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« Briser le cercle vicieux de la peur »

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Avec le dépôt, le 4mai dernier, d'une proposition de loi UMP visant à réprimer la « participation à une bande violente » et les « violences avec port de la cagoule », Nicolas Sarkozy cible à nouveau la délinquance des jeunes, en particulier ceux des banlieues. Si elle ne conteste pas la gravité de la situation dans certains territoires, la psychosociologue Joëlle Bordet appelle à sortir de cette spirale sécuritaire, notamment en maintenant un véritable accompagnement des jeunes et de leurs familles.

C'est devenu un lieu commun de dire que les jeunes des banlieues sont de plus en plus violents avec de moins en moins de repères. Partagez-vous ce constat ?

Il faudrait commencer par nuancer le terme « banlieues », car dès que l'on utilise ce mot, on est dans le stigmate. Il existe, en réalité, une grande diversité de quartiers et de villes qui répondent à ce qualificatif. Mais il est vrai que, par endroits, on observe des formes de violences graves qui n'existaient pas auparavant de la même façon. Quand se perpétuent sur un secteur des actes aussi graves que des viols et des meurtres, on ne peut qu'être inquiet. On observe aussi beaucoup de comportements d'autodestruction des jeunes, parce qu'ils n'ont pas d'avenir et sont dépressifs. Cependant, si certains territoires plongent, d'autres ne le font pas. Pour quelles raisons ? Voilà la question qu'il faudrait se poser, plutôt que de faire des généralisations sur le phénomène des bandes. Pour ma part, je constate que les territoires les plus violents sont aussi les plus anomiques(1) en termes historique, urbain et de présence politique. Ce ne sont pas nécessairement des territoires abandonnés ou isolés géographiquement, mais ils ne sont pas porteurs d'une appartenance symbolique à la collectivité ni d'une visibilité offrant de la dignité et un avenir en matière d'emploi.

Nicolas Sarkozy a souvent dénoncé ce qu'il appelle la « culture de l'excuse sociale à la délinquance ». Mais les racines de la délinquance des jeunes ne sont-elles pas d'abord économiques et sociales ?

Là aussi, il faut se garder des généralisations. Il existe évidemment des comportements agressifs pathologiques. Mais tous ces jeunes ne naissent pas a priori violents, et tout n'est pas joué avant 3ans. Il faut, bien entendu, tenir compte de leurs situations familiales et des difficultés dans lesquelles se débattent leurs parents. Par exemple, quand on vit sans papiers ou dans la crainte de ne pas voir son permis de séjour renouvelé, comment peut-on exercer son autorité parentale sur ses enfants lorsque ceux-ci ont la nationalité française?

Le phénomène des bandes s'apparente-t-il à une révolte contre une société qui ne leur laisserait pas de place ?

C'est surtout quelque chose de l'ordre de l'insupportable qui s'exprime dans leur comportement. La révolte relève d'une analyse consciente de la situation, et je ne crois pas qu'ils en soient là. Pour eux, le fait de casser est une façon d'exister ainsi qu'une jouissance pulsionnelle classique à l'adolescence. Tout le problème consiste justement à transformer positivement cette énergie qui, autrement, se déverse dans des comportements extrêmement négatifs. Pour cela, ces jeunes ont besoin de supports positifs chez les adultes, et qu'on leur propose des portes de sortie. Or les lois actuelles tendent plutôt à les enfermer entre la débrouille et le judiciaire. De ce point de vue, la détermination des situations de violence me semble plutôt du côté des pouvoirs publics.

Le risque n'est-il pas que, plus on diabolise ces jeunes, plus ils s'approprient cette image négative ?

Pour moi, cette question de l'intégration du stigmate est centrale, et c'est là-dessus qu'il faut travailler. Quand on vit dans un quartier d'habitat social, qu'on est âgé de 14 à 17ans, habillé à la mode de la banlieue et originaire de l'Afrique du Nord ou de l'Afrique noire, on est aussitôt identifié par cette image négative. Cette assignation indigne leur colle à la peau. Par réaction, certains revendiquent une telle image négative, en particulier dans leurs rapports avec les policiers, qui représentent souvent, par défaut, la figure masculine de référence dans les quartiers. Mais il ne faut pas les prendre au pied de la lettre. Comme tous les adolescents lorsqu'ils transgressent, ils ont tendance à revendiquer la transgression. Cependant, dès que l'on discute avec eux en petits groupes ou en tête à tête, ils reconnaissent que ça n'est pas une façon formidable de grandir. Leurs attentes et leurs espoirs sont les mêmes que ceux de tous les adolescents. Ils attendent, eux aussi, que la promesse démocratique d'une certaine sécurité de vie et d'une possibilité d'avenir dans la société soit tenue. D'ailleurs, dans les quartiers d'habitat social, les jeunes sont loin d'être tous pris dans ces logiques de survie et de violence. Leur vie ne se résume pas à être des délinquants ou des victimes. Beaucoup, filles ou garçons, mènent la vie normale des jeunes de leur âge. On peut néanmoins s'inquiéter du fait que ceux qui font l'effort d'obtenir un diplôme ne parviennent pas à s'insérer professionnellement, à décrocher un emploi stable. Ce qui génère une déception inquiétante, car la promesse démocratique de l'intégration n'est pas tenue. Et pour les éducateurs qui interviennent dans ces quartiers, c'est très angoissant. Car comment convaincre les jeunes que la République leur offre encore des possibilités de s'en sortir?

Comment sortir de cette spirale sécuritaire ?

Il faudrait déjà commencer par admettre que l'on est dans une spirale sécuritaire. Malheureusement, on n'en prend pas le chemin, car il existe une réelle inquiétude dans cette société vieillissante, qui supporte de moins en moins sa propre peur et sa propre précarité. Ce qui explique que certains responsables politiques ne cessent de réclamer encore plus de fermeté à l'égard des jeunes. Toutefois, autant que le durcissement des lois, ce sont les baisses du financement des associations du champ de la politique de la ville qui m'inquiètent. Les préfets exercent un contrôle des lignes de financement extrêmement précis sur le type d'actions à développer, en donnant la priorité à des actions assez normatives, tels les stages de rééducation parentaux ou encore les stages de citoyenneté... De même, la protection judiciaire de la jeunesse a beaucoup évolué, avec une transformation du rôle des éducateurs, auxquels on demande d'être plus dans une position de contrôle envers les jeunes et moins dans l'accompagnement. Heureusement, tout n'a pas encore basculé dans ce versant autoritaire et de contrôle. Ainsi, la prévention spécialisée conserve encore une certaine autonomie par rapport aux conseils généraux.

Mais concrètement, que peut-on proposer pour mieux accompagner ces jeunes ?

Il existe une diversité de modèles sociopolitiques. Si l'on parie sur le clientélisme et la manipulation des groupes qui contrôlent le territoire, on n'est pas du tout dans la même approche que si l'on développe la démocratie participative et une gestion adaptée des dispositifs. Il faut donc évaluer site par site les potentialités d'intervention. Maintenant, on peut rappeler quelques grands principes d'intervention. Il y a d'abord la nécessité de garder la confiance des jeunes et des familles envers les professionnels de l'action publique. Ce qui n'est pas facile car plus les jeunes sont mis en échec sur le fait de trouver leur place dans la société, plus cela met aussi en échec les professionnels censés être des passeurs. Ensuite, il faut préserver le travail d'accompagnement des jeunes et de leurs familles sur la durée. Les jeunes issus de l'immigration, en particulier, ne peuvent pas échapper à certaines questions de construction identitaire et existentielle qui méritent une écoute et une approche spécifiques. Mais si l'on se contente de faire du traitement au cas par cas, en réagissant aux situations de violences quand elles se présentent, on ne fait que bâtir le premier étage de la politique sécuritaire. Il faut, au contraire, accompagner les transformations sur la durée. Une autre priorité consiste à mettre l'accent sur le « faire avec » et non sur le « faire pour », en s'appuyant sur la communauté de vie. Je ne parle pas de communautarisme à l'américaine, mais du renforcement des communautés, en incluant l'école, les commerçants, la police, les services sociaux... Il faut une présence reconnue des institutions dans les territoires. Ce qui n'est pas compatible avec les logiques actuelles de dégraissage des fonctions publiques d'Etat et territoriale. L'acquis de la République, c'est la présence de la puissance publique au plus près des populations, et si on laisse la place vacante, je crains le pire, avec, d'une part, un risque de dérive confessionnelle sectaire et, de l'autre, un développement accru de l'économie parallèle et de tout ce qui gravite autour. Enfin, pour briser le cercle vicieux de la peur, il faut permettre aux gens de se rencontrer, de se mettre à la place de l'autre. Nous sommes tous interdépendants et on ne peut pas mettre de côté ces jeunes. Si l'on persiste, ils reviendront encore plus violents et on aura obtenu l'inverse de l'effet recherché.

REPÈRES

Joëlle Bordet est psychosociologue au Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB). Elle a publié Oui à une société avec les jeunes des cités! Sortir de la spirale sécuritaire (Ed. de l'Atelier, 2007) et cosigné avec Bernard Champagne, en 2008, le rapport du Conseil technique des clubs et équipes de prévention spécialisée « De la coopération entre les acteurs de l'institution scolaire et de la prévention spécialisée » (voir ASH n° 2552 du 4-04-08, p. 29). Elle a développé des partenariats à l'étranger, notamment au Brésil, en Russie et au Liban.

Notes

(1) L'anomie est l'état d'une société caractérisée par une désintégration des normes qui règlent la conduite des hommes et assurent l'ordre social.

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