Près de deux millions de personnes seraient concernées par l'inceste en France. Et plus d'une personne sur quatre connaîtrait au moins une victime d'inceste dans son entourage. Ces chiffres, très importants, vous semblent-ils conformes à la réalité ?
Les seules données objectives sont celles des affaires déjà judiciarisées ou ayant donné lieu à des plaintes. En ce qui concerne les études déclaratives, dans lesquelles on interroge des personnes pour savoir si elles ont été ou non victimes d'inceste ou si elles connaissent des victimes, il faut se méfier des extrapolations. On nous dit qu'une personne sur quatre connaît quelqu'un qui a été victime d'un inceste, mais cela ne prouve pas l'existence d'un nombre important de situations cachées. Dans une classe de collège ou de lycée, si un cas d'inceste vient à être dévoilé, les autres élèves l'apprennent. Cela fait déjà un trentaine depersonnes ayant connaissance d'une même situation. Bien évidemment, l'inceste est probablement plus fréquent qu'on ne le pensait il n'y a pas si longtemps, lorsqu'on ne parvenait pas à ouvrir les yeux sur les transgressions de cet interdit fondateur. Mais, aujourd'hui, il existe un message social fort qui vise à inciter les victimes à parler. La sous-déclaration des situations d'inceste, qui représentait une réalité il y a vingt ans, me semble donc s'être considérablement réduite.
La loi définit-elle actuellement l'inceste ?
Le code pénal nous dit qu'est puni le viol, avec circonstance aggravante pour l'auteur s'il est un ascendant légitime, naturel ou adoptif ou toute autre personne ayant autorité sur la victime. Est également punie toute atteinte sexuelle exercée sans violence, contrainte, menace ni surprise par un majeur sur un mineur de 15 ans. Là aussi, le fait que l'auteur soit un ascendant constitue une circonstance aggravante. Mais le fait est que le mot « inceste » n'est pas utilisé par le législateur. D'ailleurs, l'acte en lui-même n'est pas interdit lorsqu'il s'agit d'adultes. J'ai ainsi eu à connaître des cas de pères et de filles majeures qui avaient des rapports sexuels, apparemment sans contrainte, ne tombant pas sous le coup de la loi. Il n'existe pas non plus de définition strictement médicale de l'inceste. J'interviens le plus souvent dans ces affaires dans le cadre d'une procédure judiciaire. Ce n'est donc pas moi qui qualifie les faits, mais la justice. Il me semble néanmoins que l'on peut définir l'inceste comme l'existence de relations sexuelles entre enfants et parents. L'inceste, c'est en effet d'abord une rupture de la continuité générationnelle. Qu'un père ou une mère ait des relations sexuelles avec son enfant constitue une perturbation profonde et pathogène de la relation éducative. Il me paraît donc justifié de signifier par une condamnation pénale qu'il s'agit d'un interdit social fort. En revanche, est-il pertinent de qualifier de la même façon l'agression sexuelle entre un frère et une soeur? Humainement et cliniquement, une relation sexuelle au sein de la fratrie m'apparaît de nature différente, même si elle reste condamnable. Mettre toutes les situations dans le même sac, comme semblent le faire les auteurs de la proposition de loi, ne me paraît pas pertinent d'un point de vue clinique.
Justement, que pensez-vous de l'idée centrale de la proposition de loi, consistant à inscrire l'inceste dans le code pénal en tant qu'élément constitutif des infractions de viol et d'agression sexuelle ?
Il faut éviter de compliquer les textes. Plus ils sont simples, mieux c'est. Je ne suis pas opposé à une éventuelle sursignification juridique de l'inceste mais, en tant que praticien, thérapeute et expert, je n'ai jamais éprouvé dans ma pratique, depuis vingt-cinq ans, de frustration ou de manque à cet égard par rapport aux textes existants. L'inceste, même s'il n'est pas défini en tant que tel, est déjà puni sur le plan pénal. La proposition entend souligner l'attitude transgressive d'hommes ou de femmes en position maternante ou paternante envers leur enfant. Il s'agit d'un choix social symbolique, et je ne vois pas pourquoi je m'y opposerais. Mais en tant que clinicien, je n'en sens pas la nécessité absolue.
Les auteurs de la proposition expliquent que cela permettrait, entre autres, aux victimes de se reconstruire plus aisément. Voire aux agresseurs de mieux comprendre la portée de leur acte...
La manière de formuler les faits peut bien sûr avoir un effet sur l'évolution des personnes. Si le mot a une force, il aura sans doute un impact sur la façon dont les victimes appréhenderont l'attitude de la société envers celui qui les a agressées. Mais il ne faut pas abuser de cette symbolique. On a beaucoup dit que les victimes avaient besoin du temps du procès pour se reconstruire. Ce n'est que partiellement vrai. Les choses sont, comme souvent, plus complexes qu'il n'y paraît. Quant aux auteurs, il est vrai que la justice, actuellement, ne formule pas à leur encontre d'accusation d'« inceste ». Mais, pour prendre l'exemple de l'équipe que je dirige, nous organisons des groupes de parole destinés aux « pères incestueux ». Dans la pratique, le mot est donc déjà renvoyé aux auteurs des abus. L'insérer dans le code pénal ne constituera qu'un renfort symbolique et sémantique.
Ce texte permettrait également, selon ses promoteurs, d'évacuer la question du consentement de la victime mineure dès lors qu'il s'agit d'une atteinte sexuelle de nature incestueuse. Qu'en pensez-vous ?
C'est un argument qui se tient, dans la mesure où les textes actuels parlent d'atteinte sexuelle exercée par un majeur sans violence, contrainte, menace ni surprise. Ce qui laisse planer un doute quant à un possible consentement du mineur. Le texte proposé supprime le problème en qualifiant directement les faits d'inceste ou de relation incestueuse. Encore une fois, si des juristes estiment que c'est plus clair, plus explicite, plus simple, je n'y vois aucun inconvénient. Au-delà du toilettage des textes, désigner en tant qu'inceste tout acte sexuel commis sur un mineur par un ascendant possède d'ailleurs une portée symbolique intéressante. L'impact social du rappel de cet interdit me paraît intéressant et l'expression de sa symbolique peut en être renforcée. Mais l'ancienne formulation ne me posait aucun problème dans mon quotidien d'expert ou de praticien. Et le texte soumis aux députés ne révolutionnera pas les pratiques de la justice et des équipes thérapeutiques qui accompagnent les victimes et les auteurs.
Dans la proposition de loi, il est question de renforcer le dépistage et la prévention de l'inceste, jugés insuffisants. Est-ce aussi une nécessité pour vous ?
Le champ psycholégal s'est développé progressivement et mérite en effet d'être renforcé, en mettant l'accent sur la prise en charge des victimes et des auteurs ainsi que sur la prévention. La principale priorité en la matière consiste à permettre aux professionnels de première ligne - travailleurs sociaux, médecins ou encore psychologues- de progresser dans la démarche allant du dépistage d'une situation d'inceste, domaine dans lequel ils se sont beaucoup améliorés, à son évaluation. Or, sur ce dernier point, la France est en retard par rapport à d'autres pays. L'autre priorité consiste à essayer de toucher ceux et celles qui, au sein des familles, sont au courant des situations d'inceste mais ne les dévoilent pas. Pourquoi le silence règne-t-il dans ces familles? Si l'on ne se pose pas la question, on ne pourra pas développer toute la palette de la prévention. En France, on a trop tendance à vouloir frapper fort en considérant l'auteur des faits comme une espèce d'incarnation du mal, qu'il faut extirper à tout prix de la famille. Mais les choses sont rarement si simples. Certaines victimes n'en finissent pas de détester le parent qui les a abusées, alors que d'autres ont une position plus contrastée. Elles disent: «Je lui en veux pour ça, mais c'est quand même mon père. » L'intelligence sociale consisterait donc à développer un message répressif mais aussi facilitateur du dévoilement. Pour que les gens parlent, il faut leur faire comprendre qu'ils seront entendus et accompagnés dans la restauration de la structure familiale, lorsque c'est possible. Car même si cela peut paraître choquant à certains, il est possible, parfois, que les gens continuent à vivre ensemble. Je ne dis pas que c'est souhaitable, mais c'est la réalité psychoaffective de certaines familles.
Roland Coutanceau est psychiatre des hôpitaux, chargé d'enseignement en psychiatrie légale, expert auprès des tribunaux et responsable d'une consultation spécialisée pour victimes et auteurs de violences sexuelles. Président de la Ligue française pour la santé mentale, il est par ailleurs l'auteur d'un rapport ministériel sur les violences conjugales (2006) et a publié Vivre après l'inceste, haïr ou pardonner ? (Ed. Desclée De Brouwer, 2004).