«Les pratiques éducatives dont les enfants et les adolescents sont destinataires sont partiellement déterminées par l'identité sexuelle des acteurs en présence. Selon qu'on est homme ou femme et que l'on s'adresse tendrement à un jeune garçon ou à une jeune fille, on ne sera pas regardé de la même manière. L'interdit de la pédophilie viendra crisper les élans spontanés de tendresse de la part des éducateurs vers les jeunes enfants. Admettons cependant que dans tout établissement du secteur de la protection de l'enfance s'exprime un certain érotisme dans les rapports professionnels, provenant de l'alchimie de la rencontre entre deux acteurs, un enfant ou un adolescent et son éducateur(trice). Lorsqu'un jeune homme fait du charme à son éducatrice pour obtenir d'elle une faveur, il ne fait aucun doute à ce moment-là de l'existence d'un processus de séduction en cours entre les deux acteurs dont l'un est l'émetteur et l'autre le destinataire. Ce phénomène d'érotisation des rapports ne s'exprime pas exclusivement par l'entreprise de séduction dont il est la forme la plus achevée et la plus visible : il peut avoir bien d'autres modes d'expression. L'agressivité verbale ou physique par exemple, les jeux physiques, les sourires dirigés vers un destinataire sont d'autres formes d'expression de cette sensualité brute constitutive des actes professionnels.
Concernant l'acte de séduction, Pierre Sansot nous alerte sur la nécessité «de ne pas confondre le souci de plaire avec la volonté de séduire. Il y a dans cette dernière la tentation de capturer autrui et au fond de l'asservir au terme de manoeuvres plus ou moins longues. La personne désireuse de plaire tout simplement le fait au gré des circonstances et oublie assez vite de se demander si ses efforts furent ou non couronnés de succès» (1).
Je voudrais aborder ici une question essentielle dans l'exercice de la prise en charge éducative des enfants au quotidien dans les établissements : celle de l'impact de l'identité sexuelle des acteurs sur les rapports professionnels dans lesquels ils sont engagés. Les éducateurs comme les usagers sont des êtres sexués, dont la sexualité s'exprime sous différentes formes. Le problème est que cette sexualité, cet érotisme, contenus dans les rapports professionnels semblerait être tus ou très peu discutés dans les réunions d'équipe. Les causes de ce refoulement sont faciles à comprendre. Le processus de séduction, lorsqu'il est activé, embarrasse le professionnel car il a du mal à y répondre, à aménager une réponse sur le même registre ou à médiatiser sa réponse. Ce sujet est tabou, comme l'est la charge émotionnelle des actes professionnels (2), et les équipes éducatives ont du mal à problématiser cette question. Admettre son existence, c'est admettre que notre sexualité peut gouverner nos réactions. C'est se placer dans une position provisoirement vulnérable, incompatible avec l'idéologie dominante de la maîtrise émotionnelle des situations qui constitue, reconnaissons-le, une des expressions fortes de la professionnalité de l'éducateur.
Certes, le sujet est souvent évoqué dans certaines réunions d'équipe mais de façon unilatérale : «Ce gamin-là me fait du charme.» Mais comment l'éducatrice reçoit-elle la tentative de séduction d'un adolescent, comment répond-elle à ce signe fort qui lui est adressé ? Car l'enjeu éducatif dépasse la réponse strictement sexuelle. N'est-il pas d'aider à la socialisation des pulsions érotiques ? Les ignorer, c'est rejeter la personne en son entier qui n'a pas d'autre moyen de se faire reconnaître de l'autre. La communication érotique semble être alors un mode d'expression imposé plutôt que choisi. Reconnaître la volonté de séduction chez un adolescent ou chez un jeune enfant, c'est le reconnaître pleinement dans son humanité, au coeur de son identité. Bien entendu, l'enfant ou l'adolescent à ce moment est en quête de reconnaissance de sa personne. Ce qui abuse l'adulte, c'est la confusion des codes qu'entretient l'adolescent dans sa communication avec lui. L'enfant utilise son sex appeal comme un langage nouveau, un mode d'expression de soi qu'il expérimente et qui fonctionne à ce moment-là de son développement comme un marqueur identitaire. L'adulte, lui, reçoit ce message comme une tentative directe de séduction qui lui est adressée.
Un collègue éducateur m'a raconté une expérience qu'il a vécue auprès de jeunes femmes prostituées ou en danger de l'être. Il gérait une pension à Marseille où elles étaient hébergées en échange d'une participation financière symbolique. Par le fait de sa fonction de gérant, l'éducateur partageait leur vie quotidienne. Lors de sa prise de fonctions, il avait été choqué de les voir se promener devant lui en tenue légère et quasi indécente. Il décida d'intervenir et il le fit à ses yeux d'une façon un peu maladroite qu'il voulait néanmoins courtoise : «Vous savez, Mesdemoiselles, vous êtes très jolies et je ne suis pas fait de bois... Je vous demanderai de cesser de vous promener devant moi en robe de chambre.» Les jours suivants, il put remarquer que les jeunes femmes portaient devant lui des tenues décentes, et dans le mois qui suivit, qu'elles s'étaient rapprochées de lui, certaines s'ouvraient même à lui de l'attitude qu'elles jugeaient ambiguë de certains de ses collègues masculins. Elles lui faisaient désormais confiance parce qu'il avait su reconnaître leur pouvoir de séduction, donc leur personne à part entière, et, sans les rejeter, les avait mises à distance en énonçant la norme réglementant les relations entre les sexes en société. De ce fait, il a socialisé ces échanges en les faisant passer de l'ordre du symbolique dans la réalité sociale, en les inscrivant dans la sociabilité du lieu.
La question de l'érotisation des échanges professionnels ou celle de la sexualisation des actes éducatifs semble embarrasser les équipes éducatives. Elles paraissent ne pouvoir la traiter que de façon unilatérale, tel un message dont elles accuseraient réception et auquel elles feindraient de répondre. Cet élan érotique qui s'adresse à une éducatrice ou à un éducateur pendant l'exercice de son travail est gênant sans doute car il neutralise par sa nature le professionnel. Celui-ci tend à l'esquiver par une parade en la refoulant, refusant donc d'expliquer l'effet concret que l'acte de séduction opère sur lui sur le plan émotionnel. Cette question est ainsi évacuée. N'étant pas nommée, elle n'a pas d'existence symbolique, que lui conférerait le langage, ni de place dans la réalité des rapports sociaux.
Certains établissements du secteur médico-social semblent peiner à être ce lieu d'expression sur l'érotisme des relations éducatives. Ils ne peuvent donc remplir tout à fait leur fonction de socialisation. En effet, n'est-ce pas en médiatisant ces pulsions érotiques par le langage que l'on aide les jeunes à découvrir les conventions régissant les relations entre hommes et femmes au sein d'une communauté humaine ?
En évitant d'inscrire ces tensions érotiques, brutales, compulsives dans un échange socialisé, les équipes éducatives et leur institution prennent le risque d'entretenir la violence des rapports entre les adultes et la communauté des enfants.
Il arrive quelquefois que cette reconnaissance symbolique ait lieu entre un jeune homme ou une jeune femme et son éducatrice ou son éducateur. Le fait qu'elle reste implicite, non rapportée en public, renseigne sur la pudeur des deux acteurs et sur leur volonté à considérer ce fait d'abord comme une affaire privée. Nous ne pourrions en faire reproche. Il existe des modes de communication sophistiqués par lesquels l'éducateur et l'enfant se livrent à des tentatives réciproques de séduction : «Je te fais du charme, et tu me réponds sur le même registre. La chose est entendue entre nous, et nous pouvons ainsi continuer à nous amuser.» En utilisant la fibre érotique comme principal canal de communication, l'éducatrice ou l'éducateur comprend que le message qu'il a reçu ne doit pas être strictement décodé à des fins de conquête sexuelle. Aussi le message qu'il lui envoie s'adresse-t-il d'abord à la quête de reconnaissance de l'adolescent(e). Stéphane Eisenlohr, psychologue à la Maison d'enfants de Bois-Fleuri à Marseille avec qui j'ai préparé cet article, estime donc que «cette reconnaissance symbolique de leur pouvoir mutuel d'attraction prévient le passage à l'acte sexuel et socialise de fait ces échanges. Cela devient immédiatement constitutif de la relation.»
De nombreux obstacles rendent la socialisation des pulsions érotiques difficile, dont le premier est épistémologique et renvoie à l'incapacité qu'éprouvent parfois les travailleurs sociaux à bâtir une démarche scientifique de rupture avec leur sens commun (les idéologies dominantes sur l'identité et la professionnalité de leur métier). Comment pourrait-il en être autrement puisque leur formation ne répond pas à des exigences de ce type mais à une vocation de formation professionnelle par l'apprentissage des compétences des métiers du social ?
Le second obstacle renvoie à la difficulté de faire d'une question privée au premier abord un débat professionnel. Le troisième renvoie à l'identité d'une profession d'éducateur qui fonde son image sur sa capacité de maîtrise émotionnelle. L'évolution de leur métier a fait entrer les éducateurs dans une approche techniciste de leur fonction, par laquelle ils revendiquent l'établissement d'une certaine distance relationnelle avec les usagers comme preuve d'un nouveau professionnalisme auquel ils tiennent. »
Contact :
(1) In La beauté m'insupporte - Ed. Manuels Payot, 2004.
(2) « Le paradigme de la distance éducative » - Serge Allemand - Lien social n° 877 du 20 mars 2008.