«L'éducateur en internat est un artisan de la relation, un funambule qui travaille au quotidien sur de l'imprévu et du banal », décrit Chantal Rouhaud, éducatrice spécialisée à Bègles (Gironde), dans un internat accueillant 12 jeunes filles de 13 à 18 ans. Si ce métier « aux contours flous et mobiles » n'est pas aisé à définir, tous les travailleurs sociaux s'accordent à dire qu'il a profondément évolué ces dernières années. « Je ne vois plus mon travail de la même manière qu'il y a 20 ans, constate Maïté Ferrer, éducatrice spécialisée dans une maison d'enfants à - caractère social (MECS) girondine. Nous ne sommes plus au temps des dortoirs à 15 et de la lingerie commune où chaque jeune avait son casier. » Comme le rappelle Robert Lafore, professeur de droit public à l'Institut d'études politiques de Bordeaux, les internats éducatifs ont évolué au gré des recompositions de la protection de l'enfance. Au XIXe siècle, ils remplissaient une fonction asilaire, de mise à l'écart des enfants en danger. Après la Seconde Guerre mondiale, cette conception a volé en éclats au profit d'un modèle réparateur et sectoriel. « Les individus étaient alors ramenés à des catégories de problèmes, auxquelles correspondaient des institutions spécialisées : internat pour certains, éducation en milieu ouvert ou famille d'accueil pour d'autres, explique-t-il. Ce faisant, on a relégué l'internat aux formes les plus problématiques de prise en charge. » Pour le chercheur, nous sommes désormais entrés dans un modèle « capacitaire » : la prise en charge n'a pas pour but d'assigner l'individu à un statut, mais « d'élever ses capacités à tenir les normes sociales, les assumer pour s'intégrer ». La loi du 5 mars 2007 rénovant la protection de l'enfance conduirait ainsi à deux mouvements concomitants : en externe, on attend de l'internat qu'il entre dans une logique de réseau et, en interne, on lui demande de s'adapter aux individus. « Il devient plus souple, plus ouvert et s'articule avec le maintien dans le milieu familial, ajoute Robert Lafore. On sort de la logique de relégation. »
Pour prendre en compte ces évolutions et esquisser des réponses innovantes, la direction de l'enfance et de la famille (DEF) du conseil général de la Gironde s'est dotée de plusieurs outils. Depuis 2003, des comités techniques ont été mis en place pour chacune des prestations de la protection de l'enfance (1). Composé des directeurs et directeurs adjoints des internats, des responsables de la direction départementale de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et de la DEF, le comité technique des MECS (2) se réunit une fois par trimestre. Objectifs ? Développer la connaissance mutuelle, faire circuler l'information et élaborer des propositions communes. « C'est aussi une manière de briser les clivages entre associations, mais aussi entre secteur public et associations », note Pierre-Etienne Gruas, directeur de la DEF.
Depuis 2007, des journées d'études dédiées aux éducateurs d'internat sont également organisées. L'idée est de favoriser les échanges entre travailleurs sociaux autour de la fonction éducative (3). « On a déjà l'occasion de se retrouver lors de formations, indique Chantal Rouhaud. Mais ces rassemblements à grande échelle permettent des échanges fructueux. » Ils remplissent également une fonction de transmission des savoirs entre les professionnels aguerris et les nouveaux venus dans le métier.
Enfin, plusieurs études ont été lancées au sein du département. Outre une enquête auprès des personnels d'internat (voir encadré, page 27), la direction enfance-famille effectue actuellement une étude sur le parcours et le devenir des mineurs admis à l'aide sociale à l'enfance (ASE) dans le cadre d'une convention avec l'Institut démographique de l'université Montesquieu-Bordeaux-IV. Elle s'appuie notamment sur des entretiens menés auprès de 600anciens admis en 1988-1989-1990, tous âges confondus. Les résultats sont attendus à la fin de l'année.
Ces travaux visent notamment à mieux cerner les évolutions de la population accueillie en MECS. On voit en effet apparaître, outre des difficultés sociales et familiales, des troubles du comportement, des actes délinquants ou des problèmes de déficience intellectuelle. Des caractéristiques qui en disent long sur la difficulté des internats à faire vivre ensemble des jeunes aux profils très différents. « Les pathologies qui affleurent sont plus significatives, constate Chantal Rouhaud. Les jeunes sont sans doute plus malmenés que par le passé et leur perte de repères est plus prégnante. Mais le regard de l'adulte sur la jeunesse a également beaucoup changé. »
Autre difficulté, selon Francis Batifoulier, directeur d'une MECS à Biarritz et formateur (4), les jeunes sont plus réfractaires à une prise en charge collective. « Assigner à résidence des jeunes de manière contrainte est un sacré challenge. Les MECS n'y arriveront qu'en articulant l'individuel et le collectif et en diversifiant leurs pratiques. » Educatrice spécialisée dans la Gironde auprès de 16 adolescents, Frédérique observe au quotidien ces difficultés à vivre en groupe. « Nous travaillons actuellement dans un vieux château en pierres tout en hauteur : les jeunes ont l'impression de vivre les uns sur les autres et de suffoquer, témoigne-t-elle. Voilà pourquoi nous sommes en pleine restructuration. Cela n'a rien à voir de travailler en petites maisons individuelles. »
Devant l'évolution des publics, les petites unités sont ainsi préférées aux grands ensembles, et l'individualisation de la prise en charge se développe. « Auparavant, on faisait tout en groupe, relève Maïté Ferrer. On avait oublié l'individu et sa façon de se comporter seul. Aujourd'hui, je dis toujours aux jeunes, «ton projet, ce n'est pas celui du copain». » Partisan de structures à taille plus humaine, Francis Batifoulier insiste aussi sur la nécessité de « redonner du sens au collectif, aux réunions de groupe et à la médiation ».
Par ailleurs, la mission des éducateurs d'internat s'est complexifiée avec l'ouverture aux parents. Par exemple, dans la Gironde, des lieux de rencontre se sont ouverts au sein de plusieurs MECS, permettant aux parents d'exercer leur droit de visite en présence d'un tiers. « Il faut travailler avec eux et être convaincus qu'ils ont des compétences », souligne Pierre-Etienne Gruas. Aujourd'hui, « les professionnels sont pris dans un paradoxe troublant, remarque Chantal Herran, psychologue et conseillère technique à la DEF. Ils doivent s'ouvrir à la famille tout en protégeant l'enfant d'une fréquentation jugée nocive ou perturbatrice. » Pour épauler les éducateurs, elle insiste sur les échanges entre les membres du personnel de l'internat et avec la hiérarchie, et rappelle l'utilité des formations, de la supervision et des groupes d'analyse de la pratique.
Enfin, la diversité des problématiques des jeunes pousse à ouvrir davantage les portes des internats et à élargir la palette des réponses. « Il faut accepter de ne pas prendre en charge tout le temps l'enfant, note Pierre-Etienne Gruas. Cela bouleverse les rapports entre les institutions et entre les équipes. » Pour mieux accompagner les jeunes souffrant de pathologies, il défend la création d'un « home d'accueil thérapeutique » intersectoriel, cofinancé par le conseil général et l'hôpital. Cette petite structure comprenant des équipes mixtes pourrait accueillir des jeunes ayant besoin de soins, mais confiés à l'ASE en raison de carences parentales.
Vis-à-vis des jeunes réputés « incasables », les internats devraient, là encore, ajuster leurs pratiques (5). « Ces jeunes ont besoin d'une prise en charge conjuguée, interinstitutionnelle et multidisciplinaire », souligne Francis Batifoulier. Pour l'heure, plusieurs dispositifs ont déjà été mis en oeuvre dans la Gironde. Ainsi, au sein de la DEF, un pôle « missions spécifiques » suit notamment les mineurs en grande difficulté physique ou psychique, ainsi que les mineurs étrangers isolés. Par ailleurs, une cellule de veille éducative, animée par l'ASE et la PJJ, et réunissant d'autres partenaires, permet d'envisager des solutions concertées en amont et en aval du placement immédiat (6). Enfin, une structure expérimentale portée par l'association Emmaüs accueille temporairement ceux qui ont épuisé une prise en charge classique, laissant aux équipes le temps de souffler et aux jeunes la possibilité de s'apaiser (7).
Pour aller plus loin, une enquête sur les jeunes en grande difficulté est en cours auprès de 24 services relevant du conseil général et de la PJJ. Réalisée notamment à partir des réponses des services à un questionnaire et d'interviews, l'étude vise à mieux connaître le profil de ces jeunes, les difficultés des structures dans leur prise en charge et les réponses mises en oeuvre. Outre la valorisation des expériences, il s'agira notamment de repérer les processus d'accueil, d'accompagnement et d'orientation de ces publics. L'étude, qui donnera lieu à des préconisations, devrait être bouclée en septembre prochain.
Pour assurer leur avenir, les MECS doivent relever deux défis, ajoute Francis Batifoulier : prendre en compte la nécessité de diversifier les pratiques et apporter un appui aux éducateurs d'internat. « Leur travail est éprouvant et déstabilisant. Pour adapter les dispositifs, il faut mobiliser les équipes et assurer leur reconnaissance. » Enfin, toutes ces évolutions, notamment architecturales, ont un coût non négligeable. La question des moyens alloués aux MECS, en période de crise économique et de restrictions budgétaires, est évidemment posée.
Une enquête menée en 2007 auprès de 25 internats éducatifs (19 MECS, quatre centres maternels, un foyer de l'enfance et un foyer de la PJJ) girondins a permis de mieux cerner le profil des personnels (éducateurs, veilleurs de nuit, cadres), leurs conditions de travail et leurs attentes (8). Sur les 904 professionnels interrogés, 374 ont répondu (en très grande majorité des éducateurs). Le personnel est majoritairement féminin (64%) et la moyenne d'âge est de 42ans. La moitié a moins de sixans d'ancienneté dans l'établissement et seul un quart a plus de dixans d'expérience dans le métier.
Côté conditions de travail, cette enquête pointe la fréquence des horaires matinaux (avant 8 heures) et en soirée (après 20 heures). Seul un éducateur sur huit ne travaille pas le week-end tandis que 60% travaillent un week-end sur deux ou trois. Par ailleurs, 30% ont des horaires découpés.
Un tiers des éducateurs envisage de changer d'établissement (ce qui est moins élevé que dans la population active). La principale raison avancée est d'ordre personnel ou familial. A l'inverse, ceux qui souhaitent rester évoquent l'intérêt pour la population accueillie.
S'agissant de leurs attentes, les éducateurs réclament davantage de formation. Au sein de l'internat, ils souhaitent faire évoluer le projet de l'établissement, améliorer le travail en équipe, s'investir dans des actions novatrices, accentuer les prises en charge individuelles et travailler davantage avec les familles et des partenaires extérieurs. Enfin, 86% souhaitent développer les échanges entre établissements (groupes de réflexion, analyse des pratiques, visites d'établissements, échanges de postes...).
(1) MECS, centres maternels, assistance éducative en milieu ouvert ou à domicile, lieux de vie, points de rencontre enfants-parents et dispositifs jeunes majeurs.
(2) La Gironde compte 23 MECS qui accueillent près de 1 500 jeunes par an.
(3) En 2007, les premières journées d'études étaient consacrées au quotidien du travail en internat. En 2008, les éducateurs ont échangé sur le thème « De l'impossible à éduquer à l'éducation possible ». A la fin 2009, les journées porteront sur « L'internat, promesse de protection pour les enfants ? fruit d'un projet politique ? » et feront intervenir des élus.
(4) Co-directeur également, avec Noël Touya, de l'ouvrage Refonder les internats spécialisés, pratiques innovantes en protection de l'enfance - Ed. Dunod, juin 2008 - Voir ASH n° 2570 du 29-08-08, p. 51.
(5) Voir l'étude sur les incasables effectuée par l'Observatoire national de l'enfance en danger, ASH n° 2600 du 13-03-09, p. 34.
(6) Outre les services de la protection de l'enfance (AEMO, MECS, accueil familial...) et de la PJJ, les partenaires sont la maison départementale des personnes handicapées, un médecin psychiatre et un représentant de la permanence éducative auprès du tribunal.
(8) Enquête réalisée par le centre départemental de l'enfance et de la famille pour la direction enfance-famille et la direction départementale de la protection judiciaire de la jeunesse.