Vous utilisez le terme « exilé » de préférence à ceux de « réfugié » ou de « migrant ». Pour quelle raison ?
Essentiellement pour une raison méthodologique, afin de ne pas préjuger de la catégorie dans laquelle l'exilé est placé. On parle de « réfugiés », de « faux réfugiés », de « clandestins », de « demandeurs d'asile », de « migrants », de « sans-papiers »... et j'en oublie. Mais ce sont souvent les mêmes personnes que l'on retrouve successivement dans chacune de ces catégories au cours d'un parcours de vie. Toute cette terminologie correspond à des classifications administratives, sociologiques ou médiatiques connotées politiquement. Et je souhaitais m'en distancier.
Qu'est-ce qui différencie le droit d'asile du droit de l'asile ?
C'est une distinction fondamentale pour comprendre ce qui se joue. Le droit d'asile est une valeur, un principe qui se réactualise au fil de l'Histoire. Il est, par exemple, formulé dans les articles 13 et 14 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948. Le droit de l'asile est un ensemble de normes, de conventions internationales, de lois, de textes qui organisent la mise en oeuvre du droit d'asile. Or c'est là qu'intervient ce que j'appelle le « grand retournement du droit de l'asile ». Celui-ci est censé protéger ceux qui fuient une persécution, mais il produit exactement l'inverse. En refusant le titre de « réfugiés » à la quasi-totalité des demandeurs d'asile, ce droit ne protège plus personne. Bien plus, il menace les persécutés en les disqualifiant aux yeux de l'opinion publique. Paradoxalement, le droit de l'asile devient une menace pour les exilés.
A quoi attribuer ce « grand retournement » ?
Dans les années 1980, on avait construit un modèle d'interprétation intellectuel, dans lequel la date de 1974 était considérée comme le Big Bang initial des politiques antimigratoires. En effet, la fermeture des frontières en France date de juin 1974. Mais ce que nous montrent les derniers travaux sur le sujet, c'est que, bien avant le choc pétrolier de 1973, l'ensemble des systèmes bureaucratiques s'étaient déjà transformés, avant de s'exprimer dans la fenêtre d'opportunité des années 1974 et suivantes. L'enjeu est considérable. Si l'on place le début du durcissement des politiques migratoires après le premier choc pétrolier, on a tendance à le corréler avec la crise économique et la montée du chômage. On impute alors la charge de ce durcissement aux classes populaires, qui subiraient la concurrence des migrants sur le marché du travail. Mais, à l'inverse, si l'on admet que ce durcissement a commencé dès les années 1960, c'est-à-dire bien avant le début des problèmes d'emploi, l'origine du phénomène apparaît essentiellement technocratique et élitaire.
A quel moment s'est produit ce « grand retournement » ?
Il s'est amorcé dès la rédaction initiale de la convention de Genève relative au statut des réfugiés, entre 1949 et 1951. Le contexte diplomatique de l'époque a fait prévaloir l'intérêt de la souveraineté des Etats sur celui des personnes exilées, en pensant le droit de l'asile comme une simple dérogation au principe général de fermeture des frontières. C'était très peu visible dans les années 1950 et 1960, avec des taux de rejet des demandes d'asile proches de 15 %. Mais dès les années 1970 ces taux ont commencé à s'élever. Au milieu des années 1980, en France, ils atteignaient 90 % pour les populations africaines. Et il s'est passé la même chose dans la plupart des pays de l'Union européenne, qui se situent tous aujourd'hui entre 90 % et 95 %. Il ne faut pas rêver. Ce grand retournement s'est construit en cinquante ans, il en faudra à peu près autant pour l'inverser.
Vous expliquez qu'il s'agit du produit d'une « xénophobie de gouvernement » mise en oeuvre par la technocratie. Que voulez-vous dire ?
Ce que l'on désigne par « technocratie » est l'exercice d'un pouvoir de fonctionnaires sur la base d'une compétence spécialisée. Dans les années 1960, avec la décolonisation, tous les fonctionnaires en place dans les anciennes colonies reviennent en métropole. Ils vont se concentrer massivement dans deux secteurs de l'appareil d'Etat: les Affaires sociales et l'Intérieur. Ils intègrent notamment la direction de la population et des migrations, créée en 1966, car ils sont réputés disposer d'une compétence particulière dans la connaissance de l'« indigène ». Ces anciens fonctionnaires coloniaux importent donc dans les politiques publiques, très en amont de 1974, une perception des immigrés - notamment les Algériens, qui sont 1,5million en métropole- fortement marquée par la culture coloniale, avec un certain mépris et une frustration liée à la perte des territoires. Cette xénophobie de gouvernement, contrairement à la xénophobie contestataire des partis d'extrême-droite, n'utilise ni la provocation ni les injures mais des modalités beaucoup plus policées pour désigner l'étranger comme une menace. On peut en effet construire l'étranger comme un problème uniquement à travers des lois, des décrets, des circulaires...
Mais quel serait l'objectif recherché ?
Une interprétation classique consiste à dire qu'il s'agit de détourner le mécontentement populaire vers un bouc émissaire commode. Sans doute, mais je crois qu'il s'agit surtout d'un phénomène de l'ordre de l'inintentionnel, de l'impensé. Les grandes transformations historiques qui traversent des populations peuvent difficilement être réduites à un complot ou à une approche partisane. Il s'agit de mutations de fond de la culture politique. Ce qui, d'une certaine façon, est encore plus inquiétant. A certains moments de l'Histoire, des populations ont ainsi cru très fermement que les Juifs posaient un problème à la société.
Vous n'êtes pas tendre avec les associations intervenant dans le domaine du droit d'asile. Que leur reprochez-vous ?
Je suis au contraire plutôt proche des associations d'aide aux migrants, mais il est vrai que, du côté de celles qui s'occupent des demandeurs d'asile, il y a eu une transformation mal maîtrisée politiquement et intellectuellement. Dans les années 1970 et 1980, elles étaient essentiellement militantes. Puis elles ont commencé à fonctionner grâce à des financements publics et, à mesure que ceux-ci augmentaient, on les a vues changer, avec moins de bénévoles et de militants et plus de professionnels. Jusqu'au moment où la structure administrative a pris le pas sur l'assemblée générale. Avec cette forte dépendance aux subventions publiques, elles sont devenues des instruments des politiques d'action sociale et se retrouvent maintenant sur des positions extrêmement éloignées de celles qu'elles défendaient vingt ans plus tôt.
En quoi votre expérience de juge de la demande d'asile, de 2001 à 2004, a-t-elle nourri votre analyse ?
La conviction que je tire de cette expérience, mais aussi de mes recherches, est qu'on ne peut pas savoir qui sont les exilés, car il n'existe pas de critères objectifs ou de définition claire du réfugié en termes de droit. La convention de Genève, la clé de voûte du système, comporte des trous gigantesques. Par exemple, qu'est-ce qu'une persécution? Est-ce une torture morale ou physique, une menace de mort, une simple lettre anonyme, la présence d'un policier en face de chez soi ? Un autre enseignement que je tire de cette expérience est que le juge se trouve nécessairement dans une position contrainte. Quand j'ai commencé, en 2001, le taux de rejet était déjà de 80 %. Si j'avais essayé de le faire baisser durablement, je me serais retrouvé marginalisé et sans crédibilité. On ne peut échapper au contexte, si héroïque soit-on, car le quota est d'abord dans les têtes. A mon avis, cette pression inconsciente est d'ailleurs le facteur principal de la pérennité des taux de rejet des demandes d'asile.
Vous décrivez également un phénomène massif d'externalisation des exilés aux frontières de l'Europe...
Pour le coup, il s'agit d'une stratégie de politique publique intentionnelle. Elle date de la fin des années 1990 et vise à construire une frontière commune en fermant les accès au territoire européen. Pour cela, on amène des pays limitrophes à développer des systèmes proches du nôtre. La demande d'asile est ainsi rejetée très en amont du territoire européen, et le travail de police sous-traité à ces pays. Je connais bien le cas du Maroc. Avant les années 1990, on n'y comptait pas plus de 300réfugiés statutaires. Aujourd'hui, il enregistre plusieurs dizaines de milliers de demandes d'asile par an. Il s'agit d'exilés qui ne souhaitent pas s'y installer, mais veulent aller en Europe et se retrouvent bloqués là. Cela entraîne le développement d'un appareil policier brutal financé par l'Union européenne et l'organisation de rafles avec reconduites à la frontière, notamment vers l'Algérie. C'est en ce sens que je parle d'un « empire du rejet ».
Jérôme Valluy est enseignant en sciences politiques à l'université Panthéon-Sorbonne (Paris-I). Coanimateur du réseau scientifique Travaux, études, recherches sur les réfugiés et l'asile (TERRA), il a été, de 2001 à 2004, juge à la commission des recours des réfugiés. Il publie Rejet des exilés. Le grand retournement du droit de l'asile (Ed. du Croquant, 2009).