En ce lundi après-midi, au Point accueil jeunes (PAJ) (1), à Clermont-Ferrand, Noémie Christol, psychologue chargée du dispositif de coordination pour les jeunes en état de crise suicidaire et psychosociale, reçoit Pascal G. (2). Le jeune homme, cheveux courts et fines lunettes, a 23 ans. Il vit loin de ses parents et ne travaille pas. A l'origine, il est venu au PAJ pour être aidé dans sa recherche d'emploi. Mais sentant qu'il ne va pas bien, le trouvant triste, l'assistante sociale qui le suit lui a proposé de rencontrer la psychologue. Car, depuis quelques mois, Noémie Christol reçoit les jeunes en état de crise au PAJ, les lundis et vendredis, avec six rendez-vous par jour en moyenne, dont la moitié dans le cadre d'un suivi régulier. Deux autres jours par semaine, elle les accueille aux urgences psychiatriques du centre hospitalier universitaire (CHU) de Clermont-Ferrand, le reste de son temps étant consacré au travail de coordination entre les différents partenaires du dispositif. En effet, la psychologue développe une intervention transversale avec le PAJ et les urgences, mais aussi avec l'unité mobile spécialisée en psychiatrie et l'unité de soins Prévention accueil de la souffrance spécifique de l'adulte jeune (PASS-AJE), destinée, au sein du CHU, à la prise en charge des jeunes adultes en crise suicidaire.
Pascal G. sort lentement deux feuilles pliées en quatre de la poche arrière de son jean baggy. Lors de sa dernière visite, deux semaines plus tôt, il a confié à la psychologue qu'il ne faisait rien de ses journées. Noémie Christol lui a demandé de mettre son emploi du temps par écrit, en détaillant ses activités. Le planning de la première semaine est rempli. « Vous voyez, vous êtes bien occupé pour quelqu'un qui ne fait rien », commente, d'une voix douce et détachée, la psychologue. Le planning de la deuxième semaine, en revanche, est presque vide. « Vous n'avez mangé qu'une fois dans la semaine ? », interroge-t-elle. Pascal opine : « Ça s'arrange pas, en fait. J'ai été à l'ANPE, mais il n'y a rien en restauration rapide. A la mission locale, on m'a dit qu'on m'inscrirait au CIVIS [contrat d'insertion dans la vie sociale]. Et puis je dois renouveler ma CMU, je ne l'ai plus en ce moment. Et j'ai toujours le moral à zéro. Ça va pas, ça va pas... Aujourd'hui, j'ai mangé des biscuits seulement. Je n'ai goût à rien. » « Et le sommeil ? », demande la psychologue. « Mauvais. Je fume beaucoup pour m'endormir, sinon je cogite trop », répond le jeune homme. « C'est peut-être parce que vous dormez dans la journée... », suggère Noémie. « Non. J'ai pas le moral. Si mes amis n'étaient pas là, s'ils ne m'appelaient pas régulièrement, je me serais déjà suicidé. J'en ai marre. Je n'ai pas de soutien... » « Si, nous », répond la jeune femme. « Oui, heureusement. Mais il faut que j'arrête de me mentir. J'avoue que je n'ai pas le moral. » « Vous avez des idées noires ? », questionne la psychologue. « Toute la journée. » « Et des idées suicidaires ? », enchaîne-t-elle, cherchant à savoir à quel point il y a urgence. « Trop », répond Pascal, l'air fatigué. « Vous avez déjà réfléchi au moyen ? », poursuit-t-elle sans changer de ton. « Non. Je ne pense pas à me trancher la gorge, ni rien, en fait, mais j'ai envie de m'endormir et ne pas me réveiller. » A-t-il déjà pensé à une hospitalisation ? « Oui, parce que ça fait un moment que j'essaie de tenir, et là je vais craquer. »
Un ami lui a parlé d'une psychologue au CHU, et d'une unité qui accueille les jeunes pour quelques jours. Probablement l'unité de soins PASS-AJE. La psychologue propose de l'appeler pour demander si une place est disponible, mais Pascal préfère attendre un peu pour pouvoir se rendre à ses prochains rendez-vous à la mission locale et à l'ANPE. Il doit également rencontrer une psychiatre du Relais santé, un dispositif destiné aux personnes en situation de précarité, rattaché à la caisse primaire d'assurance maladie du Puy-de-Dôme. « N'hésitez pas à lui demander un traitement, précise Noémie Christol. Et au lieu de se voir toutes les deux ou trois semaines, on pourrait se voir toutes les semaines, comme avant ? » Le jeune homme acquiesce. Et si ça ne va pas, il pourra toujours passer voir la psychologue aux urgences ou l'appeler. « Comme d'habitude, ça m'a fait du bien de parler », confie Pascal en sortant de la petite salle aux murs blancs où se déroulent les rendez-vous. « Les trois quarts des jeunes que j'accompagne ont eu des idées suicidaires durant ces derniers mois. Parfois une seule fois, parfois à plusieurs reprises. Les travailleurs sociaux n'osent pas forcément en parler directement. Je suis là pour le faire, sans tabou », explique Noémie Christol. Et en cas de situation alarmante, elle accompagne elle-même les jeunes aux urgences pour qu'ils rencontrent un psychiatre.
Situé au coeur de Clermont-Ferrand, le PAJ, qui dépend du centre communal d'action sociale (CCAS), reçoit depuis onze ans les jeunes majeurs, de 18 à 25 ans, célibataires, sans enfants et qui ne poursuivent pas d'études. « Ils viennent pour chercher des informations, des adresses pour trouver un logement ou du travail », explique Emilie Dumas, assistante sociale, qui s'occupe avec deux collègues des 21-25 ans. « Ils viennent aussi quand ils ont du mal à boucler les fins de mois. » Un suivi social renforcé est proposé aux jeunes les plus en difficulté, loin de l'emploi et précarisés. Beaucoup souffrent de troubles du comportement, voire de pathologies psychiques. Et les conduites suicidaires ne sont pas rares. Depuis une dizaine d'années, Dominique Geneix, également assistante sociale au PAJ, observe une augmentation des situations de jeunes en souffrance psychique. « Mais nous n'avons que notre expérience pour les accompagner, pas les outils, ni les connaissances médicales nécessaires, déplore-t-elle. Pour les situations lourdes, nous arrivons parfois à bout de souffle, sans plus savoir que faire. Pour un jeune en conduite d'échec, par exemple, nous avons besoin de comprendre si ses problèmes viennent de son rapport à lui-même, de son rapport aux adultes, ou s'il a des limites, un handicap que nous ne pourrions pas voir. »
Auparavant, les travailleurs sociaux du PAJ accompagnaient eux-mêmes aux urgences les jeunes adultes ayant fait des tentatives de suicide ou qui y pensaient fortement. Ceux-ci étaient reçus, auscultés et écoutés par le personnel soignant. Ils pouvaient ensuite être hospitalisés, mais dans un autre service, les urgences psychiatriques ne disposant que d'un accueil de jour. Toutefois, le plus souvent, ils sortaient dans la journée et devaient se débrouiller. Certains se retrouvaient dans leur foyer, parfois dans une colocation ou chez des amis. D'autres retournaient au PAJ pour demander une aide financière. Mais entre accompagnement social et consultation psychiatrique, personne ne les suivait sur la totalité de leur parcours. A chaque nouvelle structure, un nouvel interlocuteur et un nouveau récit à raconter.
Durant trois ans, une psychologue du Relais santé est venue les lundis matin participer aux petits déjeuners avec les jeunes, en observation, pour réguler la parole, favoriser les échanges. Puis, quand les petits déjeuners se sont trouvés moins fréquentés, la psychologue a reçu ceux qui le désiraient au Relais santé. « Il y a eu alors beaucoup de désaffection, les jeunes hésitaient à aller consulter à l'extérieur, se rappelle Dominique Geneix. Or, parfois, il faut pouvoir proposer au jeune de voir rapidement un psychologue, sans avoir à sortir, pour qu'il se sente en terrain connu. » L'assistante sociale garde ainsi en mémoire la situation d'un jeune homme en grande précarité, fâché avec toutes les institutions, et arrivé au PAJ à un stade d'épuisement où il ruminait des idées noires : « J'étais en alerte, j'avais peur d'un passage à l'acte, il fallait un cadre soignant qui le reçoive au plus vite. »
De telles situations ne sont malheureusement pas rares. Chaque jour, à Clermont-Ferrand, environ 20 personnes, dont un quart ont moins de 30 ans, passent par les urgences psychiatriques du CHU. Parmi elles, on compte en moyenne deux jeunes suicidaires de 15 à 24 ans. Et des recherches montrent que, dans cette tranche d'âge, une tentative de suicide multiplie par 40 le risque d'un suicide ultérieur. « Les jeunes ayant le plus fort risque de crise suicidaire sont ceux qui sont isolés, peu insérés, ou vivent à la rue, en grande précarité, et qui sont atteints de troubles de la personnalité, c'est-à-dire de difficultés à s'adapter à une société qui n'a pas été capable de les intégrer. » C'est le constat dressé par le docteur Georges Brousse, qui dirige l'unité d'urgences psychiatriques du CHU (3) ainsi que l'équipe mobile spécialisée en psychiatrie chargée d'aller à la rencontre des sans-abri de la ville. Membre du Comité national de pilotage du prochain Plan de prévention du suicide et adhérent à la Société française de psychiatrie sociale, il est convaincu que la crise que traversent ces jeunes adultes suicidaires est à la fois psychologique et sociale. Aussi est-il impératif, pour lui, de traiter ces deux dimensions. « Nous étions régulièrement sollicités par le PAJ pour des jeunes en état de crise, raconte le médecin. Mais il fallait les faire venir aux urgences, alors que, dans certains cas, cela aurait pu se régler autrement si l'équipe du PAJ avait pu repérer les signes avant-coureurs. »
Pour cela, il était nécessaire qu'un intervenant formé puisse recevoir les jeunes directement sur place. D'où l'idée de créer un poste de psychologue, à cheval sur le PAJ et les urgences psychiatriques. L'objectif étant d'éviter, autant que possible, les passages à l'acte et, le cas échéant, de pouvoir accompagner ces jeunes adultes vers une prise en charge adaptée. « C'est une articulation sociopsychologique à trouver, explique Georges Brousse. Apporter une réponse à la fois médicale et sociale est essentiel pour ces jeunes. Ils voient que, pour nous, la prise en charge ne se réduit pas à une psychologisation de leur souffrance. Et que nous travaillons en tenant compte de leur situation : ont-ils une famille qui les soutient ou non, ont-ils un travail, sont-ils insérés dans la société, et autonomes ? »
Noémie Christol occupe officiellement ce poste de psychologue depuis janvier 2009 - en CDD, car il s'agit d'un dispositif encore expérimental. Cependant, elle intervient depuis un an déjà auprès du PAJ, sa tâche consistant à rappeler au téléphone et à suivre les patients en état de crise suicidaire reçus aux urgences psychiatriques, et à passer une demi-journée par semaine au PAJ pour y rencontrer équipe et usagers. « Nous avons constaté que l'équipe était en demande et que cette coopération se révélait fonctionnelle. Nous avons donc cherché à la pérenniser », affirme Georges Brousse. Pour lancer le dispositif, celui-ci a obtenu le soutien du CHU et du CCAS, qui financent chacun 10 % du poste de la psychologue et mettent des locaux à sa disposition. Un financement de 30 000 € , reçu dans le cadre d'un appel à projet de la Fondation de France (4) a permis de compléter le budget de démarrage. Le dispositif sera expérimenté jusqu'en janvier 2010. Pour la suite, le psychiatre espère bien convaincre les deux institutions partenaires de prendre en charge l'intégralité du financement. A condition de faire la preuve que le dispositif répond à un réel besoin et est apprécié par l'équipe du PAJ comme par celle des urgences. Pour cela, le projet prévoit une analyse statistique des résultats ainsi que l'utilisation d'outils de mesure psychométrique favorisant l'évaluation d'un risque de récidive suicidaire. En outre, une enquête de satisfaction doit être menée auprès des différents partenaires lors des réunions de synthèse qui se déroulent tous les six mois.
Les travailleurs sociaux du PAJ apprécient, eux aussi, de pouvoir échanger avec la psychologue. « Si je reçois un jeune qui est maniaque ou schizophrène, cela m'aide de savoir comment il peut réagir face à une situation de frustration, comment il va l'interpréter, et si un refus lui servira ensuite dans sa construction psychique, justifie avec passion Emilie Dumas, l'une des assistantes sociales. C'est très utile de pouvoir en parler avec Noémie, qui parfois connaît les jeunes en question. Et, dans le cas contraire, nous pouvons les orienter vers elle. » D'autant que Noémie Christol continue de suivre les jeunes qu'elle adresse aux urgences ou, parfois, à un psychiatre en ville avec lequel il lui arrive de collaborer. « Cela aide à entretenir une relation plus authentique avec le jeune », note Dominique Geneix, également assistante sociale au PAJ. « Car, parfois, nous faisons fausse route, nous orientons mal, faute d'avoir tous les éléments de compréhension en main. Nous avons longtemps manqué de cette complémentarité. Cela nous permet aussi de suivre les jeunes quand ils sortent de l'hôpital, de leur attribuer une aide afin qu'ils aient un toit et puissent se soigner. Nous pouvons ainsi travailler dans la durée. » La psychologue joue un rôle de soutien auprès des travailleurs sociaux, par des échanges qui ont souvent lieu entre deux portes, de façon informelle. « Nous aussi, nous avons besoin d'exprimer notre souffrance, poursuit Dominique Geneix. Nous sommes les derniers filets de sécurité pour certains jeunes qui se trouvent dans des états vraiment difficiles. Noémie nous aide dans ces cas-là à travailler sur notre impuissance, notre frustration. » Comme avec cette jeune fille que l'assistante sociale suivait depuis quatre ans. « Je me sentais happée par sa souffrance et un peu responsable de sa vie... Noémie m'a aidée à me décaler par rapport à cette situation, à prendre du recul. »
A l'hôpital aussi, la psychologue apporte un éclairage utile. Ce matin, sur 24 patients reçus aux urgences psychiatriques, 9 y ont été admis à la suite d'une tentative de suicide médicamenteuse, dont 7 jeunes de moins de 30 ans. Noémie Christol rend visite à ceux qui se trouvent en situation de précarité, ou les reçoit dans son bureau. « Ce sont eux qui risquent le plus de récidiver, qui ont le plus besoin d'une consultation gratuite et qui peuvent être orientés, dans l'autre sens, pour une prise en charge sociale vers le PAJ », insiste Georges Brousse. « Avant, l'équipe des urgences psychiatriques orientait les jeunes adultes marginalisés et en crise suicidaire vers un psychiatre en ville, mais personne ne savait s'ils se rendaient réellement au rendez-vous. Il n'y avait pas de suivi, se souvient Carole Groulon, infirmière. Noémie, elle, prend le temps de les écouter et peut les suivre à leur sortie. Sa présence évite également que certains soient hospitalisés sans leur consentement : ils reviennent plutôt la voir en rendez-vous. »
(1) Point accueil jeunes : 70, rue Villeneuve - 63000 Clermont-Ferrand - Tél. 04 73 42 11 74.
(2) Le prénom a été changé.
(3) Unité d'urgences psychiatriques et psychotraumatiques : CHU de Clermont-Ferrand - BP 69 - 63003 Clermont-Ferrand Cedex - Tél. 04 73 75 47 80.
(4) La Fondation de France finance depuis plusieurs années, dans le cadre d'appels à projets, des actions concernant la prise en charge de jeunes suicidants. Les projets peuvent porter sur l'aide aux professionnels pour l'instauration de dispositifs novateurs ; la formation d'équipes hospitalières ; l'évaluation de nouvelles procédures favorisant le dépistage précoce des jeunes en risque suicidaire. Renseignements :