L'« Amerloque » raconte son histoire dans un souffle nerveux. Il se demande ce qu'il fait là. Il est si malheureux, lui qui déclare avoir tenu un restaurant sur la Côte d'Azur, puis en Floride - « le plus beau pays du monde ». Il cherche un moyen de se relancer dans la vie, et propose à ses interlocuteurs d'investir dans sa prochaine affaire. Mais, pour l'instant, il partage avec d'autres personnes sans abri la soupe distribuée par le bus du SAMU social, et dort chaque nuit dans un lit d'urgence. L'infirmier psychiatrique Jean-Pierre Grasselli l'écoute sans un mot. Il connaît son histoire, l'a vérifiée - « tout est vrai ». Diagnostic : « Cet homme est maniaco-dépressif. Il a toujours refusé d'être soigné, et il a dégringolé. » Le monde de la rue est peuplé de malades psychiatriques. Certains l'étaient avant de perdre leur logement, d'autres le sont devenus en raison de conditions de vie indignes. La plupart échappent au cadre de l'hôpital, le fuient même, parce qu'ils y ont parfois été soignés de force. A Toulon, ils sont suivis par Siloë, une interface psychiatrique comportant plusieurs niveaux d'intervention: des consultations psychiatriques quotidiennes, des permanences dans différents lieux d'accueil de la ville, une maraude (parfois organisée avec le SAMU social), un soutien spécialisé aux intervenants sociaux et un accès aux soins de ville ou hospitaliers.
Siloë est une structure originale parce que hybride, reliant l'hôpital et une association médico-sociale. D'un côté, le pôle psychiatrique du centre hospitalier intercommunal de Toulon - La-Seyne-sur-Mer met à la disposition de Siloë quatre infirmiers psychiatriques, un médecin psychiatre coordinateur et un autre à temps partiel. De l'autre, l'association Promo-soins (1) héberge l'interface dans ses locaux, au coeur de Toulon, et lui fournit une assistante sociale, une secrétaire à temps partiel, une psychologue et un coordinateur. Le nom Siloë fait référence à une scène biblique durant laquelle Jésus redonne la vue à un aveugle. Cette référence chrétienne renvoie aux origines de l'association Promo-soins, qui émane de l'Union diaconale du Var. Mais Siloë est aussi un symbole : « Nous voulons changer le regard, attirer l'attention de la psychiatrie sur le problème de l'exclusion », explique José Garcia, le directeur de Promo-soins.
Le projet a d'abord mûri au sein de l'association qui, depuis 1992, offre une prise en charge globale - médicale, psychologique et sociale - aux exclus du système de droit commun de santé. Son Espace santé Mirabeau propose aux personnes en difficulté des consultations de médecine générale et spécialisée, ainsi qu'un accompagnement social (2). Avant tout soin, un diagnostic social est en effet posé pour chaque personne accueillie. « A nos débuts, 60 % de la population qui venaient à nous possédaient un domicile, mais rencontraient des problèmes d'accès aux soins. Nous avons donc posé l'action sociale comme préalable aux soins, afin de régulariser les droits des usagers », explique José Garcia. Du côté médical, l'association s'appuie sur un réseau de 70 médecins bénévoles. « Mais, très rapidement, médecins et travailleurs sociaux se sont rendu compte qu'ils étaient confrontés à des problèmes psychologiques dépassant leurs compétences », se souvient le docteur Francis Beauchamp, ophtalmologue et président de l'association de 1992 à 2002. Promo-soins imagine alors un dispositif spécifique pour les personnes en souffrance psychique et présente son projet à la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS). Celle-ci accepte de le soutenir, à condition de le monter en partenariat avec les services psychiatriques de l'hôpital. « C'était exactement ce que nous souhaitions : créer un lien entre le social et le médical, associer le service public et le monde associatif dans un projet commun », précise José Garcia. Cependant, la collaboration entre le secteur hospitalier et l'univers associatif ne se fait pas sans mal : « Il a fallu défendre notre travail associatif, se souvient le docteur Beauchamp, se battre pour obtenir que Siloë soit en relation avec l'hôpital, mais sans en dépendre. Cela nous a pris des années. »
Siloë voit finalement le jour en 1998. L'objectif que se fixent le centre hospitalier intercommunal et l'association est « l'accès aux soins pour tous », y compris pour les personnes « exclues du système de soins » par absence de droits, méconnaissance des dispositifs d'aide social ou en raison d'un état physique, social et/ou culturel dégradé.
Premier niveau d'intervention : l'accueil et la consultation psychiatrique à l'espace Mirabeau. L'entretien initial se déroule avec Françoise Sauvecanne, assistante sociale : « Je prends une sorte de photographie de la personne. Je vérifie avec elle son état civil, sa situation sociale et ses droits médicaux. » « Quand on prend en charge une personne, il faut d'abord vérifier ses droits et avoir un oeil sur l'ensemble de la personne », précise José Garcia. Ceux qui le souhaitent peuvent ensuite rencontrer un infirmier psychiatrique et demander une consultation avec le médecin psychiatre présent tous les après-midi. L'an dernier, 322 personnes ont eu recours à cette consultation. Siloë est désormais une étape connue dans l'errance des sans-domicile fixe, qui y trouvent une écoute et un suivi sans contraintes. « Pendant quatre mois, un patient refusait toute consultation. Il acceptait seulement de discuter dans la cour, en prenant un café et en fumant une cigarette. A force de patience, il a fini par entrer dans mon cabinet », raconte Philippe Fonfrède, le psychiatre chargé de la consultation. « Nous ne sommes pas directifs, ajoute-t-il. Avant tout soin, nous cherchons à créer un lien. Il faut «dépersécuter» les patients. »
A la consultation de Siloë, l'approche médicale est radicalement différente de celle de l'hôpital, « où l'on ne voit ces malades qu'en cas de troubles à l'ordre public - ils nous sont alors amenés par les forces de l'ordre », explique Jean-Paul Courcelles, médecin psychiatre, chef de service de secteur à l'hôpital de Toulon et coordinateur de Siloë depuis sa création. Il est convaincu de la pertinence médicale de ce dispositif : « Les personnes ayant des troubles psychiatriques sont beaucoup plus susceptibles de se désocialiser. Et, avec la montée de la précarité, leur situation s'aggrave. Il fallait inventer pour ces publics un abord aux soins différent. Cela permet d'éviter les hospitalisations aux urgences sous contraintes. Même mes collègues les plus hostiles à ce projet le reconnaissent. » Jean-Paul Courcelles admet pourtant se sentir parfois un peu seul. « C'est vrai que la psychiatrie n'a pas une oreille très attentive à l'exclusion. Car ces patients ne sont pas valorisants. Ils n'entrent dans aucun cadre. Suivant le système de la tarification à l'activité, ils ne sont pas rentables ! Et à peine sont-ils soignés qu'ils fuient l'hôpital. On passe notre temps à leur courir après. »
Pour venir en aide à ces patients, il faut aller vers eux, là où ils se trouvent. C'est le deuxième niveau d'intervention, les quatre infirmiers psychiatriques et la psychologue de Siloë travaillant de manière itinérante, dans le cadre d'une maraude et lors de permanences au sein des associations toulonnaises de lutte contre l'exclusion. Pour ces dernières, ils jouent un rôle indispensable de lien avec l'hôpital et facilitent la communication avec les soignants. Illustration, en cette fin de matinée de mars, chez Les Amis de Jéricho, un accueil de jour historique de la ville. Il y a foule dans le grand hall. Beaucoup jouent aux cartes, d'autres boivent un café offert par les bénévoles. Au beau milieu, à la fois présentes et discrètes, Chantal Haution et Céline Foucault, respectivement infirmière et psychologue de Siloë, prennent des nouvelles, écoutent, évaluent l'état psychologique ou psychiatrique des uns et des autres. Elles viennent ici deux fois par mois environ et, de plus, Céline Foucault participe une fois par semaine à une randonnée pédestre organisée par Les Amis de Jéricho. « Parfois, la première demande de soutien psychologique est formulée par les personnes dans le cadre de cette randonnée, explique la psychologue. Mais elles peuvent mettre quelques années, le temps d'établir une relation de confiance, avant de prendre rendez-vous avec moi. »
Pour Karim Bouzar, le directeur des Amis de Jéricho, l'appui psychiatrique fourni par l'équipe de Siloë est une nécessité. « Une grande partie du public que nous recevons souffre de problèmes de santé mentale. Avant la création de Siloë, il fallait trois à quatre mois pour obtenir un rendez-vous auprès du centre médico-psychologique. Pendant ce temps, l'état des personnes se détériorait. Aujourd'hui, ce travail en partenariat aide à mieux identifier et à mieux prendre en charge les personnes atteintes de troubles. » Les échanges entre les travailleurs sociaux des Amis de Jéricho et les infirmiers de Siloë sont permanents. « Nous leur signalons régulièrement des personnes en souffrance, nous discutons avec eux des cas les plus difficiles. Ils nous conseillent, nous aident », souligne Estelle Martinez, assistante sociale de l'accueil de jour.
Ce travail en réseau s'est construit pas à pas. José Garcia, le directeur de Promo-soins et coordinateur de Siloë, se souvient des premiers temps : « Les travailleurs sociaux nous appelaient en urgence, face à une situation de crise. Mais nous ne sommes pas un SAMU psychiatrique. Nous effectuons au contraire un travail de suivi. Il nous a donc fallu informer les travailleurs sociaux sur nos missions et nos compétences, les sensibiliser aux maladies mentales. » Siloë organise une réunion mensuelle avec ses partenaires. La communication passe aussi de manière plus informelle, au jour le jour. D'autant plus indispensable que le public des exclus identifie souvent mal ses interlocuteurs et tend à adresser ses demandes aux mauvaises personnes. « Les usagers confient parfois aux infirmiers leurs problèmes de logement, de droits. Puis ils me parlent de leurs problèmes de traitements, de leurs malaises », explique Françoise Sauvecanne, l'assistante sociale. Celle-ci n'est cependant pas totalement démunie face à l'expression de ces souffrances. « Au cours de ma formation, poursuit-elle, j'ai suivi un module consacré à la psychiatrie. Mais ce n'est qu'une base théorique. Avec l'expérience, j'ai appris à reconnaître les signes d'un problème psychiatrique. »
Chacun, dans cette équipe à la fois sociale et médicale, s'efforce cependant de s'en tenir à son rôle. L'infirmière Chantal Haution se montre d'ailleurs prudente devant le ressenti des travailleurs sociaux : « Ils confondent souvent la souffrance psychique - bien normale quand on vit à la rue - et la maladie mentale. » Pour leur part, les infirmiers peuvent avoir du mal à prendre du recul envers les réalités sociales difficiles. Irène Luciani, infirmière, travaille depuis quatre mois seulement à Promo-soins et admet être « éprouvée » par les situations qu'elle rencontre. « Ce n'est pas à nous de répondre aux demandes sociales », rappelle, pour sa part, Jean-Pierre Grasselli, l'infirmier le plus expérimenté de la structure. Les infirmiers psychiatriques sont avant tout chargés de repérer les personnes à la rue atteintes de troubles mentaux, de créer un lien avec elles afin de les orienter d'abord vers l'assistante sociale, puis vers la consultation du docteur Philippe Fonfrède, présent à mi-temps sur Siloë, qui essaie, si nécessaire, de les réintégrer dans le circuit psychiatrique classique. Quant à la psychologue, Céline Foucault, elle joue un rôle transversal entre le médical et le social : « Je ne prescris pas de médicaments. Mon champ d'intervention ne se limite pas à des pathologies mentales avérées. J'accompagne, je soutiens toute personne, quelle que soit sa souffrance psychique. »
Un autre lieu régulièrement fréquenté par l'équipe de Siloë est le centre d'hébergement et de réinsertion sociale Etape Fatima. Jean-Pierre Grasselli s'y rend chaque mercredi. Ce jour-là, il reçoit un malade alcoolique qui avait toujours refusé de se soigner. Mais un récent passage à tabac semble avoir provoqué une prise de conscience, et il a demandé à voir l'infirmier psychiatrique. Etape Fatima est un ancien asile de nuit qui accepte les personnes les plus en difficulté. « Nous essayons de nous rapprocher de la réalité du public des sans-domicile fixe, explique Brice Huré, assistant social de la structure. Sur 23 lits de stabilisation, la plupart sont occupés par des personnes atteintes de troubles addictifs - alcooliques et toxicomanes - ou des malades mentaux avérés. » Pour lui aussi, l'interface joue un rôle indispensable. « Quand nous appelons Siloë au secours, ils nous prennent au sérieux, car ils nous connaissent. Ce sont eux qui prennent ensuite contact avec l'hôpital. Et ils sont entendus », confirme Brice Huré, qui se montre en revanche assez critique sur l'hôpital : « La parole des travailleurs sociaux n'est pas considérée par le monde médical. Quand nous demandons des informations sur l'usager, on nous oppose le secret médical. Pourtant, la loi de 2002 met bien l'usager au coeur du dispositif et rend possible le secret partagé. Aujourd'hui, combien de services médicaux prennent des décisions sans aucune concertation avec les acteurs sociaux ? Résultat : des personnes sortent de cure alcoolique sans aucun accompagnement et retombent à la rue, au milieu d'autres alcooliques. »
Un constat que partage Jean-Pierre Grasselli. Avant de rejoindre Siloë, il a longtemps travaillé dans le secteur hospitalier et a vu les lits psychiatriques fermer les uns après les autres : « La fonction asilaire de l'hôpital a été supprimée. Ce n'est pas forcément une mauvaise chose. Mais il n'y pas eu de solutions alternatives. Aujourd'hui, les personnes souffrant de maladies mentales sont bien souvent dans la rue. » Et face à eux, les travailleurs sociaux sont le plus souvent démunis. « Mes collègues assistants sociaux me disent que j'ai de la chance de travailler auprès de psychiatres et d'infirmiers. Car ils ont une grande attente d'expertise médicale », constate Françoise Sauvecanne.
Revers de la médaille : « On a parfois le sentiment d'être un peu livrés à nous-mêmes, observe Chantal Haution. Et nos collègues de l'hôpital ne mesurent pas la difficulté de notre travail. A l'intérieur d'un service, c'est bien plus structuré... » Un constat qui rend soucieux José Garcia, le directeur de Promo-soins : « Le savoir-faire de cette équipe n'est pas suffisamment connu et valorisé. Et ils sont tellement pris par le quotidien ! » Autre motif d'inquiétude : la pérennité du dispositif n'est pas assurée. Car si Siloë a prouvé son utilité, son existence reste suspendue à la bonne volonté de ses partenaires, en premier lieu de l'hôpital. « En cas de restriction budgétaire, celui-ci voudra récupérer le médecin et les infirmiers de Siloë », déplore par avance le docteur Courcelles. Pourtant, au sein de l'équipe, tous reconnaissent que cette pratique atypique de la psychiatrie a modifié leur regard sur leur discipline, les a enrichis professionnellement. « On voit vivre les malades en dehors de l'hôpital, explique le médecin coordinateur, et on réalise qu'ils sont capables de s'adapter. » Même aux effroyables conditions de vie dans la rue... Ce qui ne va pas sans poser des problèmes éthiques aux médecins, telle Martine Timsit-Berthier, neuropsychiatre retraitée, qui continue d'offrir bénévolement ses services au profit de l'interface psychiatrique. « A mes débuts à Siloë, je pensais que de telles conditions de vie ne pouvaient pas subsister dans notre pays. Et qu'il était cynique d'apporter une aide médicale à ces populations, plutôt que d'oeuvrer à leur fournir des conditions de vie décentes. Pourtant les nouvelles lois poussent à développer ces structures innovantes, car il y a de moins en moins de psychiatres, et toujours plus de personnes en situation de précarité. » Malgré ce constat pessimiste, le contact avec cette population l'a bouleversée : « Les savoirs psychiatriques que j'ai reçus, et que j'ai transmis à mon tour, ne permettent pas de cerner ces personnes. La plupart n'ont pas de traitement. Certaines sont dans un état que je ne pensais plus revoir dans un pays développé. Mais ces gens ont une telle force de vie ! Ils ont refusé le cadre de la psychiatrie. Ce sont eux qui décident de venir nous voir, et ils le font librement. »
(1) Association Promo-soins : Espace santé Mirabeau - Impasse Mirabeau - 83200 Toulon - Tél. 04 94 91 50 10 -
(2) Promos-soins gère aussi des lits haltes soins santé à Toulon. Des associations Promo-soins existent également à Draguignan et à Fréjus - Saint-Raphaël.