le déjeuner. Léo, le nouveau venu, se tient à l'écart, fumant cigarette sur cigarette. Nadine va le chercher pour qu'il participe aux préparatifs du repas de midi. Il râle un peu, explique qu'il n'a pas dormi de la nuit. Rien n'y fait, il faut rejoindre le groupe, martèle la permanente. « C'est vrai qu'il a besoin d'un temps d'adaptation, mais il faut quand même le secouer un peu, pour qu'il comprenne qu'on va lui en demander plus qu'à l'hôpital. Ici, il s'agit de faire des choses au jour le jour pour aller bien, de se valoriser en faisant pousser des fleurs, la cuisine, ou en entretenant le potager. » Dans le salon, Nadine discute en aparté avec des éducateurs et quelques résidents. Depuis quelques jours, du cannabis et de l'alcool circulent dans un petit groupe. Un éducateur l'a de nouveau constaté hier soir, au moment du coucher. « Voilà deux jours que Pedro me dit qu'il ne va pas bien. Il est schizophrène et la prise de cannabis représente un danger, un risque de passage à l'acte », explique-t-elle.

Une nouvelle réunion est organisée au pied levé avec le directeur et les éducateurs présents la veille au soir, dans l'intention d'éclaircir cette situation avec Marine. La jeune femme blonde est arrivée du Nord depuis un mois, avec des problèmes de toxicomanie et après avoir subi des violences de la part de sa compagne. Face aux questions des éducateurs, elle se sent manifestement en position d'accusée. « Je n'ai rien fait de mal, j'ai rien à me reprocher », sanglote-t-elle. Gérard Durand rappelle que les résidents doivent aussi s'entraider, parler entre eux de leurs difficultés. Nadine intervient pour tenter de sortir de l'impasse : « Il faut qu'on se fasse confiance mutuellement, que tu nous fasses confiance. » « Mais déjà j'ai pas confiance en moi... » « Bien sûr, mais ça s'apprend », reprend la travailleuse sociale. Pour évacuer un peu la tension, la discussion roule ensuite sur des questions plus pratiques concernant l'achat de baskets pour Marine et ses futurs rendez-vous avec son médecin et son psychologue. « Ce qui importe dans ce travail, pour moi qui suis passée par l'école de la vie, c'est d'être authentique. Si on ne renvoie pas à ces jeunes ayant des parcours de vie complètement morcelés que l'on est vrai dans notre relation avec eux, ils ne nous loupent pas. Et cette histoire de confiance, c'est aussi une façon de ne pas laisser certains d'entre eux, comme Marine, se réfugier parfois derrière leurs difficultés, et leur faire comprendre que ce n'est pas parce qu'ils sont malades qu'ils ne peuvent pas faire des choses dans leur vie. »

Des signes d'anorexie ou de boulimie

Au menu du déjeuner, salade verte, céleri et saumon en sauce. « Il n'y a pas d'avocats, pour changer ? », s'amuse le directeur. Nadine demande à Evelyne de retirer sa casquette pour manger, tandis qu'un autre éducateur montre à Pedro comment mettre de la vinaigrette sur la salade. Un ou deux résidents rechignent à venir à table, certains n'ont pas envie de manger, d'autres paraissent absents... Temps de partage importants, les repas ravivent parfois certaines douleurs liées à des relations très conflictuelles avec la famille, ou à l'absence pure et simple de cadre familial. « Dans ces moments-là, certains jeunes montrent des signes d'anorexie ou de boulimie. D'autres, comme Kevin, sont dans leur bulle. Si quelqu'un n'est pas bien, je vais aller le chercher. Je vais souvent le faire sur le terrain de l'humour, car ça permet de faire retomber un peu les choses. Ensuite je me sers de ce que j'ai observé durant les repas pour le retravailler avec certains jeunes. » Au moment du dessert, Nadine presse tout le monde afin d'être à l'heure au match de football en salle. Les petites boîtes bleues réapparaissent pour une nouvelle distribution de cachets.

« Tom, fais des passes... Allez, Marine, bien essayé ! » Maillots verts contre maillots roses, résidents et éducateurs se sont mélangés pour un petit match de foot dans un complexe sportif proche du Coral. Ceinture noire de judo, pratiquant régulièrement le football, Nadine met son savoir-faire au service des résidents. Elle arbitre, encourage les uns, tempère l'ardeur des autres et veille à faire jouer tout le monde. « Léo, tu ne vas pas fumer. Tu rentres et tu joues cinq minutes. » Tom rouspète parce qu'il doit laisser sa place. Au fil de la rencontre, l'engagement s'intensifie et les contacts se font plus physiques. Nadine ne cache pas son mécontentement et arrête le match prématurément. « Le but de ces matches, ce n'est pas de gagner. C'est d'être bien ensemble, d'apprendre à respecter des règles, d'affronter le regard de l'autre et d'être capable de jouer contre des gens que tu ne connais pas. »

Milieu d'après-midi. Fatigués, des jeunes s'affalent sur un canapé pour écouter de la musique. C'est l'heure du goûter. Des crêpes arrivent, toutes chaudes, de la cuisine. La discussion glisse sur l'avenir de Zidane, Christine inspecte ses petits bobos, Marine réclame de la pâte à tartiner... Au Coral, les liens qui se créent avec les résidents sont très forts, et il n'est pas rare que certains passent chez la monitrice-éducatrice après ses heures de travail. Même si une distance doit être rétablie lorsque cela se révèle nécessaire. « Si je vois que je suis embarquée dans une relation transférentielle trop complexe, je vais demander à quelqu'un de l'équipe de prendre le relais. » Cette proximité ne doit pas non plus faire perdre de vue les limites pour certaines personnes de l'action menée au Coral, prévient Nadine Parraud : « Parfois, on prend des claques, parce qu'on n'arrive pas, par exemple, à enrayer des conduites addictives bien que l'on ait l'impression d'avoir tout tenté. Il faut savoir ne pas être dans la toute-puissance et dire à un moment qu'il vaut mieux arrêter, dans l'intérêt de la personne. » Reste que Nadine n'envisage pas son travail sans cette implication personnelle très forte.

Il est 17 h 30. Sa journée achevée depuis déjà une heure, la travailleuse sociale discute toujours avec des résidents, s'inquiète du fait qu'Evelyne a déjà fumé toutes ses cigarettes, rassure Christine qui a pris quelques coups pendant le match... Une implication qui n'est pas prête de disparaître. Avec l'aide d'une amie, Nadine projette de monter son propre lieu de vie dans l'Aude.

Notes

(1) Les prénoms ont été changés.

(2) Le Coral : BP6 - 30470 Aimargues - Tél. 04 66 88 57 44 - www.lecoral.fr.

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