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« Pendant trois ans... »

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C'est le récit d'une déception que livre ici Jeanne Labarthe-Vacquier. « Bourrage de crâne », « consensus mou », « niveau désespérément bas », le jugement qu'elle porte sur la formation d'assistant de service social qu'elle a suivie dans le cadre d'une reconversion professionnelle est sévère. D'où son souhait de voir le service social relever le défi de l'« ambition ».

«A 32ans, après huit ans d'exercice dans le privé comme documentaliste multimédia, j'ai décidé de reprendre mes études pour devenir assistante sociale. J'ai donc intégré une école parisienne de service social. Je me suis acheté descahiers, des feuilles, des classeurs, j'airéappris à écrire avec un stylo (depuis dix ans, tout passait par un clavier). Epuis j'ai attendu que «ça» commence. Et j'ai attendu trois ans...

Rapidement j'ai compris que le savoir n'était pasvraiment l'enjeu de la formation, et que lesprincipales compétences à développer consistaient surtout en une formidable capacité d'adaptation. Pendant trois ans, j'ai souffert pour amorcer un décryptage des valeurs, des névroses, des codes et des espoirs de la profession d'assistant de service social. J'ai compris à quel point le corporatisme était fort et à quel point, dans ce milieu reposant apriori sur des valeurs humanistes, il était incongru de vouloir penser par soi-même avant d'obtenir lesacro-saint «diplôme d'Etat». J'ai compris que sous couvert de débats, toute opinion n'était pasbonne à défendre.

J'ai constaté que la professionnalité du métier d'assistant de service social était présentée comme résidant principalement dans l'alchimie intime et secrète de la relation d'aide.

C'est une vision que ne partagent pas Jean-François Garnier et Jean-Yves Dartiguenave, comme ils l'expliquent dans Un savoir de référence pour le travail social (1). C'est très largement sur cet ouvrage que je m'appuie pour mettre en forme mon propos. Les auteurs font l'autopsie des prétendus savoirs de la profession d'assistant de service social.

Garnier et Dartiguenave expliquent tout d'abord àquel point la formation des travailleurs sociaux relève de savoirs épars, superficiels, empilés, clôturés sur eux-mêmes, que les étudiants et lesjeunes professionnels ne pratiquent ni ne maîtrisent. Pendant trois ans en effet, j'ai subi unvaste bourrage de crâne. Cela s'apparentait à unesorte de digest, «la culture générale en 100fiches», en quelque sorte. Prenez par exemple un paquet d'heures d'introduction à lapsychanalyse, quelques quiz sur la santé dignes des pages «Bien-être» de Marie-Claire, uneenquête urbanistique du niveau de mes exposés de 5e, et de belles séances de «Google-isation» pour pondre d'assommants exposés débités à toute vitesse devant un auditoire ensommeillé par la torpeur post-prandiale... Lescours de droit ont été parmi les plus appréciés, car enfin nous y trouvions du contenu. Face à tout ce fatras, les formatrices nous répétaient mystérieusement que ce serait à nous de «faire les liens», seuls, dans une sorte d'auto-formation et d'auto-appropriation perçues comme actives donc vertueuses.

« Faire les liens » ?

Cette pédagogie, se voulant moderne certainement, peut être rapprochée de ce que Rachel Boutonnet décrit de la formation de professeur des écoles à l'IUFM dans Journal d'une institutrice clandestine (2). L'auteure relate que certains intervenants expliquaient auxétudiants que pour enseigner aux enfants, iln'était pas nécessaire de posséder du savoir, pas plus que les élèves en tous cas : le rôle dumaître serait juste d'accompagner l'élève, l'apprenant, dans saquête individuelle de connaissance. Il ne s'agit plus d'enseigner mais d'«apprendre à apprendre».

C'est effectivement ce type de posture que j'aidécouvert en école de service social. J'avais quitté l'université avec en tête des enseignants qui m'avaient marquée par leur érudition, leur savoir, leur exigence (et pourtant je n'avais pasétudié au sein d'une filière élitiste !). Guèred'émulation de la sorte en école de service social.

Ce patchwork, cette succession de savoirs mais surtout de points de vue, amène à promouvoir lerelativisme : toutes les opinions, toutes lesapproches seraient valables, à condition d'argumenter. Voilà ce qui émergeait de nos enseignements. Il me semble que cette approche prétendue multifocale n'était qu'un consensus mou. Dans l'école où j'étudiais, la suspicion régnait sur «la théorie» : la théorie était en effet présentée comme déconnectée du «terrain». Ilétait important de ne pas oublier de «fairelesliens». Mais étant donné la faiblesse denotre hotte théorique, quels liens aurions-nous pu faire ?

Cette hantise de la «théorie» empêche de sepencher sur le fond de la matière et d'élaborer un modèle conceptuel cohérent : les assistants deservice social, étudiants en tous cas, restentdans une visée mythique qui les empêche d'interroger le discours sur leur savoir. Car, précisément, théoriser, c'est mettre en mots, expliquer, essayer de comprendre, d'analyser.

Pourquoi cette peur, cette timidité des travailleurs sociaux à se saisir de ce qui est censé être leur savoir ? Pourquoi ce manque d'audace, d'ambition, et... de sueur ? Peut-être parce qu'ils ont intériorisé leur place dans la société ; ilspensent que c'est aux sociologues, ceux qui écrivent des thèses de 600 pages et ont une bibliographie de 100 références, de dire ce qu'est ou doit être le travail social. Voilà pourquoi leniveau de la formation d'assistant de service social reste si désespérément bas : pas trop de livres ! C'est un peu ce que fustige Bourdieu à la fin du film de Pierre Carles La sociologie est un sport de combat : à un jeune qui, lors d'un débat, tentait de lui donner des leçons sur l'immigration, le sociologue a fermement suggéré de revenir quand il se serait outillé intellectuellement. Il ne faut pas tant être adoubé par son pair (stérile reproduction) que manger son père, ou tout au moins tendre à le faire, pour évoluer. L'apprentissage passe selon moi par cette tension vers un certain dépassement où l'on incorpore ce que l'on a appris du maître.

Pourquoi ne pas oser proposer l'idée que leservice social repose sur un savoir dur et complexe qui attend encore pour partie d'être modélisé ? Non, tout ne repose pas sur le ressenti. La profession manque de connaissances objectivées et le niveau catastrophique desétudiants est à l'image de ce manque.

La quête de sens reste un vain mot si elle reste au niveau de l'intuition, du truisme ; pour Garnier et Dartiguenave, cette quête de sens reste un«impensé».

Une logique circulaire

Sous l'apparence du débat, les écoles de service social, du moins celle où j'ai étudié, fonctionnent selon une logique circulaire où finalement lesétudiants ne se nourrissent que de ce qu'ils connaissent déjà plus ou moins. Voyez le fameux recueil de connaissances, préalable indispensable et assommant à tout cours, pardon, toute «médiation» comme on dit dans les IUFM ! Levéritable motif n'est-il pas la clôture ? Lesformateurs nous renvoient beaucoup à nous-mêmes, mais non dans une logique humaniste : j'ai plus eu le sentiment d'avoir affaire à un savoir être figé, stéréotypé, qu'il est nécessaire d'ingérer. Oserais-je dire franchement : une sorte de rééducation ?

L'autre n'a jamais vraiment été présent dans notre formation. Nous en sommes restés à l'«usager». La notion d'altérité et ses implications éthiques n'ont été que survolées et jamais travaillées dans des écrits. L'autre furieux, ivre, puant, doucereux, idiot, génial, fou, méchant, faible, naïf, que sais-je ?, l'autre tel qu'il est réellement, fut très peu présent dans la formation. Pas d'analyse authentique de l'impact émotionnel, humain, philosophique, de nos rencontres avec la misère, la folie, la maladie, entrevues sur nos terrains destage.

Le poids de la « doxa »

Autre motif circulaire : la profession repose surune logique de reproduction puisque nous sommes formés par nos futurs pairs qui se réfèrent à la doxa ambiante. D'où l'existence de toute une litanie de mots clés dont il convient de faire habilement usage, sans sortir de la ligne définie, le jour des examens. Or le but d'un centre de formation, en sciences humaines qui plus est, est-il de coller à la demande ou de créer descerveaux libres ? La compétence semble reposer sur des signes de reconnaissance (desmots clés plaqués) qui nous permettent d'être accrédités par nos pairs. Les écoles se défendront et argumenteront sur l'existence de «débats» entre petits groupes d'élèves, censés constituer uneanalyse de la pratique et de l'émergence de laprofessionnalité. Je répondrai que ces débats sont un peu comme chez Jean-Luc Delarue : il m'a semblé qu'il ne s'agissait pas tant de confronter avec audace des opinions, mais d'être sûr que lespoints de vue divergents étaient mis au jour et, incidemment, condamnés. En conséquence, lejour où une formatrice nous a annoncé en substance que le déficit de la sécurité sociale n'existait pas, que c'était une simple construction, je n'ai pas osé intervenir.

Heureusement, Garnier et Dartiguenave ne restent pas sur ces constats bien amers. Ils proposent unealternative théorique pour replacer l'homme au centre de l'intervention sociale. Ils nous invitent à dégager la dimension anthropologique du travail social, c'est-à-dire à analyser la rationalité humaine, les mécanismes humains, puisque précisément dans le travail social nous entendons intervenir là-dessus. Il s'agirait d'apprendre à analyser et formaliser la manière dont l'homme interagit avec le monde et les autres. En effet lelien social n'est pas un coup de baguette magique, un sens mystérieux qu'il conviendrait dechercher à décrypter sans outillage, sans savoir, sans références. J'ose espérer que ces auteurs entraîneront dans leur sillage de nombreux chercheurs, apprentis chercheurs, formateurs et étudiants, qui sortiront le service social de son actuelle absence d'ambition. »

Notes

(1) Editions érès, 2008.(2) Editions Ramsay, 2003.

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